DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES : Un sauvage et un bachelier - 1

Publié le par loveVoltaire

LE SAUVAGE ET LE BACHELIER-2

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

DIALOGUES

ET

ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES.

 

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UN SAUVAGE ET UN BACHELIER.

 

(1761)

 

 

[Ce Dialogue en deux parties parut dans les Mélanges de littérature, d’histoire de philosophie (1761), sous le titre de Entretiens d’un sauvage et d’un bachelier. Voltaire y combat le paradoxe de Rousseau sur l’homme à l’état sauvage. ] (G.A.)

 

 

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PREMIER ENTRETIEN.

 

 

 

 

 

 

Un gouverneur de la Cayenne amena un jour un sauvage de la Guyane, qui était né avec beaucoup de bons sens, et qui parlait assez bien le français. Un bachelier de Paris eut l’honneur d’avoir avec lui cette conversation

 

 

 

LE BACHELIER.

 

Monsieur le sauvage, vous avez vu sans doute beaucoup de vos camarades qui passent leur vie tout seuls ; car on dit que c’est là la véritable vie de l’homme, et que la société n’est qu’une dépravation artificielle.

 

LE SAUVAGE.

 

Jamais je n’ai vu de ces gens-là : l’homme me paraît né pour la société, comme plusieurs espèces d’animaux : chaque espèce suit son instinct : nous vivons tous en société chez nous.

 

LE BACHELIER.

 

Comment ! en société ! vous avez donc de belles villes murées, des rois qui tiennent une cour, des spectacles, des couvents, des universités, des bibliothèques, et des cabarets ?

 

LE SAUVAGE.

 

Non : est-ce que je n’ai pas ouï dire que dans votre continent vous avez des Arabes, des Scythes, qui n’ont jamais rien eu de tout cela, et qui forment cependant des nations considérables ? nous vivons comme ces gens-là.

 

Les familles voisines se prêtent du secours. Nous habitons un pays chaud, où nous avons peu de besoins ; nous nous procurons aisément la nourriture ; nous nous marions, nous faisons des enfants, nous les élevons, nous mourons. C’est tout comme chez vous, à quelques cérémonies près.

 

LE BACHELIER.

 

Mais, monsieur, vous n’êtes donc pas sauvage ?

 

LE SAUVAGE.

 

Je ne sais pas ce que vous entendez par ce mot.

 

LE BACHELIER.

 

En vérité, ni moi non plus ; il faut que j’y rêve : nous appelons sauvage un homme de mauvaise humeur, qui fuit la compagnie.

 

LE SAUVAGE.

 

Je vous ai déjà dit que nous vivons ensemble dans nos familles.

 

LE BACHELIER.

 

Nous appelons encore sauvages les bêtes qui ne sont pas apprivoisées, et qui s’enfoncent dans les forêts ; et de là nous avons donné le nom de sauvage à l’homme qui vit dans les bois.

 

LE SAUVAGE.

 

Je vais dans les bois comme vous autres, quand vous chassez.

 

LE BACHELIER.

 

Pensez-vous quelquefois ?

 

LE SAUVAGE.

 

On ne laisse pas d’avoir quelques idées.

 

LE BACHELIER.

 

 

Je serais curieux de savoir quelles sont vos idées : que pensez-vous de l’homme ?

 

LE SAUVAGE.

 

Je pense que c’est un animal à deux pieds, qui a la faculté de raisonner, de parler, et de rire, et qui se sert de ses mains beaucoup plus adroitement que le singe. J’en ai vu de plusieurs espèces, des blancs comme vous, des rouges, comme moi, des noirs comme ceux qui sont chez monsieur le gouverneur de la Cayenne. Vous avez de la barbe, nous n’en avons point : les nègres ont de la laine, et vous et moi portons des cheveux. On dit que dans votre Nord tous les cheveux sont blonds ; ils sont tous noirs dans notre Amérique ; je n’en sais guère davantage.

 

LE BACHELIER.

 

Mais votre âme, monsieur ? votre âme ? quelle notion en avez-vous ? d’où vous vient-elle ? qu’est-elle ? que fait-elle ? comment agit-elle ? où va-t-elle ?

