DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : E comme ECONOMIE

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E comme ÉCONOMIE.

 

 

 

 

 

 

 

 

            Ce mot ne signifie dans l’acception ordinaire que la manière d’administrer son bien ; elle est commune à un père de famille et à un surintendant des finances d’un royaume. Les différentes sortes de gouvernement, les tracasseries de famille et de cour, les guerres injustes et mal conduites, l’épée de Thémis mise dans les mains des bourreaux pour faire périr l’innocent, les discordes intestines, sont des objets étrangers à l’économie.

 

          Il se s’agit pas ici des déclamations de ces politiques qui gouvernent un Etat du fond de leur cabinet par des brochures.

 

 

 

 

 

ÉCONOMIE DOMESTIQUE.

 

 

 

          La première économie, celle par qui subsistent toutes les autres, est celle de la campagne. C’est elle qui fournit les trois seules choses dont les hommes ont un vrai besoin, le vivre, le vêtir, et le couvert ; il n’y en a pas une quatrième, à moins que ce ne soit le chauffage dans les pays froids. Toutes les trois bien entendues donnent la santé, sans laquelle il n’y a rien.

 

          On appelle quelquefois le séjour de la campagne la vie patriarcale : mais, dans nos climats, cette vie patriarcale serait impraticable, et nous ferait mourir de froid, de faim, et de misère.

 

          Abraham va de la Chaldée au pays de Sichem : de là il faut qu’il fasse un long voyage par des déserts arides jusqu’à Memphis pour aller acheter du blé. J’écarte toujours respectueusement, comme je le dois, tout ce qui est divin dans l’histoire d’Abraham et de ses enfants ; je ne considère ici que son économie rurale.

 

          Je ne lui vois pas une seule maison : il quitte la plus fertile contrée de l’univers et des villes où il y avait des maisons commodes, pour aller errer dans des pays dont il ne pouvait entendre la langue.

 

Il va de Sodome dans le désert de Gérare, sans avoir le moindre établissement. Lorsqu’il renvoie Agar et l’enfant qu’il a eu d’elle, c’est encore dans un désert ; et il ne leur donne pour tout viatique qu’un morceau de pain et une cruche d’eau. Lorsqu’il va sacrifier son fils au Seigneur, c’est encore dans un désert. Il va couper le bois lui-même pour brûler la victime et le charge sur le dos de son fils qu’il doit immoler.

 

Sa femme meurt dans un lieu nommé Arbé ou Hébron : il n’a pas seulement six pieds de terre à lui pour l’ensevelir ; il est obligé d’acheter une caverne pour y mettre sa femme ; c’est le seul morceau de terre qu’il ait jamais possédé.

 

Cependant il eut beaucoup d’enfants ; car, sans compter Isaac et sa postérité, il eut de son autre femme Céthura, à l’âge de cent quarante ans, selon le calcul ordinaire, cinq enfants mâles qui s’en allèrent vers l’Arabie.

 

Il n’est point dit qu’Isaac eût un seul quartier de terre dans le pays où mourut son père ; au contraire, il s’en va dans le désert de Gérare avec sa femme Rebecca, chez ce même Abimélech, roi de Gérare, qui avait été amoureux de sa mère.

 

Ce roi du désert devient aussi amoureux de sa femme Rebbeca, que son mari fait passer pour sa sœur, comme Abraham avait donné sa femme Sara pour sa sœur à ce même roi Abimélech, quarante ans auparavant. Il est un peu étonnant que dans cette famille on fasse toujours passer sa femme pour sa sœur, afin d’y gagner quelque chose ; mais puisque ces faits sont consacrés, c’est à nous de garder un silence respectueux.

 

L’Ecriture dit qu’il s’enrichissait dans cette terre horrible, devenue fertile pour lui, et qu’il devint extrêmement puissant ; mais il est dit aussi qu’il n’avait pas de l’eau à boire, qu’il eut une grande querelle avec les pasteurs du roitelet de Gérare pour un puits, et on ne voit point qu’il eût une maison en propre.

