DIALOGUES ET ENTRETIENS : Lucrèce et Posidonius - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

LUCRECE ET PODIDONIUS - 2

 

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LUCRÈCE ET POSIDONIUS.

 

 

‒ 1756 ‒

 

 

 

 

 

 

 

SECOND ENTRETIEN.

 

 

 

 

 

LUCRÈCE.

 

          Je commence à reconnaître un Être suprême inaccessible à nos sens, et prouvé par notre raison, qui a fait le monde, et qui le conserve : mais pour tout ce que je dis de l’âme dans mon troisième livre, admiré de tous les savants de Rome, je ne crois pas que vous puissiez m’obliger à y renoncer.

 

POSIDONIUS.

 

          Vous dites d’abord :

 

 

Idque situm mediâ regione in pectoris hæret.

 

L’esprit est au milieu de la poitrine.

 

 

LIV. III, v. 141.

 

          Mais quand vous avez composé vos beaux vers, n’avez-vous jamais fait quelque effort de tête ? Quand vous parlez de l’esprit de Cicéron ou de l’orateur Marc-Antoine, ne dites-vous pas que c’est une bonne tête ? et si vous disiez qu’il a une bonne poitrine, ne croirait-on pas que vous parlez de sa voix et de ses poumons ?

 

LUCRÈCE.

 

          Mais ne sentez-vous pas que c’est autour du cœur que se forment les sentiments de joie, de douleur, et de crainte ?

 

 

Hic exultat enim pavor ac metus ; hæc loca circum

Lætitiæ mulcent.

 

          Ne sentez-vous pas votre cœur se dilater ou se resserrer à une bonne ou mauvaise nouvelle ? N’y a-t-il pas là des ressorts secrets qui se détendent ou qui prennent de l’élasticité ? C’est donc là qu’est le siège de l’âme.

 

LIV. III, v. 142

 

POSIDONIUS.

 

          Il y a une paire de nerfs qui part du cerveau, qui passe à l’estomac et au cœur, qui descend aux parties de la génération, et qui leur imprime des mouvements ; direz-vous que c’est dans les parties de la génération que réside l’entendement humain ?

 

LUCRÈCE.

 

          Non, je n’oserais le dire ; mais, quand je placerai l’âme dans la tête, au lieu de la mettre dans la poitrine, mes principes subsisteront toujours : l’âme sera toujours une matière infiniment déliée, semblable au feu élémentaire qui anime toute la machine.

 

POSIDONIUS.

 

          Et comment concevez-vous qu’une matière déliée puisse avoir des pensées, des sentiments par elle-même ?

 

LUCRÈCE.

 

          Parce que je l’éprouve, parce que toutes les parties de mon corps étant touchées en ont le sentiment, parce que ce sentiment est répandu dans toute ma machine ; parce qu’il ne peut y être répandu que par une matière extrêmement subtile et rapide ; parce que je suis un corps ; parce qu’un corps ne peut être agité que par un corps ; parce que l’intérieur de mon corps ne peut être pénétré que par des corpuscules très déliés, et que par conséquent mon âme ne peut être que l’assemblage de ces corpuscules.

 

POSIDONIUS.

 

          Nous sommes déjà convenus dans notre premier entretien qu’il n’y a pas d’apparence qu’un rocher puisse composer l’Iliade. Un rayon de soleil en sera-t-il plus capable ? Imaginez ce rayon de soleil cent mille fois plus subtil et plus rapide ; cette clarté, cette ténuité, feront-elles des sentiments et des pensées ?

 

LUCRÈCE.

 

          Peut-être en feront-elles quand elles seront dans des organes préparés.

 

POSIDONIUS.

 

          Vous voilà toujours réduit à des peut-être. Du feu ne peut penser par lui-même plus que de la glace.  Quand je supposerais que c’est du feu qui pense en vous, qui sent, qui a une volonté, vous seriez donc forcé d’avouer que ce n’est pas par lui-même qu’il a une volonté, du sentiment, et des pensées.

 

LUCRÈCE.

 

          Non ; ce ne sera pas par lui-même ; ce sera par l’assemblage de ce feu et de mes organes ;

 

POSIDONIUS.

 

          Comment pouvez-vous imaginer que de deux corps qui ne pensent point chacun séparément, il résulte la pensée quand ils sont unis ensemble ?

 

LUCRÈCE.

 

          Comme un arbre et de la terre pris séparément ne portent point de fruit, et qu’ils en portent quand on a mis l’arbre dans la terre.

 

POSIDONIUS.

