DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ANCIENS ET MODERNES - Partie 3
Photo de JAMES
(Château de Voltaire)
A comme ANCIENS ET MODERNES.
(Partie 3)
D’UN PASSAGE D’HOMÈRE.
Un Florentin, homme de lettres, d’un esprit juste et d’un goût cultivé, se trouva un jour dans la bibliothèque de milord Chesterfield, avec un professeur d’Oxford et un Ecossais qui vantait le poème de Fingal, composé, disait-il, dans la langue du pays de Galles, laquelle est encore en partie celle des Bas-Bretons. Que l’antiquité est belle ! s’écriait-il ; le poème de Fingal a passé de bouche en bouche jusqu’à nous depuis près de deux mille ans, sans avoir été jamais altéré ; tant les beautés véritables ont de force sur l’esprit des hommes ! Alors il lut à l’assemblée ce commencement de Fingal.
« Cuchulin était assis près de la muraille de Tura, sous l’arbre de la feuille agitée ; sa pique reposait contre un rocher couvert de mousse, son bouclier était à ses pieds sur l’herbe. Il occupait sa mémoire du souvenir du grand Carbar, héros tué par lui à la guerre. Moran, né de Fitilh, Moran, sentinelle de l’Océan, se présenta devant lui.
Lève-toi, lui dit-il, lève toi, Cuchulin ; je vois les vaisseaux de Suaran, les ennemis sont nombreux, plus d’un héros s’avance sur les vagues noires de la mer.
Cuchulin aux yeux bleus lui répliqua : Moran, fils de Fitilh, tu trembles toujours ; tes craintes multiplient le nombre des ennemis. Peut-être est-ce le roi des montagnes désertes qui vient à mon secours dans les plaines d’Ullin. Non, dit Moran, c’est Suaran lui-même ; il est aussi haut qu’un rocher de glace : j’ai vu sa lance, elle est comme un haut sapin ébranché par les vents ; son bouclier est comme la lune qui se lève ; il était assis au rivage sur un rocher, il ressemblait à un nuage qui couvre une montagne, etc. »
Ah ! voilà le véritable style d’Homère, dit alors le professeur d’Oxford ; mais ce qui m’en plaît davantage, c’est que j’y vois la sublime éloquence hébraïque. Je crois lire les passages de ces beaux cantiques :
· « Tu gouverneras toutes les nations que tu nous soumettras avec une verge de fer ; tu les briseras comme le potier fait un vase. »
· « Tu briseras les dents des pêcheurs. »
· « La terre a tremblé, les fondements des montagnes se sont ébranlés, parce que le Seigneur s’est fâché contre les montagnes, et il a lancé la grêle et des charbons. »
· « Il a logé dans le soleil, et il en est sorti comme un mari sort de son lit. »
· « Dieu brisera leurs dents dans leur bouche, il mettra en poudre leurs dents mâchelières ; ils deviendront à rien comme de l’eau, car il a tendu son arc pour les abattre ; ils seront engloutis tout vivants dans sa colère, avant d’attendre que les épines soient aussi hautes qu’un prunier. »
· « Les nations viendront vers le soir, affamées comme des chiens ; et toi, Seigneur, tu te moqueras d’elles, et tu les réduiras à rien. »
· « La montagne du Seigneur est une montagne coagulée ; pourquoi regardez-vous les monts coagulés ? Le Seigneur a dit : Je jetterai Basan ; je le jetterai dans la mer, afin que ton pied soit teint de sang, et que la langue de tes chiens lèche leur sang. »
· « Ouvre la bouche bien grande, et je la remplirai. »
· « Rends les nations comme une roue qui tourne toujours, comme la paille devant la face du vent, comme un feu qui brûle une forêt, comme une flamme qui brûle des montagnes ; tu les poursuis dans la tempête, et ta colère les troublera. »
· « Il jugera dans les nations, il les remplira de ruines ; il cassera les têtes dans la terre de plusieurs. »
· « Bienheureux celui qui prendra tes petits enfants, et qui les écrasera contre la pierre ! » etc., etc., etc.