 

Ses enfants, Esaü et Jacob, n’ont pas plus d’établissement que leur père. Jacob est obligé d’aller chercher à vivre dans la Mésopotamie, dont Abraham était sorti. Il sert sept années pour avoir une des filles de Laban, et sept autres années pour obtenir la seconde fille. Il s’enfuit avec Rachel et les troupeaux de son beau-père, qui court après lui. Ce n’est pas là une fortune bien assurée.

 

Esaü est représenté aussi errant que Jacob. Aucun des douze patriarches , enfants de Jacob, n’a de demeure fixe, ni un champ dont il soit propriétaire. Ils ne reposent que sous des tentes, comme les Arabes Bédouins.

 

Il est clair que cette vie patriarcale ne convient nullement à la température de notre air. Il faut à un bon cultivateur, tel que les Pignoux d’Auvergne, une maison saine tournée à l’orient, de vastes granges, de non moins vastes écuries, des étables proprement tenues ; et le tout peut aller à cinquante mille francs au moins de notre monnaie d’aujourd’hui. Il doit semer tous les ans cent arpents en blé, en mettre autant en bons pâturages, posséder quelques arpents de vigne, et environ cinquante arpents pour les menus grains et les légumes ; une trentaine d’arpents de bois, une plantation de mûriers, des vers à soie, des ruches. Avec tous ces avantages bien économisés, il entretiendra une nombreuse famille dans l’abondance de tout. Sa terre s’améliorera de jour en jour ; il supportera sans rien craindre les dérangements des saisons et le fardeau des impôts, parce qu’une bonne année répare les dommages de deux mauvaises. Il jouira dans son domaine d’une souveraineté réelle, qui ne sera soumise qu’aux lois. C’est l’état le plus naturel de l’homme, le plus tranquille, le plus heureux, et malheureusement le plus rare.

 

Le fils de ce vénérable patriarche se voyant riche, se dégoûte bientôt de payer la taxe humiliante de la taille ; il a malheureusement appris quelque latin ; il court à la ville, achète une charge qui l’exempte de cette taxe, et qui donnera la noblesse à son fils au bout de vingt ans. Il vend son domaine pour payer sa vanité. Une fille élevée dans le luxe l’épouse, le déshonore, et le ruine ; il meurt dans la mendicité, et son fils porte la livrée dans Paris.

 

Telle est la différence entre l’économie de la campagne et les illusions des villes.

 

L’économie à la ville est toute différente. Vivez-vous dans votre terre, vous n’achetez presque rien ; le sol vous produit tout, vous pouvez nourrir soixante personnes sans presque vous en apercevoir. Portez à la ville le même revenu, vous achetez tout chèrement, et vous pouvez nourrir à peine cinq ou six domestiques. Un père de famille qui vit dans sa terre avec douze mille livres de rente, aura besoin d’une grande attention pour vivre à Paris dans la même abondance avec quarante mille. Cette proportion a toujours subsisté entre l’économie rurale et celle de la capitale. Il en faut toujours revenir à la singulière lettre de madame de Maintenon à sa belle-sœur madame d’Aubigné, dont on a tant parlé ; on ne peut trop la remettre sous les yeux :

 

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« Vous croirez bien que je connais Paris mieux que vous ; dans ce même esprit, voici, ma chère sœur, un projet de dépense, tel que je l’exécuterais si j’étais hors de la cour. Vous êtes douze personnes : monsieur et madame, trois femmes, quatre laquais, deux cochers, un valet de chambre.

 

§  Quinze livres de viande à cinq sous la livre    3 livres 15 sous

§  Deux pièces de rôti                                          2 livres 10 sous

§  Du pain                                                            1 livre   10 sous

§  Le vin                                                               2 livres 10 sous

§  Le bois                                                             2 livres

§  Le fruit                                                             1 livre   10 sous

§  La bougie                                                                      10 sous

§  La chandelle                                                                   8 sous

_______________

 

                                                                                 14 livres 13 sous

 

 

Je compte quatre sous en vin pour vos quatre laquais et vos deux cochers ; c’est ce que madame de Montespan donne aux siens. Si vous aviez du vin en cave, il ne vous coûterait pas trois sous : j’en mets six pour votre valet de chambre, et vingt pour vous deux, qui n’en buvez pas pour trois.

