DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ANCIENS ET MODERNES - Partie 2
Photo de JAMES
(Château de Voltaire)
A comme ANCIENS ET MODERNES.
(Partie 2)
DE L’INJUSTICE ET DE LA MAUVAISE FOI DE
RACINE DANS LA DISPUTE CONTRE PERRAULT,
AU SUJET D’EURIPIDE, ET DES INFIDÉLITÉS DE BRUMOY.
Racine usa du même artifice ; car il était tout aussi malin que Boileau pour le moins. Quoiqu’il n’eût pas fait comme lui son capital de la satire, il jouit du plaisir de confondre ses ennemis sur une petite méprise très pardonnable où ils étaient tombés au sujet d’Euripide, et en même temps de se sentir très supérieur à Euripide même. Il raille autant qu’il le peut ce même Perrault et ses partisans sur leur critique de l’Alceste d’Euripide, parce que ces messieurs malheureusement avaient été trompés par une édition fautive d’Euripide, et qu’ils avaient pris quelques répliques d’Admète pour celles d’Alceste : mais cela n’empêche pas qu’Euripide n’eût grand tort en tout pays, dans la manière dont il fait parler Admète à son père. Il lui reproche violemment de n’être pas mort pour lui.
« Quoi donc, lui répond le roi son père, à qui adressez-vous, s’il vous plaît, un discours si hautain ? Est-ce à quelque esclave de Lydie ou de Phrygie ? Ignorez-vous que je suis né libre et Thessalien ? (Beau discours pour un roi et pour un père !) Vous m’outragez comme le dernier des hommes. Où est la loi qui dit que les pères doivent mourir pour leurs enfants ? Chacun est ici-bas pour soi. J’ai rempli mes obligations envers vous. Quel tort vous fais-je ? Demandé-je que vous mouriez pour moi ? La lumière vous est précieuse ; me l’est-elle moins ? … Vous m’accusez de lâcheté … Lâche vous-même, vous n’avez pas rougi de presser votre femme de vous faire vivre en mourant pour vous. Ne vous sied-il pas bien après cela de traiter de lâches ceux qui refusent de faire pour vous ce que vous n’avez pas le courage de faire vous-même ? … Croyez-moi, taisez-vous … Vous aimez la vie, les autres ne l’aiment pas moins … Soyez sûr que si vous m’injuriez encore, vous entendrez de moi des duretés qui ne seront pas des mensonges. »
Le chœur prend alors la parole : « C’est assez et déjà trop des deux côtés : cessez, vieillard, cessez de maltraiter de paroles votre fils. »
Le chœur aurait dû plutôt, ce me semble, faire une forte réprimande au fils d’avoir très brutalement parlé à son propre père, et de lui avoir reproché si aigrement de n’être pas mort.
Tout le reste de la scène est dans ce goût.
PHÉRÈS, à son fils.
Tu parles contre ton père, sans en avoir reçu d’outrage.
ADMÈTE.
Oh ! que j’ai bien vu que vous aimez à vivre longtemps.
PHÉRÈS.
Et toi, ne portes-tu pas au tombeau celle qui est morte pour toi ?
ADMÈTE.
Ah ! le plus infâme des hommes, c’est la preuve de ta lâcheté.
PHÉRÈS.
Tu ne pourras pas au moins dire qu’elle est morte pour moi.
ADMÈTE.
Plût au ciel que tu fusses dans un état où tu eusses besoin de moi !
LE PÈRE.
Fais mieux, épouse plusieurs femmes, afin qu’elles meurent pour te faire vivre plus longtemps.
Après cette scène, un domestique vient parler tout seul de l’arrivée d’Hercule. « C’est un étranger, dit-il, qui a ouvert la porte lui-même, s’est d’abord mis à table ; il se fâche de ce qu’on ne lui sert pas assez vite à manger, il remplit de vin à tout moment sa coupe, boit à longs traits du rouge et du paillet, et ne cesse de boire et de chanter de mauvaises chansons qui ressemblent à des hurlements, sans se mettre en peine du roi et de sa femme que nous pleurons. C’est sans doute quelque fripon adroit, un vagabond, un assassin. »
Il peut être assez étrange qu’on prenne Hercule pour un fripon adroit ; il ne l’est pas moins qu’Hercule, ami d’Admète, soit inconnu dans la maison. Il l’est encore plus qu’Hercule ignore la mort d’Alceste, dans le temps même qu’on la porte au tombeau.
