DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ANECDOTE - Lettre de M. de Voltaire

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A comme ANECDOTE,

 

LETTRE DE M. DE VOLTAIRE SUR PLUSIEURS ANECDOTES.

 

 

 

 

 

         Nous croyons devoir terminer cet article des Anecdotes par une lettre de M. de Voltaire à M. Damilaville, philosophe intrépide, et qui seconda plus que personne son ami M. de Voltaire dans la catastrophe mémorable des Calas et des Sirven. Nous prenons cette occasion de célébrer autant qu’il est en nous la mémoire de ce citoyen, qui dans une vie obscure a montré des vertus qu’on ne rencontre guère dans le grand monde. Il faisait le bien pour le bien même, fuyant les hommes brillants, et servant les malheureux avec le zèle de l’enthousiasme. Jamais homme n’eut plus de courage dans l’adversité et à la mort. Il était l’ami intime de M. de Voltaire et de M. Diderot. Voici la lettre en question :

 

 

Au château de Ferney, 7 Mai 1762.

 

         […) « Par quel hasard s’est-il pu faire, mon cher ami, que vous ayez lu quelques feuilles de l’Année littéraire de maître Aliboron ? chez qui avez-vous trouvé ces rapsodies ? il me semble que vous ne voyez pas d’ordinaire mauvaise compagnie. Le monde est inondé des sottises de ces folliculaires qui mordent parce qu’ils ont faim, et qui gagnent leur pain à dire de plates injures.

 

         Ce pauvre Fréron (1) à ce que j’ai ouï dire, est comme les gueuses des rues de Paris, qu’on tolère quelque temps pour le service des jeunes gens désœuvrés, qu’on renferme à l’hôpital trois ou quatre fois par an, et qui en sortent pour reprendre leur premier métier.

 

         J’ai lu les feuilles que vous m’avez envoyées. Je ne suis pas étonné que maître Aliboron crie un peu sous les coups de fouet que je lui ai donnés. Depuis que je me suis amusé à immoler ce polisson à la risée publique sur tous les théâtres de l’Europe, il est juste qu’il se plaigne un peu. Je ne l’ai jamais vu, Dieu merci. Il m’écrivit une grande lettre, il y a environ vingt ans. J’avais entendu parler de ses mœurs, et, par conséquent, je ne lui fit point de réponse. Voilà l’origine de toutes les calomnies qu’on dit qu’il débita contre moi dans ses feuilles. Il faut le laisser faire ; les gens condamnés par leurs juges ont permission de leur dire des injures.

 

         Je ne sais ce que c’est qu’une comédie italienne qu’il m’impute, intitulée : Quand me mariera-t-on (2) ? Voilà la première fois que j’en ai entendu parler. C’est un mensonge absurde. Dieu a voulu que j’aie fait des pièces de théâtre pour mes péchés ; mais je n’ai jamais fait de farce italienne. Rayez cela de vos anecdotes.

 

         Je ne sais comment une lettre que j’écrivis à milord Littleton et sa réponse sont tombées entre les mains de ce Fréron ; mais je puis vous assurer qu’elles sont toutes deux entièrement falsifiées. Jugez-en, je vous en envoie les originaux.

 

         Ces messieurs les folliculaires ressemblent assez aux chiffonniers qui vont ramassant des ordures pour faire du papier.

 

Ne voilà-t-il pas encore une belle anecdote, et bien digne du public, qu’une lettre de moi au professeur Haller, et une lettre du professeur Haller à moi ! Et de quoi s’avisa M. Haller de faire courir mes lettres et les siennes ? et de quoi s’avise un folliculaire de les imprimer et de les falsifier pour gagner cinq sous ? Il me la fait signer du château de Tourney, où je n’ai jamais demeuré.

 

         Ces impertinences amusent un moment des jeunes gens oisifs, et tombent dans le moment d’après dans l’éternel oubli où tous les riens de ce temps-ci tombent en foule.

 

         L’anecdote du cardinal de Fleury sur le quemadmodum que Louis XIV n’entendait pas est très vraie. Je ne l’ai rapportée dans le Siècle de Louis XIV que parce que j’en étais sûr ; et je n’ai point rapporté celle du nycticorax parce que je n’en étais pas sûr. C’est un vieux conte qu’on me faisait dans mon enfance au collège des jésuites, pour me faire sentir la supériorité du Père de La Chaise sur le grand-aumônier de France ; On prétendait que le grand-aumônier, interrogé sur la signification de nycticorax, dit que c’était un capitaine du roi David, et que le révérend père La Chaise assura que c’était un hibou ; peu m’importe. Et très peu m’importe encore qu’on fredonne pendant un quart d’heure, dans un latin ridicule, un nycticorax grossièrement mis en musique.