 

Je mets une livre de chandelle par jour quoiqu’il n’en faille qu’une demi-livre. Je mets dix sous en bougie ; il y en a six à la livre, qui coûte une livre dix sous, et qui dure trois jours.

 

Je mets deux livres pour le bois ; cependant vous n’en brûlerez que trois mois de l’année, et il ne faut que deux feux.

 

Je mets une livre dix sous pour le fruit ; le sucre ne coûte que onze sous la livre, et il n’en faut qu’un quarteron pour une compote.

 

Je mets deux pièces de rôti : on en épargne une quand monsieur ou madame dîne ou soupe en ville ; mais aussi j’ai oublié une volaille bouillie pour le potage. Nous entendons le ménage. Vous pouvez fort bien, sans passer quinze livres, avoir une entrée, tantôt de saucisses, tantôt de langue de mouton ou de fraise de veau, le gigot bourgeois, la pyramide éternelle, et la compote que vous aimez tant (1)

 

Cela posé, et ce que j’apprends à la cour, ma chère enfant, votre dépense ne doit pas passer cent livres par semaine : c’est quatre cents livres par mois. Posons cinq cents, afin que les bagatelles que j’oublie ne se plaignent pas que je leur fais injustice. Cinq cents livres par mois font :

 

 

§  Pour votre dépense de bouche                 6,000 livres

§  Pour vos habits                                        1,000 livres

§  Pour loyer de maison                              1,000 livres

§  Pour gages et habits de gens                  1,000 livres

§  Pour les habits, l’Opéra et les

magnificences ‘2) de monsieur             3,000 livres

 

                                                                 __________

 

                                                                 12,000 livres

 

 

Tout cela n’est-il pas honnête ? etc. »

 

 

1 – Dans ce temps-là, et c’était le plus brillant de Louis XIV, on ne servait d’entremets que dans les grands repas d’appareil.

 

2 – Madame de Maintenon compte deux cochers et oublie quatre chevaux, qui, dans ce temps-là, devaient, avec l’entretien des voitures, coûter environ deux mille francs par année.

 

 

Le marc de l’argent valait alors à peu près la moitié du numéraire d’aujourd’hui ; tout le nécessaire absolu était de la moitié moins cher ; et le luxe ordinaire, qui est devenu nécessaire, et qui n’est plus luxe, coûtait trois à quatre fois moins que de nos jours. Ainsi le comte d’Aubigné aurait pu pour ses douze mille livres de rente, qu’il mangeait à Paris assez obscurément, vivre en prince dans sa terre.

 

          Il y a dans Paris trois ou quatre cents familles municipales qui occupent la magistrature depuis un siècle, et dont le bien est en rentes sur l’Hôtel-de-Ville. Je suppose qu’elles eussent chacune vingt mille livres de rente ; ces vingt mille livres faisaient juste le double de ce qu’elles font aujourd’hui ; ainsi elles n’ont réellement que la moitié de leur ancien revenu. De cette moitié on retrancha une moitié dans le temps inconcevable du système de Lass. Ces familles ne jouissent donc réellement que du quart du revenu qu’elles possédaient à l’avènement de Louis XIV au trône ; et le luxe étant augmenté des trois quarts reste à peu près rien pour elles, à moins qu’elles n’aient réparé leur ruine par de riches mariages, ou par des successions, ou par une industrie secrète ; et c’est ce qu’elles ont fait.

 

          En tout pays, tout simple rentier qui n’augmente pas son bien dans une capitale, le perd à la longue. Les terriens se soutiennent, parce que, l’argent augmentant numériquement, le revenu de leurs terres augmente en proportion ; mais ils sont exposés à un autre malheur, et ce malheur est dans eux-mêmes. Leur luxe et leur inattention, non moins dangereuse encore, les conduisent à la ruine. Ils vendent leurs terres à des financiers qui entassent, et dont les enfants dissipent tout à leur tour. C’est une circulation perpétuelle d’élévation et de décadence ; le tout faute d’une économie raisonnable, qui consiste uniquement à ne pas dépenser plus qu’on ne reçoit.

 

 

 

 

 

ÉCONOMIE PUBLIQUE.