Il ne faut pas disputer des goûts ; mais il est sûr que de telles scènes ne seraient pas souffertes chez nous à la foire.
Brumoy, qui nous a donné le Théâtre des Grecs, et qui n’a pas traduit Euripide avec une fidélité scrupuleuse, fait ce qu’il peut pour justifier la scène d’Admète et de son père on ne devinerait pas le tour qu’il prend.
Il dit d’abord que « les Grecs n’ont pas trouvé à redire à ces mêmes choses qui sont à notre égard des indécences, des horreurs ; qu’ainsi il faut convenir qu’elles ne sont pas tout à fait telles que nous les imaginons ; en un mot, que les idées ont changé. »
On peut répondre que les idées des nations policées n’ont jamais changé sur le respect que les enfants doivent à leurs pères.
« Qui peut douter, ajoute-t-il, que les idées n’aient changé en différents siècles sur des points de morale plus importants ? »
On répond qu’il n’y en a guère de plus importants.
« Un Français, continue-t-il, est insulté ; le prétendu bon sens français veut qu’il coure les risques du duel, et qu’il tue ou meure pour recouvrer son honneur. »
On répond que ce n’est pas le seul prétendu bon sens français, mais celui de toutes les nations de l’Europe sans exception.
« On ne sent pas assez combien cette maxime paraîtra ridicule dans deux mille ans, et de quel air on l’aurait sifflée du temps d’Euripide. »
Cette maxime est cruelle et fatale, mais non pas ridicule ; et on ne l’eût sifflée d’aucun air du temps d’Euripide. Il y avait beaucoup d’exemples de duels chez les Grecs et chez les Asiatiques. On voit, dès le commencement du premier livre de l’Iliade, Achille tirant à moitié son épée ; et il était prêt à se battre contre Agamemnon, si Minerve n’était venue le prendre par les cheveux, et lui faire remettre son épée dans le fourreau.
Plutarque rapporte qu’Epheston et Cratère se battirent en duel, et qu’Alexandre les sépara. Quinte-Curce raconte (1) que deux autres officiers d’Alexandre se battirent en duel en présence d’Alexandre ; l’un armé de toutes pièces, l’autre, qui était un athlète, armé seulement d’un bâton, et que celui-ci vainquit son adversaire.
Et puis, quel rapport y a-t-il, je vous prie, entre un duel et les reproches que se font Admète et son père Phérès tour à tour d’aimer trop la vie et d’être des lâches ?
Je ne donnerai que cet exemple de l’aveuglement des traducteurs et des commentateurs ; puisque Brumoy, le plus impartial de tous, s’est égaré à ce point, que ne doit-on pas attendre des autres ? Mais si les Brumoy et les Dacier étaient là, je leur demanderais volontiers s’ils trouvent beaucoup de sel dans le discours que Polyphème tient dans Euripide : « Je ne crains point la foudre de Jupiter. Je ne sais si ce Jupiter est un dieu plus fier et plus fort que moi. Je me soucie très peu de lui. S’il fait tomber de la pluie, je me renferme dans ma caverne ; j’y mange un veau rôti, ou quelque bête sauvage ; après quoi je m’étends tout de mon long ; j’avale un grand pot de lait ; je défais mon sayon ; et je fais entendre un certain bruit qui vaut bien celui du tonnerre. »
Il faut que les scoliastes n’aient pas le nez bien fin, s’ils ne sont pas dégoûtés de ce bruit que fait Polyphème quand il a bien mangé.
Ils disent que le parterre d’Athènes riait de cette plaisanterie, et que « jamais les Athéniens n’ont ri d’une sottise. » Quoi ! toute la populace d’Athènes avait plus d’esprit que la cour de Louis XIV ? Et la populace n’est pas la même partout ?
Ce n’est pas qu’Euripide n’ait des beautés, et Sophocle encore davantage ; mais ils ont de bien plus grands défauts. On ose dire que les belles scènes de Corneille et les touchantes tragédies de Racine l’emportent autant sur les tragédies de Sophocle et d’Euripide que ces deux Grecs l’emportent sur Thespis. Racine sentait bien son extrême supériorité sur Euripide ; mais il louait ce poète grec pour humilier Perrault.
Molière, dans ses bonnes pièces, est aussi supérieur au pur mais froid Térence, et au farceur Aristophane, qu’au baladin Dancourt.
Il y a donc des genres dans lesquels les modernes sont de beaucoup supérieurs aux anciens, et d’autres, en très petit nombre, dans lesquels nous leur sommes inférieurs. C’est à quoi se réduit toute la dispute.
