CORRESPONDANCE : Catherine II et Voltaire : Partie 7
Photo de KHALAH
45 - DE VOLTAIRE.
A Ferney, 20 Juillet.
Madame, votre lettre du 6 juin, que je soupçonne être du nouveau style, me fait voir que votre majesté impériale prend quelque pitié de ma passion pour elle. Vous me donnez des consolations, mais aussi vous me donnez quelques craintes, afin de tenir votre adorateur en haleine. Mes consolations sont vos victoires, et ma crainte est que votre majesté ne fasse la paix l’hiver prochain.
Je crois que les nouvelles de la Grèce nous viennent quelquefois un peu plus tôt par la voie de Marseille, qu’elles n’arrivent à votre majesté par les courriers. Selon ces nouvelles, les Turcs ont été quatre fois battus, et tout le Péloponèse est à vous.
Si Ali-Bey s’est en effet emparé de l’Egypte, comme on le dit, voilà deux grandes cornes arrachées au croissant des Turcs ; et l’Etoile du Nord est certainement beaucoup plus puissante que leur lune. Pourquoi donc faire la paix, quand on peut pousser si loin ses conquêtes ?
Votre majesté me dira que je ne pense pas assez en philosophe, et que la paix est le plus grand des biens. Personne n’est plus convaincu que moi de cette vérité ; mais permettez-moi de désirer très fortement que cette paix soit signée de votre main dans Constantinople. Je suis persuadé que si vous gagnez une bataille un peu honnête en deçà ou en delà du Danube, vos troupes pourront marcher droit à la capitale.
Les vénitiens doivent certainement profiter de l’occasion ; ils ont des vaisseaux et quelques troupes. Lorsqu’ils prirent la Morée, ils n’étaient appuyés que par la diversion de l’empereur en Hongrie : ils ont aujourd’hui une protection bien plus puissante ; il me paraît que ce n’est pas le temps d’hésiter.
Moustapha doit vous demander pardon, et les Vénitiens doivent vous demander des lois.
Ma crainte est encore que les princes chrétiens, ou soi-disant tels, ne soient jaloux de l’Etoile du Nord : ce sont des secrets dans lesquels il ne m’est pas permis de pénétrer.
Je crains encore que vos finances ne soient dérangées par vos victoires mêmes ; mais je crois celles de Moustapha plus en désordre par ses défaites. On dit que votre majesté fait un emprunt chez les Hollandais ; le padisha turc ne pourra emprunter chez personne, et c’est encore un avantage que votre majesté a sur lui.
Je passe de mes craintes à mes consolations. Si vous faites la paix, je suis bien sûr qu’elle sera très glorieuse, que vous conserverez la Moldavie, la Valachie, Azof, et la navigation sur la mer Noire, au moins jusqu’à Trébizonde. Mais que deviendront mes pauvres Grecs ? Que deviendront ces nouvelles légions de Sparte ? Vous renouvellerez, sans doute, les jeux Isthmiques, dans lesquels les Romains assurèrent aux Grecs leur liberté par un décret public, et ce sera l’action la plus glorieuse de votre vie. Mais comment maintenir la force de ce décret, s’il ne reste des troupes en Grèce ? Je voudrais encore que le cours du Danube et que la navigation sur ce fleuve vous appartinssent le long de la Valachie, de la Modavie, et même de la Bessarabie. Je ne sais si j’en demande trop, ou si je n’en demande pas assez : ce sera à vous de décider, et de faire frapper une médaille qui éternisera vos succès et vos bienfaits. Alors Thomyris se changera en Solon, et achèvera ses lois tout à son aise. Ces lois seront le plus beau monument de l’Europe et de l’Asie ; car dans tous les autres Etats, elles sont faites après coup, comme on calfate des vaisseaux qui ont des voies d’eau ; elles sont innombrables, parce qu’elles sont faites sur des devoirs toujours renaissants ; elles sont contradictoires, attendu que ces besoins ont toujours changé ; elles sont très mal rédigées, parce qu’elles ont presque toujours été écrites par des pédants, sous des gouvernements barbares. Elles ressemblent à nos villes bâties irrégulièrement au hasard, mêlées de palais et de chaumières, dans des rues étroites et tortueuses (1).
Enfin, que votre majesté donne des lois à deux mille lieues du pays, après avoir donné sur les oreilles à Moustapha !
Voilà les consolations du vieux ermite qui, jusqu’à son dernier moment, sera pénétré pour vous du plus profond respect, de l’admiration la plus juste, et d’un dévouement sans bornes pour votre majesté impériale.
1 – Admirable peinture de notre législation avant 1789. (GA)
46- DE L’IMPERATRICE.
A Pétersbourg, le 10/21 Juillet.
Monsieur, en réponse à votre lettre et à vos questions du 4 Juillet, je vous annonce que, selon vos souhaits, le comte Romanzof, qui commande mon armée en Moldavie, a remporté la victoire la plus complète sur nos ennemis, le 7 de ce mois, à douze lieues environ du Danube (1). Notre droite était appuyée au Pruth. Le camp turc était retranché de quatre retranchements qui furent tous emportés à la pointe du jour, la baïonnette à la main. Le carnage dura quatre heures, après lesquelles mes troupes se trouvèrent maîtresses du champ de bataille, du camp des Turcs, de trente canons de fonte, d’une grande quantité de provisions de bouche et de munitions de guerre, et de beaucoup de prisonniers.