 

 

 

          L’économie d’un Etat n’est précisément que celle d’une grande famille. C’est ce qui porta le duc de Sully à donner le nom d’Economies à ses Mémoires. Toutes les autres branches d’un gouvernement sont plutôt des obstacles que des secours à l’administration des deniers publics. Des traités qu’il faut quelquefois conclure à prix d’or, des guerres malheureuses, ruinent un Etat pour longtemps ; les heureuses même l’épuisent. Le commerce intercepté et mal entendu l’appauvrit encore ; les impôts excessifs comblent la misère.

 

          Qu’est-ce qu’un Etat riche et bien économisé ? c’est celui où tout homme qui travaille est sûr d’une fortune convenable à sa condition, à commencer par le roi, et à finir par le manœuvre.

 

          Prenons pour exemple l’Etat où le gouvernement des finances est le plus compliqué, l’Angleterre. Le roi est presque sûr d’avoir toujours un million sterling par an à dépenser pour sa maison, sa table, ses ambassadeurs, et ses plaisirs. Ce million revient tout entier au peuple par la consommation ; car si les ambassadeurs dépensent leurs appointements ailleurs, les ministres étrangers consument leur argent à Londres. Tout possesseur de terres est certain de jouir de son revenu, aux taxes près imposées par ses représentants en parlement, c’est-à-dire par lui-même.

 

          Le commerçant joue un jeu de hasard et d’industrie contre presque tout l’univers ; et il est longtemps incertain s’il mariera sa fille à un pair du royaume, ou s’il mourra à l’hôpital.

 

          Ceux qui, sans être négociants, placent leur fortune précaire dans les grandes compagnies de commerce, ressemblent parfaitement aux oisifs de la France qui achètent des effets royaux, et dont le sort dépend de la bonne ou mauvaise fortune du gouvernement.

 

          Ceux dont l’unique profession est de vendre et d’acheter des billets publics, sur les nouvelles heureuses ou malheureuses qu’on débite, et de trafiquer la crainte et l’espérance, sont en sous-ordre dans le même cas que les actionnaires ; et tous sont des joueurs, hors le cultivateur qui fournit de quoi jouer.

 

          Une guerre survient ; il faut que le gouvernement emprunte de l’argent comptant, car on ne paye pas des flottes et des armées avec des promesses. La chambre des communes imagine une taxe sur la bière, sur le charbon, sur les cheminées, sur les fenêtres, sur les acres de blé et de pâturage, sur l’importation, etc.

 

          On calcule ce que cet impôt pourra produire à peu près ; toute la nation en est instruite ; un acte du parlement dit aux citoyens : Ceux qui voudront prêter à la patrie recevront quatre pour cent de leur argent pendant dix ans, au bout desquels ils seront remboursés.

 

Ce même gouvernement fait un fonds d’amortissement du surplus de ce que produisent les taxes. Ce fonds doit servir à rembourser les créanciers. Le temps du remboursement venu, on leur dit : Voulez-vous votre fonds, voulez-vous le laisser à trois pour cent ? Les créanciers, qui croient leur dette assurée, laissent pour la plupart leur argent entre les mains du gouvernement.

 

Nouvelle guerre, nouveaux emprunts, nouvelles dettes ; le fonds d’amortissement est vide, on ne rembourse rien.

 

Enfin ce monceau de papier représentatif d’un argent qui n’existe pas a été porté jusqu’à cent trente millions de livres sterling, qui font cent vingt-sept millions de guinées, en l’an 1770 de notre ère vulgaire.

 

Disons en passant que la France est à peu près dans ce cas ; elle doit de fonds environ cent vingt-sept millions de louis d’or. Or, ces deux sommes, montant à deux cent cinquante-quatre millions de louis d’or, n’existent pas dans l’Europe. Comment payer ? Examinons d’abord l’Angleterre.

 

Si chacun redemande son fonds, la chose est visiblement impossible, à moins de la pierre philosophale, ou de quelque multiplication pareille. Que faire ? Une partie de la nation a prêté à toute la nation. L’Angleterre doit à l’Angleterre cent trente millions sterling à trois pour cent d’intérêt : elle paye donc de ce seul article très modique trois millions neuf cent mille livres sterling d’or chaque année. Les impôts sont d’environ sept millions (1), il reste donc pour satisfaire aux charges de l’Etat trois millions et cent mille livres sterling, sur quoi l’on peut, en économisant, éteindre peu à peu une partie des dettes publiques.

