DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES : Un sauvage et un bachelier - 2
Photo de PAPAPOUSS
DIALOGUES
ET
ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES.
___________
UN SAUVAGE ET UN BACHELIER.
_______
SECOND ENTRETIEN.
LE SAUVAGE.
J’ai avalé des aliments qui ne me paraissent pas faits pour moi, quoique j’aie un très bon estomac ; vous m’avez fait manger quand je n’avais plus faim, et boire quand je n’avais plus soif ; mes jambes ne sont plus si fermes qu’elles l’étaient avant le dîner, ma tête est plus pesante, mes idées ne sont plus si nettes. Je n’ai jamais éprouvé cette diminution de moi-même dans mon pays. Plus on met ici dans son corps, et plus on perd de son être. Dites-moi, je vous prie, quelle est la cause de ce dommage.
LE BACHELIER.
Je vais vous le dire. Premièrement, à l’égard de ce qui se passe dans votre tête, je le sais très bien ; écoutez. L’âme, ne tenant aucune place, est placée dans la glande pinéale, ou dans le corps calleux, au milieu de la tête. Les esprits animaux qui s’élèvent de l’estomac montent à l’âme, qu’ils ne peuvent toucher parce qu’ils sont matière et qu’elle ne l’est pas. Or, comme ils ne peuvent agir l’un sur l’autre, cela fait que l’âme reçoit leur impression ; et, comme elle est simple, et que par conséquent elle ne peut éprouver aucun changement, cela fait qu’elle change, qu’elle devient pesante, engourdie, quand on a trop mangé ; de là vient que plusieurs grands hommes dorment après dîner.
LE SAUVAGE.
Ce que vous me dites me paraît bien ingénieux et bien profond ; faites-moi la grâce de m’en donner quelque explication qui soit à ma portée.
LE BACHELIER.
Je vous ai dit tout ce qui peut se dire sur cette grande affaire ; mais en votre faveur je vais un peu m’étendre : allons par degrés ; savez-vous que ce monde-ci est le meilleur des mondes possibles (1) ?
LE SAUVAGE.
Comment ! il est impossible à l’Etre infini de faire quelque chose de mieux que ce que nous voyons ?
LE BACHELIER.
Assurément ; et ce que nous voyons est ce qu’il y a de mieux. Il est bien vrai que les hommes se pillent et s’égorgent ; mais c’est toujours en faisant l’éloge de l’équité et de la douceur. On massacra autrefois une douzaine de millions de vous autres Américains ; mais c’était pour rendre les autres raisonnables. Un calculateur a vérifié que depuis une certaine guerre de Troie, que vous ne connaissez pas, jusqu’à celle de l’Acadie, que vous connaissez, on a tué au moins, en batailles rangées, cinq cent cinquante-cinq millions six cent cinquante mille hommes, sans compter les petits enfants et les femmes écrasés dans des villes mises en cendres ; mais c’est pour le bien public : quatre ou cinq mille maladies cruelles, auxquelles les hommes sont sujets, font connaître le prix de la santé ; et les crimes dont la terre est couverte relèvent merveilleusement le mérite des hommes pieux, du nombre desquels je suis. Vous voyez que tout cela va le mieux du monde, du moins pour moi.
Or les choses ne pourraient être dans cette perfection si l’âme n’était pas dans la glande pinéale. Car … Mais allons pied à pied ; quelle idée avez-vous des lois, et du juste et de l’injuste, et du beau, et du πόχχότ, comme dit Platon ?
LE SAUVAGE.
Mais, monsieur, en allant pied à pied, vous me parlez de cent choses à la fois.
LE BACHELIER.
On ne parle pas autrement en conversation. Çà, dites-moi, qui a fait les lois dans votre pays ?
LE SAUVAGE.
L’intérêt public.
LE BACHELIER.
Ce mot dit beaucoup ; nous n’en connaissons pas de plus énergique : comment l’entendez-vous, s’il vous plaît ?
LE SAUVAGE.
J’entends que ceux qui avaient des cocotiers et du maïs ont défendu aux autres d’y toucher, et que ceux qui n’en avaient point ont été obligés de travailler pour avoir le droit d’en manger une partie ; tout ce que j’ai vu dans notre pays et dans le vôtre m’apprend qu’il n’y a pas d’autre esprit des lois.
LE BACHELIER.
Mais les femmes, monsieur le sauvage, les femmes ?
LE SAUVAGE.
Eh bien ! les femmes ? elles me plaisent beaucoup quand elles sont belles et douces : elles sont fort supérieures à nos cocotiers ; c’est un fruit où nous ne voulons pas que les autres touchent : on n’a pas plus le droit de me prendre ma femme que de me prendre mon enfant. Il y a, dit-on, des peuples qui le trouvent bon ; ils sont bien les maîtres ; chacun fait de son bien ce qu’il veut.
LE BACHELIER.
Mais les successions, les partages, les hoirs, les collatéraux ?
LE SAUVAGE.
Il faut bien succéder : je ne peux plus posséder mon champ quand on m’y a enterré ; je le laisse à mon fils : si j’en ai deux, ils le partagent. J’apprends que parmi vous autres, en beaucoup d’endroits, vos lois laissent tout à l’aîné ; et rien aux cadets ; c’est l’intérêt qui a dicté cette loi bizarre : apparemment les aînés l’ont faite, ou les pères ont voulu que les aînés dominassent.
LE BACHELIER.
Quelles sont, à votre avis, les meilleures lois ?
LE SAUVAGE.
Celles où l’on a le plus consulté l’intérêt de tous les hommes mes semblables.
LE BACHELIER.
Et où trouve-t-on de pareilles lois ?
LE SAUVAGE.
Nulle part, à ce que j’ai ouï dire.
LE BACHELIER.
Il faut que vous me disiez d’où sont venus chez vous les hommes. Qui croit-on qui ait peuplé l’Amérique ?
LE SAUVAGE.
Mais nous croyons que c’est Dieu qui l’a peuplée.
LE BACHELIER.
Ce n’est pas répondre. Je vous demande de quel pays sont venus vos premiers hommes ?
LE SAUVAGE.
Du pays d’où sont venus nos premiers arbres. Vous me paraissez plaisants, vous autres messieurs les habitants de l’Europe, de prétendre que nous ne pouvons rien avoir sans vous : nous sommes tout autant en droit de croire que nous sommes vos pères, que vous de vous imaginer que vous êtes les nôtres.
LE BACHELIER.
Voilà un sauvage bien têtu !
LE SAUVAGE.
Voilà un bachelier bien bavard !
LE BACHELIER.
Hola, hé ! monsieur le sauvage, encore un petit mot ; croyez-vous dans la Guyane qu’il faille tuer les gens qui ne sont pas de votre avis ?
LE SAUVAGE.
Oui, pourvu qu’on les mange.
LE BACHELIER.
Vous faites le plaisant. Et la Constitution (2), qu’en pensez-vous ?
LE SAUVAGE.
Adieu.
1 – Principe leibnitizien. Voyez Candide ou l’Optimisme. (G.A.)
2 – La bulle Unigenitus. Voyez le Siècle de Louis XIV, chapitre XXXVII, et Précis du Siècle de Louis XV, chapitre XXXVI. (G.A.)