 

          La comparaison n’est qu’éblouissante. Cet arbre a en soi le germe des fruits, on le voit à l’œil dans ses boutons, et le suc de la terre développe la substance de ces fruits. Il faudrait donc que le feu eût déjà en soi le germe de la pensée, et que les organes du corps développassent ce germe.

 

LUCRÈCE.

 

          Que trouvez-vous à cela d’impossible ?

 

POSIDONIUS.

 

          Je trouve que ce feu, cette matière quintessenciée n’a pas en elle plus de droit à la pensée que la pierre. La production d’un être doit avoir quelque chose de semblable à ce qui la produit : or, une pensée, une volonté, un sentiment, n’ont rien de semblable à de la matière ignée.

 

 

LUCRÈCE.

 

          Deux corps qui se heurtent produisent du mouvement ; et cependant ce mouvement n’a rien de semblable à ces deux corps, il n’a rien de leurs trois dimensions, il n’a point comme eux de figure ; dont un être peut n’avoir rien de semblable à l’être qui le produit : donc la pensée peut naître de l’assemblage de deux corps qui n’auront point la pensée.

 

POSIDONIUS.

 

          Cette comparaison est encore plus éblouissante que juste. Je ne vois là que des corps passant d’un lieu dans un autre. Mais quand nous raisonnons ensemble, je ne vois aucune matière dans vos idées et dans les miennes. Je vous dirai seulement que je ne conçois pas plus comment un corps a le pouvoir d’en remuer un autre, que je ne conçois comment j’ai des idées. Ce sont pour moi deux choses également inexplicables, et toutes deux me prouvent également l’existence et la puissance, et toutes deux me prouvent également l’existence et la puissance d’un Etre suprême auteur du mouvement et de la pensée.

 

LUCRÈCE.

 

          Si notre âme n’est pas un feu subtil, une quintessence éthérée, qu’est-elle donc ?

 

POSIDONIUS.

 

          Vous et moi n’en savons rien : je vous dirai bien ce qu’elle n’est pas ; mpais je ne puis vous dire ce qu’elle est. Je vois que c’est une puissance qui est en moi, que je ne me suis pas donné cette puissance, et que par conséquent elle vient d’un être supérieur à moi.

 

LUCRÈCE.

 

          Vous ne vous êtes pas donné la vie, vous l’avez reçue de votre père ; vous avez reçu de lui la pensée avec la vie, comme il l’avait reçue de son père, et ainsi en remontant à l’infini. Vous ne savez pas plus au fond ce que c’est que le principe de la vie, que vous ne connaissez le principe de la pensée. Cette succession d’êtres vivants et pensants a toujours existé de tout temps.

 

POSIDONIUS.

 

          Je vois toujours que vous êtes forcé d’abandonner le système d’Epicure, et que vous n’osez plus dire que la déclinaison des atomes produit la pensée : mais j’ai déjà réfuté dans notre dernier entretien la succession éternelle des êtres sensibles et pensants ; je vous ai dit que s’il y avait eu des êtres matériels pensants par eux-mêmes, il faudrait que la pensée fût un attribut nécessaire essentiel à toute matière ; que si la matière pensait nécessairement par elle-même, toute matière serait pensante : or, cela n’est pas ; donc il est insoutenable d’admettre une succession d’êtres matériels pensant par eux-mêmes.

 

LUCRÈCE.

 

          Ce raisonnement que vous répétez n’empêche pas qu’un père ne communique une âme à son fils en formant son corps. Cette âme et ce corps croissent ensemble, ils se fortifient, ils sont assujettis aux maladies, aux infirmités de la vieillesse. La décadence de nos forces entraîne celle de notre jugement ; l’effet cesse enfin avec la cause, et l’âme se dissout comme la fumée dans les airs.

 

 

Præterea, gigni pariter cum corpore, et unà

Crescere sentimus, pariterque senescere mentem :

Nam velut infirmo pueri tenero que vagantur

Corpore, sic animi sequitur sententia tenuis.

Inde, ubi robustis adolevit viribus ætas,

Consilium quoque majus, et auctior est animi vis :

Post, ubi jam validis quassatum est viribus ævi

Corpus, et obtusis ceciderunt viribus artus,

Claudicat ingenium, delirat linguaque mensque ;

Omnia deficiunt, atque uno tempore desunt.

Ergo dissolvi quoque convenit omnem animaï

Naturam, ceu fumus in altas aeris auras :

Quandoquidem gigni pariter, pariterque videtur

Crescere, et, ut docui, simul ævo fessa fatiscit.

 

LIV., III, v. 446.

 

POSIDONIUS.