 

La banque de l’Etat, en produisant des avantages immenses aux directeurs, est utile à la nation, parce qu’elle augmente le crédit, que ses opérations sont connues, et qu’elle ne pourrait faire plus de billets qu’il n’en faut sans perdre ce crédit et sans se ruiner elle-même. C’est là le grand avantage d’un pays commerçant, où tout se fait en vertu d’une loi positive, où nulle opération n’est cachée, où la confiance est établie sur des calculs faits par les représentants de l’Etat, examinés par tous les citoyens. L’Angleterre, quoi qu’on dise, voit donc son opulence assurée tant qu’elle aura des terres fertiles, des troupeaux abondants, et un commerce avantageux (2).

 

Si les autres pays parviennent à n’avoir pas besoin de ses blés et à tourner contre elle la balance du commerce, il peut arriver alors un très grand bouleversement dans les fortunes des particuliers ; mais la terre reste, l’industrie reste ; et l’Angleterre, alors moins riche en argent, l’est toujours en valeurs renaissantes que le sol produit ; elle revient au même état où elle était au seizième siècle.

 

Il en est absolument de tout un royaume comme d’une terre d’un particulier : si le fonds de la terre est bon, elle ne sera jamais ruinée ; la famille qui la faisait valoir peut être réduite à l’aumône, mais le sol prospérera sous une autre famille.

 

Il y a d’autres royaumes qui ne seront jamais riches, quelque effort qu’ils fassent : ce sont ceux qui, situés sous un ciel rigoureux, ne peuvent avoir tout au plus que l’exact nécessaire. Les citoyens n’y peuvent jouir des commodités de la vie qu’en les faisant venir de l’étranger à un prix qui est excessif pour eux. Donnez à la Sibérie et au Kamtschatka réunis, qui font quatre fois l’étendue de l’Allemagne, un Cyrus pour souverain, un Solon pour législateur, un duc de Sully, un Colbert pour surintendants des finances, un duc de Choiseul pour ministre de la guerre et de la paix, un Anson pour amiral, ils y mourront de faim avec tout leur génie.

 

Au contraire, faites gouverner la France par un fou sérieux tel que Lass, par un fou plaisant tel que le cardinal Dubois, par des ministres tels que nous en avons vu quelquefois, on pourra dire d’eux ce qu’un sénateur de Venise disait de ses confrères au roi Louis XII, à ce que prétendent les raconteurs d’anecdotes. Louis XII en colère menaçait de ruiner la république : Je vous en défie, dit le sénateur ; la chose me paraît impossible ; il y a vingt ans que mes confrères font tous les efforts imaginables pour la détruire, et ils n’en ont pu venir à bout.

 

Il n’y eut jamais rien de plus extravagant sans doute que de créer une compagnie imaginaire du Mississipi, qui devait rendre au moins cent pour un à tout intéressé, de tripler tout d’un coup la valeur numéraire des espèces, de rembourser en papier chimérique les dettes et les charges de l’Etat, et de finir enfin par la défense aussi folle que tyrannique à tout citoyen de garder chez soi plus de cinq cents francs en or ou en argent. Ce comble d’extravagance étant inouï, le bouleversement général fut aussi grand qu’il devait l’être : chacun criait que c’en était fait de la France pour jamais. Au bout de dix ans il n’y paraissait pas.

 

Un bon pays se rétablit toujours par lui-même, pour peu qu’il soit tolérablement régi ; un mauvais ne peut s’enrichir que par une industrie extrême et heureuse.