DE QUELQUES COMPARAISONS ENTRE
DES OUVRAGES CÉLÈBRES.
La raison et le goût veulent, ce me semble, qu’on distingue dans un ancien, comme dans un moderne, le bon et le mauvais, qui sont très souvent à côté l’un de l’autre.
On doit sentir avec transport ce vers de Corneille, ce vers tel qu’on n’en trouve pas un seul ni dans Homère, ni dans Sophocle, ni dans Euripide, qui en approche :
Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ? ‒ Qu’il mourût.
Et l’on doit avec la même sagacité et la même justice réprouver les vers suivants.
En admirant le sublime tableau de la dernière scène de Rodogune, les contrastes frappants des personnages et la force du coloris, l’homme de goût verra par combien de fautes cette situation terrible est amenée, quelles invraisemblances l’ont préparée, à quel point il a fallu que Rodogune ait démenti son caractère, et par quels chemins raboteux il a fallu passer pour arriver à cette grande et tragique catastrophe.
Ce même juge équitable ne se lassera point de rendre justice à l’artificieuse et fine contexture des tragédies de Racine, les seules peut-être qui aient été bien ourdies d’un bout à l’autre depuis Eschyle jusqu’au grand siècle de Louis XIV. Il sera touché de cette élégance continue, de cette pureté de langage, de cette vérité dans les caractères qui ne se trouve que chez lui ; de cette grandeur sans enflure qui seule est grandeur ; de ce naturel qui ne s’égare jamais dans de vaines déclamations, dans des disputes de sophiste, dans des pensées aussi fausses que recherchées, souvent exprimées en solécismes ; dans des plaidoyers de rhétoriques plus faits pour les écoles de province que pour la tragédie.
Le même homme verra dans Racine de la faiblesse et de l’uniformité dans quelques caractères ; de la galanterie, et quelquefois de la coquetterie même, des déclarations d’amour qui tiennent de l’idylle et de l’élégie plutôt que d’une grande passion théâtrale. Il se plaindra de ne trouver, dans plus d’un morceau très bien écrit, qu’une élégance qui lui plaît, et non par un torrent d’éloquence qui l’entraîne ; il sera fâché de n’éprouver qu’une faible émotion, et de se contenter d’approuver, quand il voudrait que son esprit fût étonné et son cœur déchiré.
C’est ainsi qu’il jugera les anciens, non pas sur leurs noms, non pas sur le temps où ils vivaient, mais sur leurs ouvrages mêmes ; ce n’est pas trois mille ans qui doivent plaire, c’est la chose même. Si une darique a été mal frappée, que m’importe qu’elle représente le fils d’Hystaspe ? La monnaie de Varin est plus récente, mais elle est infiniment plus belle.
Si le peintre Timante venait aujourd’hui présenter à côté des tableaux du Palais-Royal son tableau du sacrifice d’Iphigénie, peint de quatre couleurs ; s’il nous disait : Des gens d’esprit m’ont assuré en Grèce que c’est un artifice admirable d’avoir voilé le visage d’Agamemnon, dans la crainte que sa douleur n’égalât pas celle de Clytemnestre, et que les larmes du père ne déshonorassent la majesté du monarque, il se trouverait des connaisseurs qui lui répondraient : C’est un trait d’esprit et non pas un trait de peintre ; un voile sur la tête de votre principal personnage fait un effet affreux dans un tableau : vous avez manqué votre art. Voyez le chef-d’œuvre de Rubens, qui a su exprimer sur le visage de Marie de Médicis la douleur de l’enfantement, l’abattement, la joie, le sourire et la tendresse, non avec quatre couleurs, mais avec toutes les teintes de la nature. Si vous vouliez qu’Agamemnon cachât un peu son visage, il fallait qu’il en cachât une partie avec ses mains posées sur son front et sur ses yeux, et non pas avec un voile que les hommes n’ont jamais porté, et qui est aussi désagréable à la vue, aussi peu pittoresque qu’il est opposé au costume ; vous deviez alors laisser voir des pleurs qui coulent, et que le héros veut cacher ; vous deviez exprimer dans ses muscles les convulsions d’une douleur qu’il veut surmonter ; vous deviez peindre dans cette attitude la majesté et le désespoir. Vous êtes Grec, et Rubens est Belge ; mais le Belge l’emporte.
1 – Quinte-Curce, live. IX.