Le Florentin, ayant écouté avec une grande attention les versets des cantiques récités par le docteur, et les premiers vers de Fingal beuglés par l’Ecossais, avoua qu’il n’était pas fort touché de toutes ces figures asiatiques, et qu’il aimait beaucoup mieux le style simple et noble de Virgile.
L’Ecossais pâlit de colère à ce discours, le docteur d’Oxford leva les épaules de pitié ; mais milord Chesterfield encouragea le Florentin par un sourire d’approbation.
Le Florentin échauffé et se sentant appuyé, leur dit : Messieurs, rien n’est plus aisé que d’outrer la nature, rien n’est plus difficile que de l’imiter. Je suis un peu de ceux qu’on appelle en Italie Improvisatori, et je vous parlerai huit jours de suite en vers dans ce style oriental, sans me donner la moindre peine, parce qu’il n’en faut aucune pour être ampoulé en vers négligés, chargés d’épithètes, qui sont presque toujours les mêmes ; pour entasser combats sur combats, et pour peindre des chimères.
Qui ? vous ! lui dit le professeur, vous feriez un poème épique sur-le-champ ? Non pas un poème épique raisonnable et en vers corrects comme Virgile, répliqua l’Italien ; mais un poème dans lequel je m’abandonnerais à toutes mes idées, sans me piquer d’y mettre de la régularité.
Je vous en défie, dirent l’Ecossais et l’Oxfordien. Eh bien ! donnez-moi un sujet, répliqua le Florentin. Milord Chesterfield lui donna le sujet du Prince noir, vainqueur à la journée de Poitiers, et donnant la paix après la victoire.
L’improvisateur se recueillit et commença ainsi :
« Muse d’Albion, Génie qui présidez aux héros, chantez avec moi, non la colère oisive d’un homme implacable envers ses amis et ses ennemis ; non des héros que les dieux favorisent tour à tour sans avoir aucune raison de les favoriser ; non le siège d’une ville qui n’est point prise ; non les exploits extravagants du fabuleux Fingal, mais les victoires véritables d’un héros aussi modeste que brave, qui mis des rois dans ses fers et qui respecta ses ennemis vaincus.
Déjà George, le Mars de l’Angleterre, était descendu du haut de l’empyrée, monté sur le coursier immortel devant qui les plus fiers chevaux du Limousin fuient, comme les brebis bêlantes et les tendres agneaux se précipitent en foule les uns sur les autres pour se cacher dans la bergerie à la vue d’un loup terrible, qui sort du fond des forêts, les yeux étincelants, le poil hérissé, la gueule écumante, menaçant les troupeaux et le berger de la fureur de ses dents avides de carnage.
Martin, le célèbre protecteur des habitants de la fertile Touraine ; Geneviève, douce divinité des peuples qui boivent les eaux de la Seine et de la Marne ; Denis qui porta sa tête entre ses bras à l’aspect des hommes et des immortels, tremblaient en voyant le superbe George traverser le vaste sein des airs. Sa tête était couverte d’un casque d’or orné des diamants qui pavaient autrefois les places publiques de la Jérusalem céleste, quand elle apparut aux mortels pendant quarante révolutions journalières de l’astre de la lumière et de sa sœur inconstante qui prête une douce clarté aux sombres nuits.
Sa main porte la lance épouvantable et sacrée dont le demi-dieu Michael, exécuteur des vengeances du Très-Haut, terrassa dans les premiers jours du monde l’éternel ennemi du monde et du Créateur. Les plus belles plumes des anges qui assistent autour du trône, détachées de leurs dos immortels, flottaient sur son casque, autour duquel volent la terreur, la guerre homicide, la vengeance impitoyable, et la mort qui termine toutes les calamités des malheureux mortels. Il ressemblait à une comète qui dans sa course rapide franchit les orbites des astres étonnés, laissant loin derrière elle des traits d’une lumière pâle et terrible, qui annoncent aux faibles humains la chute des rois et des nations.
