DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ANCIENS ET MODERNES - Partie 1
Photo de JAMES
(Château de Voltaire)
A comme ANCIENS ET MODERNES.
Le grand procès des anciens et des modernes n’est pas encore vidé ; il est sur le bureau depuis l’âge d’argent qui succéda à l’âge d’or. Les hommes ont toujours prétendu que le bon vieux temps valait beaucoup mieux que le temps présent. Nestor, dans l’Iliade, en voulant s’insinuer comme un sage conciliateur dans l’esprit d’Achille et d’Agamemnon, débute par leur dire : « J’ai vécu autrefois avec des hommes qui valaient mieux que vous ; non, je n’ai jamais vu et je ne verrai jamais de si grands personnages que Dryas, Cénée, Exadius, Polyphème égal aux dieux, etc. »
La postérité a bien vengé Achille du mauvais compliment de Nestor, vainement loué par ceux qui ne louent que l’antique. Personne ne connaît plus Dryas ; on n’a guère entendu parler d’Exadius, ni de Cénée ; et pour Polyphème égal aux dieux, il n’a pas une trop bonne réputation, à moins que ce ne soit tenir de la divinité que d’avoir un grand œil au front et de manger des hommes tout crus.
Lucrèce ne balance pas à dire que la nature a dégénéré (lib. II, v. 1160-63) :
Ipsa dedit dulces fœtus et pabula læta
Quæ nunc vix nostro grandescunt aucta labore ;
Conterimusque boves, et vires agricolarum, etc.
La nature languit : la terre est épuisée ;
L’homme dégénéré, dont la force est usée,
Fatigue un sol ingrat par ses bœufs affaiblis.
L’antiquité est pleine des éloges d’une autre antiquité plus reculée.
Les hommes, en tout temps, ont pensé qu’autrefois
De longs ruisseaux de lait serpentaient dans nos bois ;
La lune était plus grande et la nuit moins obscure ;
L’hiver se couronnait de fleurs et de verdure ;
L’homme, ce roi du monde, et roi très fainéant,
Se contemplait à l’aise, admirait son néant,
Et, formé pour agir, se plaisait à rien faire, etc.
Horace combat ce préjugé avec autant de finesse que de force dans sa belle épître à Auguste . « Faut-il donc, dit-il, que nos poèmes soient comme nos vins, dont les plus vieux sont toujours préférés ? » Il dit ensuite :
Indignor quidquam reprehendi, non quia crassè
Compositum illepidève putetur, sed quia nuper ;
Nec veniam antiquis, sed honorem et præmia posci.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ingeniis non ille favet plauditque sepultis ;
Nostra sed impugnat ; nos nostraque lividus odit, etc.
J’ai vu ce passage imité ainsi en vers familiers :
Rendons toujours justice au beau.
Est-il laid pour être nouveau ?
Pourquoi donner la préférence
Aux méchants vers du temps jadis ?
C’est en vain qu’ils sont applaudis ;
Ils n’ont droit qu’à notre indulgence.
Les vieux livres sont des trésors,
Dit la sotte et maligne envie.
Ce n’est pas qu’elle aime les morts,
Elle hait ceux qui sont en vie.
Le savant et ingénieux Fontenelle s’exprime ainsi sur ce sujet :
« Toute la question de la prééminence entre les anciens et les modernes, étant une fois bien entendue, se réduit à savoir si les arbres qui étaient autrefois dans nos campagnes étaient plus grands que ceux d’aujourd’hui. En cas qu’ils l’aient été, Homère, Platon, Démosthène, ne peuvent être égalés dans ces derniers siècles ; mais si nos arbres sont aussi grands que ceux d’autrefois, nous pouvons égaler Homère, Platon, et Démosthène.