 

Je n’ai point prétendu blâmer Louis XIV d’ignorer le latin ; il savait gouverner, il savait faire fleurir tous les arts, cela valait mieux que d’entendre Cicéron. D’ailleurs cette ignorance du latin ne venait pas de sa faute, puisque dans sa jeunesse il apprit de lui-même l’italien et l’espagnol.

 

Je ne sais pas pourquoi l’homme que le folliculaire fait parler me reproche de citer le cardinal de Fleury, et s’égaie à dire que j’aime à citer de grands noms. Vous savez, mon cher ami, que mes grands noms sont ceux de Newton, de Locke, de Corneille, de Racine, de La Fontaine, de Boileau. Si le nom de Fleury était grand pour moi, ce serait le nom de l’abbé de Fleury, auteur des discours patriotiques et savants, qui ont sauvé de l’oubli son Histoire ecclésiastique ; et non pas le cardinal de Fleury que j’ai fort connu avant qu’il fût ministre, et qui, quand il le fut, fit exiler un des plus respectables hommes de France, l’abbé Pucelle, et empêcha bénignement pendant tout son ministère qu’on ne soutînt les autres fameuses propositions sur lesquelles est fondée la liberté française dans les choses ecclésiastiques.

 

Je ne connais de grands hommes que ceux qui ont rendu de grands services au genre humain.

 

Quand j’amassai des matériaux pour écrire le Siècle de Louis XIV, il fallut bien consulter des généraux, des ministres, des aumôniers, des dames et des valets de chambre. Le cardinal de Fleury avait été aumônier, et il m’apprit fort peu de chose. M. le maréchal de Villars m’apprit beaucoup pendant quatre ou cinq années de temps, comme vous le savez ; et je n’ai pas dit tout ce qu’il voulut bien m’apprendre.

 

M. le duc d’Antin me fit part de plusieurs anecdotes, que je n’ai données que pour ce qu’elles valaient.

 

M. de Torcy fut le premier qui m’apprit, par une seule ligne en marge de mes questions, que Louis XIV n’eut jamais de part à ce fameux testament du roi d’Espagne Charles II, qui changea la face de l’Europe.

 

Il n’est pas permis d’écrire une histoire contemporaine autrement qu’en consultant avec assiduité et en confrontant tous les témoignages. Il y a des faits que j’ai vus par mes yeux, et d’autres par des yeux meilleurs. J’ai dit la plus exacte vérité sur les choses essentielles.

 

Le roi régnant m’a rendu publiquement cette justice : je crois ne m’être guère trompé sur les petites anecdotes, dont je fais très peu de cas ; elles ne sont qu’un vain amusement. Les grands événements instruisent.

 

Le roi Stanislas, duc de Lorraine, m’a rendu le témoignage authentique que j’avais parlé de toutes les choses importantes arrivées sous le règne de Charles XII, ce héros imprudent, comme si j’en avais été le témoin oculaire.

 

A l’égard des petites circonstances, je les abandonne à qui voudra ; je ne m’en soucie pas plus que de l’histoire des quatre fils Aymon.

 

J’estime bien autant celui qui ne sait pas une anecdote inutile que celui qui la sait.

 

Puisque vous voulez être instruit des bagatelles et des ridicules, je vous dirai que votre malheureux folliculaire se trompe, quand il prétend qu’il a été joué sur le théâtre de Londres, avant d’avoir été berné sur celui de Paris par Jérôme Carré. La traduction, ou plutôt l’imitation de la comédie de l’Ecossaise et de Fréron, faite par M. George Colman, n’a été jouée sur le théâtre de Londres qu’en 1766, et n’a été imprimée qu’en 1767, chez Beket et de Hondt. Elle a eu autant de succès à Londres qu’à Paris, parce que par tout pays on aime la vertu des Lindane et des Freeport, et qu’on déteste les folliculaires qui barbouillent du papier, et mentent pour de l’argent. Ce fut l’illustre Garrick qui composa l’épilogue. M. George Colman m’a fait l’honneur de m’envoyer sa pièce ; elle est intitulée : The English Merchant.