Il s’arrête sur les rives de la Charente, et le bruit de ses armes immortelles retentit jusqu’à la sphère de Jupiter et de Saturne. Il fit deux pas, et il arriva jusqu’aux lieux où le fils du magnanime Edouard attendait le fils de l’intrépide Philippe de Valois. »
Le Florentin continua sur ce ton pendant plus d’un quart d’heure. Les paroles sortaient de sa bouche, comme dit Homère, plus serrées et plus abondantes que les neiges qui tombent pendant l’hiver ; cependant ses paroles n’étaient pas froides ; elles ressemblaient plutôt aux rapides étincelles qui s’échappent d’une forge enflammée, quand les cyclopes frappent les foudres de Jupiter sur l’enclume retentissante.
Ses deux antagonistes furent enfin obligés de le faire taire, en lui avouant qu’il était plus aisé qu’ils ne l’avaient cru, de prodiguer les images gigantesques, et d’appeler le ciel, la terre et les enfers à son secours ; mais ils soutinrent que c’était le comble de l’art de mêler le tendre et le touchant au sublime.
Y a-t-il-rien, par exemple, dit l’Oxfordien, de plus moral, et en même temps de plus voluptueux, que de voir Jupiter qui couche avec sa femme sur le mont Ida ?
Milord Chesterfield prit alors la parole : Messieurs, dit-il, je vous demande pardon de me mêler de la querelle ; peut-être chez les Grecs c’était une chose très intéressante qu’un dieu qui couche avec son épouse sur une montagne ; mais je ne vois pas ce qu’on peut trouver là de bien fin et de bien attachant. Je conviendrai avec vous que le fichu qu’il a plu aux commentateurs et aux imitateurs d’appeler la ceinture de Vénus, est une image charmante ; mais je n’ai jamais compris que ce fût un soporatif, ni comment Junon imaginait de recevoir les caresses du maître des dieux pour le faire dormir. Voilà un plaisant dieu de s’endormir pour si peu de chose : Je vous jure que quand j’étais jeune, je ne m’assoupissais pas si aisément. J’ignore s’il est noble, agréable, intéressant, spirituel et décent, de faire dire par Junon à Jupiter : « Si vous voulez absolument me caresser, allons-nous-en au ciel dans votre appartement, qui est l’ouvrage de Vulcain, et dont la porte ferme si bien qu’aucun des dieux n’y peut entrer. »
Je n’entends pas non plus comment le Sommeil, que Junon prie d’endormir Jupiter, peut être un dieu si éveillé. Il arrive en un moment des îles de Lemnos et d’Imbros au mont Ida : il est beau de partir de deux îles à la fois : de là il monte sur un sapin, il court aussitôt aux vaisseaux des Grecs ; il cherche Neptune : il le trouve, il le conjure de donner la victoire ce jour-là à l’armée des Grecs, et il retourne à Lemnos d’un vol rapide. Je n’ai rien vu de si frétillant que ce Sommeil.
Enfin, s’il faut absolument coucher avec quelqu’un dans un poème épique, j’avoue que j’aime cent fois mieux les rendez-vous d’Alcine avec Roger, et d’Armide avec Renaud.
Venez, mon cher Florentin, me lire ces deux chants admirables de l’Arioste et du Tasse.
Le Florentin ne se fit pas prier. Milord Chesterfield fut enchanté. L’Ecossais pendant ce temps-là relisait Fingal ; le professeur d’Oxford relisait Homère ; et tout le monde était content.
On conclut enfin qu’heureux est celui qui, dégagé de tous les préjugés, est sensible au mérite des anciens et des modernes, apprécie leurs beautés, connaît leurs fautes et les pardonne.