Notre perte n’est point considérable : il n’y a pas même eu un officier de marque blessé ou tué. Au départ du courrier on poursuivait encore les fuyards. L’armée Turque était de quatre-vingt mille hommes, commandés par le kan de Crimée et par trois bachas.
Le comte Romanzof me marque qu’il a fait chanter le Te Deum dans la propre tente du kan de Crimée, qui doit être la plus belle des tentes possibles. Le siège de Bender doit être commencé dans ce moment, et puis nous verrons.
Je ne vous entretiendrais pas de tous ces faits de guerre, si vous ne m’aviez paru désirer d’en être informé.
Soyez persuadé du cas que je fais de votre amitié ; j’y répondrai toujours avec empressement, quelque affaire que j’aie. Caterine.
1 – Ce n’était qu’un premier avantage, à la suite duquel Romanzof se trouvait encore dans une situation désespérée. Il était enveloppé de toutes parts. (G.A.)
47- DE L’IMPERATRICE.
Le 22 Juillet/2 Auguste.
Monsieur, je vous ai mandé, il y a dix jours, que le comte Romanzof avait battu le kan de Crimée, combiné avec un corps considérable de Turcs ; qu’on leur avait pris tentes, artillerie, etc., sur la petite rivière nommée Larga : j’ai le plaisir aujourd’hui de vous informer qu’hier au soir un courrier du comte m’a apporté la nouvelle que mon armée a remporté, le jour même que je vous écrivis (le 21 juillet), une victoire complète sur celle du seigneur Moustapha, commandée par le vizir Ali-Bey, par l’aga des janissaires, et par sept ou huit bachas. Ils ont été forcés dans leurs retranchements : leur artillerie, au nombre de cent trente canons, leur camp, leurs bagages, les munitions en tout genre, sont tombés entre nos mains. Leur perte est considérable ; la nôtre, si modeste que je crains d’en faire mention, afin que le fait ne paraisse fabuleux. Cependant le combat a duré cinq heures.
Le comte de Romanzof, que je viens de faire maréchal, pour cette victoire, me mande que, telle que les anciens Romains, mon armée ne demande jamais combien il y a d’ennemis, mais seulement où sont-ils ? Cette fois-ci les Turcs étaient au nombre de cent cinquante mille, retranchés sur les hauteurs que baigne le Kogul, ruisseau à vingt-cinq verstes du Danube, ayant Ismaïlof derrière eux.
Mais, monsieur, mes nouvelles ne se bornent pas là : j’ai des avis certains, quoiqu’ils ne soient pas directs, que ma flotte a battu celle des Turcs devant Napoli de Romani, et qu’elle a dispersé les vaisseaux ennemis qu’elle n’a pas coulés à fond.
Le siège de Bender a été ouvert encore le 21 juillet. Le prince Prosorofski a fait un butin immense en bestiaux de toute espèce, entre Oczakof et Bender. Ma flotte d’Azof croît en grandeur et en espérance en face du seigneur Moustapha.
Je ne puis rien vous dire de Brahilof, sinon que c’est un vieux château sur le bord du Danube, que le général Renne avait pris le jour-même de la bataille du Pruth, année 1711.
Il ne dépend que des Grecs de faire revivre la Grèce. J’ai fait mon possible pour orner les cartes géographiques de la communication de Corinthe à Moscou. Je ne sais ce qui en sera.
Pour vous faire rire, je vous dirai que le sultan a eu recours aux prophètes, aux sorciers, aux devins, et aux fous, qui passent pour saints chez les musulmans. Ils lui ont prédit que le 21 serait un jour extrêmement fortuné pour l’empire ottoman. Tout de suite sa hautesse a envoyé un courrier au vizir, pour lui dire de passer le Danube de ce jour-là, et de profiter de l’heureuse constellation. Nous verrons un peu si les revers pourront ramener ce prince à la raison, et s’ils ne le désabuseront pas des tromperies et des mensonges.
Vos chers Grecs ont donné dans plusieurs occasions des preuves de leur ancien courage, et l’esprit ne leur manque pas.
Adieu, monsieur ; portez-vous bien : continuez-moi votre amitié, et soyez assuré de la mienne. . Caterine.
48 - DE VOLTAIRE.
A Ferney, 11 Auguste.
Madame, chaque lettre dont votre majesté impériale m’honore me guérit de la fièvre que me donnent les nouvelles de Paris. On prétendait que vos troupes avaient eu partout de grands désavantages ; qu’elles avaient évacué entièrement la Morée et la Valachie ; que la preste s’était mise dans vos armées ; que tous les revers avaient succédés à vos succès : votre majesté est mon médecin ; elle me rend une pleine santé. Je ne manque pas d’écrire sur le-champ l’état des choses, dès que j’en suis instruit ; j’allonge les visages de ceux qui attristaient le mien.