 

La proportion sera toujours la même entre l’Espagne, la France, l’Angleterre proprement dite, et la Suède (3). On compte communément vingt millions d’habitants en France, c’est peut-être trop ; Ustariz n’en admet que sept en Espagne, Nichols en donne huit à l’Angleterre, on n’en attribue pas cinq à la Suède. L’Espagnol (l’un portant l’autre) a la valeur de quatre-vingts de nos livres à dépenser par an ; le Français, meilleur cultivateur, a cent vingt livres ; l’Anglais, cent quatre-vingts ; le Suédois, cinquante. Si nous voulions parler du Hollandais, nous trouverions qu’il n’a que ce qu’il gagne, parce que ce n’est pas son territoire qui le nourrit et qui l’habille : la Hollande est une foire continuelle, où personne n’est riche que de sa propre industrie ou de celle de son père.

 

Quelle énorme disproportion entre les fortunes ! un Anglais qui a sept mille guinées de revenu absorbe la subsistance de mille personnes. Ce calcul effraye au premier coup d’œil ; mais au bout de l’année il a réparti ses sept mille guinées dans l’Etat, et chacun a eu à peu près son contingent.

 

En général l’homme coûte très peu à la nature. Dans l’Inde où les raïas et les nanabs entassent tant de trésors, le commun peuple vit pour deux sous par jour tout au plus.

 

Ceux des Américains qui ne sont sous aucune domination, n’ayant que leurs bras, ne dépensent rien : la moitié de l’Afrique a toujours vécu de même ; et nous ne sommes supérieurs à tous ces hommes-là que d’environ quarante écus par an : mais ces quarante écus font une prodigieuse différence ; c’est elle qui couvre la terre de belles villes, et la mer de vaisseaux.

 

C’est avec nos quarante écus que Louis XIV eut deux cents vaisseaux, et bâtit Versailles ; et tant que chaque individu, l’un portant l’autre, pourra être censé jouir de quarante écus de rente, l’Etat pourra être florissant.

 

Il est évident que plus il y a d’hommes et de richesses dans un Etat, plus on y voit d’abus. Les frottements sont si considérables dans les grandes machines, qu’elles sont presque toujours détraquées. Ces dérangements font une telle impression sur les esprits, qu’en Angleterre, où il est permis à tout citoyen de dire ce qu’il pense, il se trouve tous les mois quelque calculateur qui avertit charitablement ses compatriotes que tout est perdu, et que la nation est ruinée sans ressource. La permission de penser étant moins grande en France, on s’y plaint en contrebande ; on imprime furtivement, mais fort souvent, que jamais sous les enfants de Clotaire, ni du temps du roi Jean, de Charles VI, de la bataille de Pavie, des guerres civiles et de la Saint-Barthélemy, le peuple ne fut si misérable qu’aujourd’hui.

 

Si on répond à ces lamentations par une lettre de cachet, qui ne passe pas pour une raison bien légitime, mais qui est très péremptoire, le plaignant s’enfuit en criant aux alguazils qu’ils n’en ont pas pour six semaines, et que Dieu merci ils mourront de faim avant ce temps-là comme les autres.

 

Bois-Guillebert, qui attribua si impudemment son insensée Dîme royale au maréchal de Vauban, prétendait, dans son Détail de la France, que le grand ministre Colbert avait déjà appauvri l’Etat de quinze cents millions, en attendant pis.

 

Un calculateur de notre temps, qui paraît avoir les meilleures intentions du monde, quoiqu’il veuille absolument qu’on s’enivre après la messe, prétend que les valeurs reconnaissantes de la France, qui forment le revenu de la nation, ne se montent qu’à environ quatre cents millions ; en quoi il paraît qu’il ne se trompe que d’environ seize cents millions de livres à vingt sous la pièce, le marc d’argent monnayé étant à quarante-neuf livres dix. Et il assure que l’impôt pour payer les charges de l’Etat ne peut être que de soixante et quinze millions, dans le temps qu’il l’est de trois cents, lesquels ne suffisent pas, à beaucoup près, pour acquitter les dettes annuelles.

 

Une seule erreur dans toutes ces spéculations, dont le nombre est très considérable, ressemble aux erreurs commises dans les mesures astronomiques prises sur la terre. Deux lignes répondent à des espaces immenses dans le ciel.

