DIALOGUE ET ENTRETIEN : Ariste et Acrotal

Publié le par loveVoltaire

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ARISTE ET ACROTAL.

 

 

 

- 1761 -

 

 

______

 

 

[La persécution contre les philosophes avait commencé ; le ministère public requérait  contre eux. C’est l’avocat général Omer Joly de Fleury que Voltaire désigne ici sous le nom d’Acrotal, qui veut dire homme distingué par sa position.] (G.A.)

 

 

______

 

 

 

ACROTAL.

 

Oh ! le bon temps que c’était quand les écoliers de l’université, qui avaient tous barbe au menton, assommèrent le vilain mathématicien Ramus (1), et traînèrent son corps nu et sanglant à la porte de tous les collèges pour faire amende honorable !

 

ARISTE.

 

Ce Ramus était donc un homme bien abominable ? Il avait fait des crimes bien énormes ?

 

ACROTAL.

 

Assurément : il avait écrit contre Aristote, et on le soupçonnait de pis. C’est dommage qu’on n’ait pas assommé aussi ce Charron qui s’avisa d’écrire de la sagesse, et ce Montaigne qui osait raisonner et plaisanter. Tous les gens qui raisonnent sont la peste d’un Etat.

 

ARISTE.

 

Les gens qui raisonnent mal peuvent être insupportables ; je ne vois pourtant pas qu’on doive pendre un pauvre homme pour quelques faux syllogismes : mais il me semble que les hommes dont vous me parlez raisonnaient assez bien.

 

ACROTAL.

 

Tant pis, c’est ce qui les rend plus dangereux.

 

ARISTE.

 

En quoi donc, s’il vous plaît ? Avez-vous jamais vu des philosophes apporter dans un pays la guerre, la famine ou la peste ? Bayle, par exemple, contre qui vous déclamez avec tant d’emportement, a-t-il jamais voulu crever les digues de la Hollande pour noyer les habitants, comme le voulait, dit-on, un grand ministre (2) qui n’était pas philosophe ?

 

ACROTAL.

 

Plût à Dieu que ce Bayle se fût noyé, ainsi que ses Hollandais hérétiques ! A-t-on jamais vu un plus abominable homme ? il expose les choses avec une fidélité si odieuse ; il met sous les yeux le pour et le contre avec une impartialité si lâche ; il est d’une clarté si intolérable, qu’il met les gens qui n’ont que le sens commun en état de juger et même de douter : on n’y peut pas tenir ; et pour moi, j’avoue que j’entre dans une sainte fureur quand on parle de cet homme-là et de ses semblables.

 

ARISTE.

 

Je ne crois pas qu’ils aient jamais prétendu vous mettre en colère…. Mais où courez-vous donc si vite ?

 

ACROTAL.

 

Chez monsignor Bardo-Bardi. Il y a deux jours que je demande audience ; mais il est tantôt avec son page, tantôt avec la signora Buona Roba ; je n’ai pu encore avoir l’honneur de lui parler.

 

ARISTE.

 

Il est actuellement à l’Opéra. Qu’avez-vous  donc de si pressé à lui dire ?

 

ACROTAL.

 

Je voulais le prier d’interposer son crédit pour faire brûler un petit abbé (3) qui insinue parmi nous les sentiments de Locke, d’un philosophe anglais ! Figurez-vous quelle horreur !

 

ARISTE.

 

Hé ! quels sont donc, s’il vous plaît, les sentiments horribles de cet Anglais ?

 

ACROTAL.

 

Que sais-je ! c’est, par exemple, que nous ne nous donnons point nos idées ; que Dieu, qui est le maître de tout, peut accorder des sensations et des idées à tel être qu’il daignera choisir ; que nous ne connaissons ni l’essence ni les éléments de la matière ; que les hommes ne pensent pas toujours ; qu’un homme bien ivre qui s’endort n’a pas des idées nettes dans son sommeil ; et cent autres impertinences de cette force.

 

ARISTE.

 

Eh bien ! si votre petit abbé, disciple de Locke, est assez mal avisé pour ne pas croire qu’un ivrogne endormi pense beaucoup, faut-il pour cela le persécuter ? quel mal a-t-il fait ? a-t-il conspiré contre l’Etat ? a-t-il prêché en chair le vol, la calomnie, l’homicide ? Entre nous, dites-moi si jamais un philosophe a causé le moindre trouble dans la société ?