Eclaircissons ce paradoxe. Si les anciens avaient plus d’esprit que nous, c’est donc que les cerveaux de ce temps-là étaient mieux disposés, formés de fibres plus fermes ou plus délicates, remplis de plus d’esprit animaux ; mais en vertu de quoi les cerveaux de ce temps-là auraient-ils été mieux disposés ? Les arbres auraient donc été aussi plus grands et plus beaux ; car si la nature était alors plus jeune et plus vigoureuse, les arbres, aussi bien que les cerveaux des hommes, auraient dû se sentir de cette vigueur et de cette jeunesse. » Digression sur les anciens et les modernes, tome IV, édition de 1742.)
Avec la permission de cet illustre académicien, ce n’est point là du tout l’état de la question. Il ne s’agit de savoir si la nature a pu produire de nos jours d’aussi grands génies et d’aussi bons ouvrages que ceux de l’antiquité grecque et latine, mais de savoir si nous en avons en effet. Il n’est pas impossible, sans doute, qu’il y ait d’aussi grands chênes dans la forêt de Chantilly que dans celle de Dodone : mais, supposé que les chênes de Dodone eussent parlé, il serait très clair qu’ils auraient un grand avantage sur les nôtres, qui probablement ne parleront jamais.
La Motte, homme d’esprit et de talent, qui a mérité des applaudissements dans plus d’un genre, a soutenu, dans une ode remplie de vers heureux, le parti des modernes. Voici une de ses stances :
Et pourquoi veut-on que j’encense
Ces prétendus dieux dont je sors ?
En moi la même intelligence
Fait mouvoir les mêmes ressorts.
Croit-on la nature bizarre
Pour nous aujourd’hui plus avare
Que pour les Grecs et les Romains ?
De nos aînés mère idolâtre,
N’est-elle plus que la marâtre
Du reste grossier des humains ?
On pouvait lui répondre : Estimez vos aînés sans les dorer. Vous avez une intelligence et des ressorts comme Virgile et Horace en avaient ; mais ce n’est pas peut-être absolument la même intelligence. Peut-être avaient-ils un talent supérieur au vôtre, et ils l’exerçaient dans une langue plus riche et plus harmonieuse que les langues modernes, qui sont un mélange de l’horrible jargon des Celtes et d’un latin corrompu.
La nature n’est point bizarre ; mais il se pourrait qu’elle eût donné aux Athéniens un terrain et un ciel plus propres que la Westphalie et que le Limousin à former certains génies. Il se pourrait bien encore que le gouvernement d’Athènes, en secondant le climat, eût mis dans la tête de Démosthène quelque chose que l’air de Clamart et de la Grenouillère, et le gouvernement du cardinal de Richelieu, ne mirent point dans la tête d’Omer Talon et de Jérôme Bignon.
Quelqu’un répondit alors à La Motte par le petit couplet suivant :
Cher La Motte, imite et révère
Ces dieux dont tu ne descends pas.
Si tu crois qu’Horace est ton père,
Il a fait des enfants ingrats.
La nature n’est point bizarre ;
Pour Danchet elle est fort avare ;
Mais Racine en fut bien traité ;
Tibulle était guidé par elle ;
Mais pour notre ami La Chapelle (1),
Hélas ! qu’elle a peu de bonté !
Cette dispute est donc une question de fait. L’antiquité a-t-elle été plus féconde en grands monuments de tout genre, jusqu’au temps de Plutarque, que les siècles modernes ne l’ont été depuis le siècle des Médicis jusqu’à Louis XIV inclusivement ?
Les Chinois, plus de deux cents ans avant notre ère vulgaire, construisirent cette grande muraille qui n’a pu les sauver de l’invasion des Tartares. Les Egyptiens, trois mille ans auparavant, avaient surchargé la terre de leurs étonnantes pyramides, qui avaient environ quatre-vingt-dix mille pieds carrés de base. Personne ne doute que si on voulait entreprendre aujourd’hui ces inutiles ouvrages, on n’en vînt aisément à bout en prodiguant beaucoup d’argent. La grande muraille de la Chine est un monument de la crainte ; les pyramides sont des monuments de la vanité et de la superstition. Les unes et les autres attestent une grande patience dans les peuples, mais aucun génie supérieur. Ni les Chinois ni les Egyptiens n’auraient pu faire seulement une statue telle que nos sculpteurs en forment aujourd’hui.