 

          Voilà de très beaux vers ; mais m’apprenez-vous par là quelle est la nature de l’âme ?

 

LUCRÈCE.

 

          Non ; je vous fais son histoire, et je raisonne avec quelque vraisemblance.

 

POSIDONIUS.

 

          Où est la vraisemblance qu’un père communique à son fils la faculté de penser ?

 

LUCRÈCE.

 

          Ne voyez-vous pas tous les jours que les enfants ont des inclinations de leurs pères, comme ils en ont les traits ?

 

POSIDONIUS.

 

          Mais un père en formant son fils n’a-t-il pas agi comme un instrument aveugle ? A-t-il prétendu faire une âme, faire des pensées, en jouissant de sa femme ? L’un et l’autre savent-ils comment un enfant se forme dans le sein maternel ? Ne faut-il pas recourir à quelque cause supérieure ainsi que dans les autres opérations de la nature que nous avons examinées ? Ne sentez-vous pas, si vous êtes de bonne foi, que les hommes ne se donnent rien, et qu’ils sont sous la main d’un maître absolu ?

 

LUCRÈCE.

 

          Si vous en savez plus que moi, dites-moi donc ce que c’est que l’âme.

 

POSIDONIUS.

 

          Je ne prétends pas en savoir plus que vous. Eclairons-nous l’un l’autre. Dites-moi d’abord ce que c’est que la végétation.

 

LUCRÈCE.

 

          C’est un mouvement interne qui porte les sucs de la terre dans une plante, la fait croître, développe ses fruits, étend ses feuilles, etc.

 

POSIDONIUS.

 

          Vous ne pensez pas, sans doute, qu’il y ait un être appelée végétation qui opère ces merveilles ?

 

LUCRÈCE.

 

          Qui l’a jamais pensé ?

 

POSIDONIUS.

 

          Vous devez conclure de notre précédent entretien que l’arbre ne s’est point donné la végétation lui-même.

 

LUCRÈCE.

 

          Je suis forcé d’en convenir.

 

POSIDONIUS.

 

          Et la vie ? vous me direz bien ce que c’est.

 

LUCRÈCE.

 

          C’est la végétation avec le sentiment dans un corps organisé.

 

POSIDONIUS.

 

          Et il n’y a pas un être appelé la vie qui donne ce sentiment à un corps organisé.

 

LUCRÈCE.

 

          Sans doute. La végétation et la vie sont des mots qui signifient des choses végétantes et vivantes.

 

POSIDONIUS.

 

          Si l’arbre et l’animal ne peuvent se donner la végétation et la vie, pouvez-vous vous donner vos pensées ?

 

LUCRÈCE.

 

          Je crois que je le peux, car je pense à ce que je veux. Ma volonté était de vous parler de métaphysique, et je vous en parle.

 

POSIDONIUS.

 

          Vous croyez être le maître de vos idées ? Vous savez donc quelles pensées vous aurez dans une heure, dans un quart d’heure ?

 

LUCRÈCE.

 

          J’avoue que je n’en sais rien.

 

POSIDONIUS.

 

          Vous avez souvent des idées en dormant ; vous faites des vers en rêve ; César prend des villes ; je résous des problèmes : les chiens de chasse poursuivent un cerf dans leurs sondes. Les idées nous viennent donc indépendamment de notre volonté ; elles nous sont donc données par une cause supérieure.

 

LUCRÈCE.

 

          Comment l’entendez-vous ? Prétendez-vous que l’Etre suprême est occupé continuellement à donner des idées, ou qu’il a créé des substances incorporelles, qui ont ensuite des idées par elles-mêmes, tantôt avec le secours des sens, tantôt sans ce secours ? Ces substances sont-elles formées auparavant, et attendent-elles des corps pour aller s’y insinuer, ou ne s’y logent-elles que quand l’animal est capable de les recevoir ? ou enfin est-ce dans l’Etre suprême que chaque être animé voit les idées des choses ? Quelle est votre opinion ?

 

POSIDONIUS.

 

          Quand vous m’aurez dit comment notre volonté opère sur-le-champ un mouvement dans nos corps, comment votre bras obéit à votre volonté, comment nous recevons la vie, comment nos aliments se digèrent, comment du blé se transforme en sang, je vous dirai comment nous avons des idées. J’avoue sur tout cela mon ignorance. Le monde pourra avoir un jour de nouvelles lumières, mais depuis Thalès jusqu’à nos jours nous n’en avons point. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de sentir notre impuissance, de reconnaître un être tout-puissant, et de nous garder de ces systèmes.

 

 

 

 

 LUCRECE ET PODIDONIUS - 2

 

 

 

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