 

C’est en France et en Angleterre que l’économie publique est le plus compliquée. On n’a pas d’idée d’une telle administration dans le reste du globe, depuis le mont Atlas jusqu’au Japon. Il n’y a guère que cent trente ans que commença cet art de rendre la moitié d’une nation débitrice de l’autre ; de faire passer avec du papier les fortunes de main en main ; de rendre l’Etat créancier de l’Etat ; de faire un chaos de ce qui devrait être soumis à une règle uniforme. Cette méthode s’est étendue en Allemagne et en Hollande. On a poussé ce raffinement et cet excès jusqu’à établir un jeu entre le souverain et les sujets ; et ce jeu est appelé loterie (4). Votre enjeu est de l’argent comptant ; si vous gagnez vous obtenez des espèces ou des rentes ; qui perd ne souffre pas un grand dommage. Le gouvernement prend d’ordinaire dix pour cent pour sa peine. On fait ces loteries les plus compliquées que l’on peut, pour étourdir et pour amorcer le public. Toutes ces méthodes ont été adoptées en Allemagne et en Hollande : presque tout Etat a été obéré tour à tour. Cela n’est pas trop sage ; mais qui l’est ? les petits, qui n’ont pas le pouvoir de se ruiner.

  

 

 

 

 

E comme ECONOMIE

 

1 – Ceci était en écrit en 1770.

 

2 – La dette immense de l’Angleterre et de la France prépare à ces deux nations, non une ruine totale ou une décadence durable, mais de longs malheurs et peut-être de grands bouleversements. Cependant, en supposant ces dettes égales (et celle de l’Angleterre est plus forte), la France aurait encore de grands avantages :

 

1°/ Quoique la supériorité de sa richesse réelle ne soit point proportionnelle à celle de l’étendue de son territoire et du nombre de ses habitants, cette supériorité est très grande.

 

2°/ L’agriculture, l’industrie et le commerce n’y étant pas aussi près qu’en Angleterre du degré de perfection et d’activité qu’on peut atteindre, leurs progrès peuvent procurer de plus grandes ressources. La suppression des corvées, celle des jurandes pour les métiers comme pour le commerce, la liberté du commerce des blés, des vins, des bestiaux, en un mot les lois faites en 1776 et celles qu’on préparait alors, auraient changé en peu d’années la face de la France.

 

3°/ La dette foncière en France étant en très grande partie à cinq pour cent et au-delà, tout ministre éclairé et vertueux que l’on croira établi dans sa place, trouvant à emprunter à quatre pour cent, lorsqu’il n’empruntera que pour rembourser, pourra diminuer l’intérêt de cette partie de la dette d’un cinquième et au-delà, et former de cela seul un fonds d’amortissement.

 

4°/ La vente des domaines, et celle des biens du clergé qui appartiennent à l’Etat, est une ressource immense qui manque encore à l’Angleterre. La publicité des opérations peut aussi avoir lieu en France ; et si la confiance doit être plus grande en Angleterre, parce que les membres du parlement sont eux-mêmes intéressés à ce que la nation soit fidèle à ses engagements, d’un autre côté ces mêmes membres du parlement ont beaucoup plus d’intérêt  ce que les finances soient mal administrées, que n’en peuvent avoir les ministres du roi de France. (K.) – Ecrit avant 1789. (G.A.)

 

3 – C’est-à-dire si la législation où l’administration ne changent point ; car la France, moins peuplée à proportion que l’Angleterre, peut acquérir une population égale ; l’Espagne, la Suède, peuvent en très peu de temps doubler leur population. (K.)

 

4 – Le 23 brumaire an II, une députation de la Commune de Paris vint à la barre de la Convention : « Vous dénoncez des abus qui pèsent sur le peuple, dit l’orateur, c’est être sûr de leur destruction. Après avoir frappé l’agiotage et l’accaparement, il vous reste à frapper un fléau dont la classe indigente est surtout la victime, fléau inventé par le despotisme pour faire taire le peuple sur sa misère en le leurrant d’une espérance qui ne faisait qu’aggraver sa calamité. Un tel abus ne doit plus exister sous le régime de la liberté. Le conseil de la Commune a arrêté de vous demander la suppression de toutes les loteries et surtout de la loterie ci-devant royale. » La Convention décréta : « Les loteries, de quelque nature qu’elles soient, et sous quelque dénomination qu’elles existent, sont supprimées. » (G.A.)

 

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