DU CHEVALIER TEMPLE.
Le chevalier Temple, qui a pris à tâche de rabaisser tous les modernes, prétend qu’ils n’ont rien en architecture de comparable aux temples de la Grèce et de Rome : mais, tout Anglais qu’il était, il devait convenir que l’église de Saint-Pierre est incomparablement plus belle que n’était le Capitole.
C’est une chose curieuse que l’assurance avec laquelle il prétend qu’il n’y a rien de neuf dans notre astronomie, rien dans la connaissance du corps humain, si ce n’est peut-être dit-il, la circulation du sang. L’amour de son opinion, fondé sur son extrême amour-propre, lui fait oublier la découverte des satellites de Jupiter, des cinq lunes et de l’anneau de Saturne de la rotation du soleil sur son axe, de la position calculée de trois mille étoiles, des lois données par Képler et par Newton aux orbes célestes, des causes de la précession des équinoxes, et de cent autres connaissances dont les anciens ne soupçonnaient pas même la possibilité.
Les découvertes dans l’anatomie sont en aussi grand nombre. Un nouvel univers en petit, découvert avec le microscope, était compté pour rien par le chevalier Temple ; il fermait les yeux aux merveilles de ses contemporains, et ne les ouvrait que pour admirer l’ancienne ignorance.
Il va jusqu’à nous plaindre de n’avoir plus aucun reste de la magie des Indiens, des Chaldéens, des Egyptiens ; et par cette magie il entend une profonde connaissance de la nature, par laquelle ils produisaient des miracles, sans qu’il en cite aucun, parce qu’en effet il n’y en a jamais eu. « Que sont devenus, dit-il, les charmes de cette musique qui enchantait si souvent les hommes et les bêtes, les poissons, les oiseaux, les serpents, et changeait leur nature ? »
Cet ennemi de son siècle croit bonnement à la fable d’Orphée, et n’avait apparemment entendu ni la belle musique d’Italie, ni même celle de France, qui, à la vérité, ne charment pas les serpents, mais qui charment les oreilles des connaisseurs.
Ce qui est encore plus étrange, c’est qu’ayant toute sa vie cultivé les belles-lettres, il ne raisonne pas mieux sur nos bons auteurs que sur nos philosophes. Il regarde Rabelais comme un grand homme. Il cite les Amours des Gaules comme un de nos meilleurs ouvrages. C’était pourtant un homme savant, un homme de cour, un homme de beaucoup d’esprit, un ambassadeur, qui avait fait de profondes réflexions sur tout ce qu’il avait vu. Il possédait de grandes connaissances : un préjugé suffit pour gâter tout ce mérite.
DE BOILEAU ET DE RACINE.
Boileau et Racine, en écrivant en faveur des anciens contre Perrault, furent plus adroits que le chevalier Temple. Ils se gardèrent bien de parler d’astronomie et de physique. Boileau s’en tient à justifier Homère contre Perrault, mais en glissant adroitement sur les défauts du poète grec et sur le sommeil que lui reproche Horace. Il ne s’étudie qu’à tourner Perrault, l’ennemi d’Homère, en ridicule. Perrault entend-il mal un passage, ou traduit-il mal un passage qu’il entend, voilà Boileau qui saisit ce petit avantage, qui tombe sur lui en ennemi redoutable, qui le traite d’ignorant, de plat écrivain : mais il se pouvait très bien faire que Perrault se fût souvent trompé, et que pourtant il eût souvent raison sur les contradictions, les répétitions, l’uniformité des combats, les longues harangues dans la mêlée, les indécences, les inconséquences de la conduite des dieux dans le poème, enfin, sur toutes les fautes où il prétendait que ce grand poète était tombé. En un mot, Boileau se moqua de Perrault beaucoup plus qu’il ne justifia Homère.
1 – Ce La Chapelle était un receveur général des finances, qui traduisit très platement Tibulle ; mais ceux qui dînaient chez lui trouvaient ses vers fort bons.