 

C’est une chose assez plaisante, qu’à Londres, à Pétersbourg, à Vienne, à Gênes, à Parme, et jusqu’en Suisse, on se soit également moqué de ce Fréron. Ce n’est pas à sa personne qu’on en voulait ; il prétend que l’Ecossaise ne réussit à Paris que parce qu’il y est détesté. Mais la pièce a réussi à Londres, à Vienne, où il est inconnu. Personne n’en voulait à Pourceaugnac, quand Pourceaugnac fit rire l’Europe.

 

Ce sont là des anecdotes littéraires assez bien constatées ; mais ce sont, sur ma parole, les vérités les plus inutiles qu’on ait jamais dites. Mon ami, un chapitre de Cicéron, de Officiis, et de Naturâ deorum, un chapitre de Locke, une Lettre provinciale, une bonne fable de La Fontaine, des vers de Boileau et de Racine, voilà ce qui doit occuper un vrai littérateur.

 

Je voudrais bien savoir quelle utilité le public retirera de l’examen que fait le folliculaire, si je demeure dans un château ou dans une maison de campagne. J’ai lu dans une des quatre cents brochures faites contre moi par mes confrères de la plume, que madame la duchesse de Richelieu m’avait fait présent un jour d’un carrosse fort joli et de deux chevaux gris-pommelés, que cela déplut fort à M. le duc de Richelieu. Et là-dessus on bâtit une longue histoire. Le bon de l’affaire, c’est que dans ce temps-là M. le duc de Richelieu n’avait point de femme.

 

D’autres impriment mon Portefeuille retrouvé ; d’autres mes Lettres à M. B. et à madame D., à qui je n’ai jamais écrit ; et dans ces lettres, toujours des anecdotes.

 

Ne vient-on pas d’imprimer les Lettres prétendues de la reine Christine, de Ninon Lenclos, etc., etc. ! Des curieux mettent ces sottises dans leurs bibliothèques, et un jour quelque érudit aux gages d’un libraire les fera valoir comme des monuments précieux de l’histoire. Quel fatras ! quelle pitié ! quel opprobre de la littérature ! quelle perte de temps ! »

 

On ferait bien aisément un très gros volume sur ces anecdotes ; mais en général on peut assurer qu’elles ressemblent aux vieilles chartes des moines. Sur mille il y en a huit cents de fausses. Mais, et vieilles chartes en parchemin, et nouvelles anecdotes imprimées chez Pierre Marteau, tout cela est fait pour gagner l’argent.

 

 

 

 ANECDOTES LETTRE DE VOLTAIRE

 

 

 

1 – Le folliculaire dont on parle est celui-là même qui, ayant été chassé des jésuites, a composé des libelles pour vivre, et qui a rempli ces libelles d’anecdotes prétendues littéraires. En voici une sur son compte :

 

Lettre du sieur Royou, avocat au parlement de Bretagne,

Beau-frère du nommé Fréron.

 

Mardi matin, 6 Mars 1770.

 

 

« Fréron épousa ma sœur il y a trois ans, en Bretagne ; mon père donna vingt mille livres de dot. Il les dissipa avec des filles et donna du mal à ma sœur. Après quoi, il la fit partir pour Paris dans le panier du coche et la fit coucher en chemin sur la paille. Je courus demander raison à ce malheureux. Il feignit de se repentir. Mais comme il faisait le métier d’espion, et qu’il sut qu’en qualité d’avocat j’avais pris parti dans les troubles de Bretagne, il m’accusa auprès de M. de …, et obtint une lettre de cachet pour me faire enfermer. Il vint lui-même avec des archers dans la rue des Noyers, un lundi, à dix heures du matin, me fit charger de chaînes, se mit à côté de moi dans un fiacre et tenait lui-même le bout de la chaîne, etc. »

 

 

            Nous ne jugeons point ici entre les deux beaux-frères. Nous avons la lettre originale. On dit que ce Fréron n’a pas laissé de parler de religion et de vertu dans ses feuilles. Adressez-vous à son marchand de vin. »

 

 

2 – L’Echange, ou Quand est-ce qu’on me marie, pièce dont Voltaire est bien l’auteur.

 

 

 

 

 

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