 

ACROTAL.

 

Jamais, je l’avoue.

 

ARISTE.

 

Ne sont-ils pas pour la plupart des solitaires ? ne sont-ils pas pauvres, sans protection, sans appui ? et n’est-ce pas en partie pour ces raisons que vous les persécutez, parce que vous croyez pouvoir les opprimer facilement ?

 

ACROTAL.

 

Il est vrai qu’autrefois il n’y avait guère dans cette secte que des citoyens sans crédit, des Socrate, des Pomponace, des Erasme, des Bayle, des Descartes ; mais à présent la philosophie est montée sur les tribunaux et sur les trônes mêmes ; on se pique partout de raison, excepté dans certains pays où nous y avons mis bon ordre. C’est là ce qui est vraiment funeste ; et c’est pourquoi nous tâchons d’exterminer au moins les philosophes qui n’ont ni fortune, ni puissance, ni honneurs dans ce monde, ne pouvant nous venger de ceux qui en ont.

 

ARISTE.

 

Vous venger ! et de quoi, s’il vous plaît ? ces pauvres gens-là vous ont-ils jamais disputé vos emplois, vos prérogatives, vos trésors ?

 

ACROTAL.

 

Non ; mais ils nous méprisent puisqu’il faut tout dire ; ils se moquent quelquefois de nous, et nous ne pardonnons jamais.

 

ARISTE.

 

S’ils se moquent de vous, cela n’est pas bien ; il ne faut se moquer de personne ; mais dites-moi, je vous prie, pourquoi n’a-t-on jamais raillé les lois et la magistrature dans aucun pays, tandis qu’on vous raille vous autres si impitoyablement, à ce que vous dites (4).

 

ACROTAL.

 

Vraiment c’est ce qui échauffe notre bile ; car nous sommes bien au-dessus des lois.

 

ARISTE.

 

Et c’est justement ce qui fait que tant d’honnêtes gens vous ont tournés en ridicule. Vous vouliez que les lois fondées sur la raison universelle, et nommées par les Grecs les Filles du ciel, cédassent à je ne sais quelles opinions que le caprice enfante, et qu’il détruit de même. Ne sentez-vous pas que ce qui est juste, clair, évident, est éternellement respecté de tout le monde, et que des chimères ne peuvent pas toujours s’attirer la même vénération ?

 

ACROTAL.

 

Laissons là les lois et les juges ; ne songeons qu’aux philosophes : il est certain qu’ils ont dit autrefois autant de sottises que nous ; ainsi nous devons nous élever contre eux, quand ce ne serait que par jalousie de métier.

 

ARISTE.

 

Plusieurs ont dit des sottises, sans doute, puisqu’ils sont hommes ; mais leurs chimères n’ont jamais allumé de guerres civiles, et les vôtres en ont causé plus d’une (5).

 

ACROTAL.

 

Et c’est en quoi nous sommes admirables. Y a-t-il rien de plus beau que d’avoir troublé l’univers avec quelques arguments ? Ne ressemblons-nous pas à ces anciens enchanteurs qui excitaient des tempêtes avec des paroles ? Nous serions les maîtres du monde, sans ces coquins de gens d’esprit.

 

ARISTE.

 

Eh bien ! dites-leur, si vous voulez, qu’ils n’en ont point ; prouvez-leur qu’ils raisonnent mal : ils vous ont donné des ridicules, que ne leur en donnez-vous ? Mais je vous demande grâce pour ce pauvre disciple de Locke que vous vouliez faire brûler ; monsieur le docteur, ne voyez-vous pas que cela n’est plus à la mode ?

 

ACROTAL.

 

Vous avez raison ; il faut trouver quelque autre manière nouvelle d’imposer silence aux petits philosophes.

 

ARISTE.

 

Croyez-moi, gardez le silence vous-mêmes ; ne vous mêlez plus de raisonner ; soyez honnêtes gens ; soyez compatissants ; ne cherchez point à trouver le mal où il n’est pas, et il cessera d’être où il est.

 

ARISTE ET ACROTAL

 

1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article QUISQUIS. (G.A.)

 

2 – Louvois. (G.A.)

 

3 – Condillac. (G.A.)

 

4 – Voyez, au THÉÂTRE, le drame de Socrate. (G.A.)

 

5 - Voyez le Précis du Siècle de Louis XV , chapitre XXXVI. (G.A.)

 

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