 

LE SAUVAGE.

 

Je n’en sais rien ; je ne l’ai jamais vue.

 

LE BACHELIER.

 

A propos, croyez-vous que les bêtes soient des machines ?

 

LE SAUVAGE.

 

Elles me paraissent des machines organisées qui ont du sentiment et de la mémoire.

 

LE BACHELIER.

 

Et vous, vous, monsieur le sauvage, qu’imaginez-vous avoir par-dessus les bêtes ?

 

LE SAUVAGE.

 

Une mémoire infiniment supérieure, beaucoup plus d’idées, et, comme je vous l’ai déjà dit, une langue qui forme incomparablement plus de sons que la langue des bêtes, et des mains plus adroites, avec la faculté de rire qu’un grand raisonneur (1) me fait exercer.

 

LE BACHELIER.

 

Et, s’il vous plaît, comment savez-vous tout cela ? et de quelle nature est votre esprit ? comment votre âme anime-t-elle votre corps ? pensez-vous toujours ? votre volonté est-elle libre ?

 

LE SAUVAGE.

 

Voilà bien des questions. Vous me demandez comment je possède ce que Dieu a daigné donner à l’homme : c’est comme si vous me demandiez comment je suis né. Il faut bien, puisque je suis né homme, que j’aie les choses qui constituent l’homme, comme un arbre a de l’écorce, des racines et des feuilles. Vous voulez que je sache de quelle nature est mon esprit ; je ne me le suis pas donné, je ne peux le savoir : comment mon âme anime mon corps ; je n’en suis pas mieux instruit. Il me semble qu’il faut avoir vu le premier ressort de votre montre pour juger comment elle marque l’heure. Vous me demandez si je pense toujours : non ; j’ai quelquefois des demi-idées, comme quand je vois des objets de loin confusément ; quelquefois j’ai des idées plus fortes, comme lorsque je vois un objet de plus près je le distingue mieux ; quelquefois je n’ai point d’idées du tout, comme lorsque je ferme les yeux je ne vois rien. Vous me demandez après cela si ma volonté est libre. Je ne vous entends point : ce sont des choses que vous savez sans doute ; vous me ferez plaisir de me les expliquer.

 

LE BACHELIER.

 

Oh ! vraiment oui, j’ai étudié toutes ces matières ; je pourrais vous en parler un mois de suite sans discontinuer, que vous n’y entendriez rien. Dites-moi un peu, connaissez-vous le bon et le mauvais, le juste et l’injuste ? Savez-vous quel est le meilleur des gouvernements, le meilleur culte, le droit des gens, le droit public, le droit civil, le droit canon ? comment se nommaient le premier homme et la première femme qui ont peuplé l’Amérique ? Savez-vous à quel dessein il pleut dans la mer, et pourquoi vous n’avez point de barbe ?

 

LE SAUVAGE.

 

En vérité, monsieur, vous abusez un peu de l’aveu que j’ai fait d’avoir plus de mémoire que les animaux : j’ai peine à retrouver les questions que vous me faites. Vous parlez du bon et du mauvais, du juste et de l’injuste : il me paraît que tout ce qui nous fait plaisir sans faire tort à personne est très bon et très juste ; que ce qui fait tort aux hommes sans nous faire de plaisir est abominable ; et que ce qui nous fait plaisir en faisant du tort aux autres est bon pour nous dans le moment, très dangereux pour nous-mêmes, et très mauvais pour autrui.

 

LE BACHELIER.

 

Et avec ces maximes-là vous vivez en société ?

 

LE SAUVAGE.

 

Oui, avec nos parents et nos voisins. Sans beaucoup de peines et de chagrins, nous attrapons doucement notre centaine d’années ; plusieurs même vont à cent vingt ; après quoi notre corps fertilise la terre dont il a été nourri.

 

LE BACHELIER.

 

Vous me paraissez avoir une bonne tête ; je veux vous la renverser. Dînons ensemble : après quoi nous continuerons à philosopher avec méthode.

 

LE SAUVAGE ET LE BACHELIER-2

 

 

1 – Rousseau. (G.A.)

 

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