Daignez donc, madame, avoir la bonté de me conserver cette santé que vous m’avez rendue ; il ne faut pas abandonner son malade dans sa convalescence.
J’ai encore de petits ressentiments de fièvre quand je vois que les Vénitiens ne se décident pas, que les Géorgiens n’ont pas formé une armée, et qu’on n’a nulle nouvelle positive de la révolution de l’Egypte.
Il y a un Brahilof, un Bender, qui me causent encore des insomnies ; je vois dans mes rêves leurs garnisons prisonnières de guerre, et je me réveille en sursaut.
Votre majesté dira que je suis un malade bien impatient, et que les Turcs sont beaucoup plus malades que moi. Sans mes principes d’humanité, je dirais que je voudrais les voir tous exterminés, ou du moins chassés si loin qu’ils ne revinssent jamais.
Nous autres Français, madame, nous valons mieux qu’eux : nous disons prodigieusement de sottises, nous en faisons beaucoup, mais tout cela passe bien vite ; on ne s’en souvient plus au bout de huit jours. La gaieté de la nation semble inaltérable. On apprend à Paris le tremblement de terre qui a bouleversé trente lieues de pays à Saint-Domingue ; on dit : C’est dommage ; et on va à l’Opéra. Les affaires les plus sérieuses sont tournées en ridicule.
Nous sommes actuellement dans la plus belle saison du monde : voilà un temps charmant pour battre les Turcs. Est-ce que ces barbares-là attaqueront toujours comme des houssards ? Ne se présenteront-ils jamais bien serrés, pour être enfilés par quelques-uns de mes chars babyloniques ?
Je voudrais du moins avoir contribué à vous tuer quelques Turcs ; on dit que pour un chrétien c’est une œuvre fort agréable à Dieu. Cela ne va pas à mes maximes de tolérance ; mais les hommes sont pétris de contradictions : et d’ailleurs votre majesté me tourne la tête.
Encore une fois, madame, quelques nouvelles, par charité, de cinq ou six villes prises et de cinq ou six combats gagnés, quand ce ne serait que pour faire taire l’envie.
Je me mets aux pieds de votre majesté impériale, avec le plus profond respect et la plus vive impatience. L’ermite de Ferney.
49 - DE L’IMPERATRICE.
Le 9/20 Auguste.
Monsieur, vous me dites, dans votre lettre du 20 de juillet, que je vous donne des craintes pour vous tenir en haleine, et que mes victoires sont vos consolations : voici une petite dose de ces dernières que j’ai à vous donner.
Je viens de recevoir un courrier, qui m’a apporté les suites de la bataille de Kogul. Mes troupes se sont avancées sur le Danube, et ont pris poste sur le bord de ce fleuve, vis-à-vis d’Isacki. Le vizir et l’aga des janissaires se sont sauvés sur l’autre bord ; mais le reste, qui a voulu les imiter, a été tué, noyé, et dispersé. Il a fait abattre le pont, et près de deux mille janissaires ont été faits prisonniers. Vingt canons, cinq mille chevaux, un butin immense, et une grande quantité de vivres de toute espèce, sont tombés entre nos mains. Les Tartares ont envoyé sur-le-champ prier le maréchal comte de Romanzof de les laisser passer en Crimée : il leur a fait répondre qu’il exigeait leur hommage, et il a envoyé un corps considérable sur la gauche, vers Ismailof, pour leur faire une douce violence. Il y a longtemps que nous savons qu’ils ne demandent pas mieux.
Vous ne voulez point de paix, monsieur ; soyez tranquille, jusqu’ici on n’en entend point parler. Je conviens avec vous que c’est une bonne chose que la paix : lorsqu’elle existait, je croyais que c’était le non plus ulti à du bonheur : me voilà depuis près de deux ans en guerre, je vois que l’on s’accoutume à tout. La guerre, en vérité, a des moments bien bons. Je lui trouve un grand défaut, c’est qu’on n’y aime point son prochain comme soi-même. J’étais accoutumée à penser qu’il n’est pas honnête de faire du mal aux gens ; je me console cependant un peu aujourd’hui en disant à Moustapha : Tu l’as voulu, George Dandin ! Et après cette réflexion, je suis à mon aise comme ci-devant.
Les grands évènements ne m’ont jamais déplu, et les conquêtes ne m’ont jamais tentée. Je ne vois point aussi que le moment de la paix soit bien proche. Il est plaisant qu’on fasse accroire aux Turcs que nous ne pourront point soutenir longtemps la guerre. Si la passion n’inspirait ces gens-là, comment pourraient-ils avoir oublié que Pierre-le-Grand soutint, pendant trente ans, la guerre, tantôt contre ces même Turcs, tantôt contre les Suédois, les Polonais, les Persans, sans que l’empire en fût réduit à l’extrémité ? Au contraire, la Russie est toujours sortie de chacune de ces guerres plus florissante qu’auparavant ; et ce sont les guerres qui ont mis l’industrie en branle. Chaque guerre chez nous a été la mère de quelque nouvelle ressource, qui donnait plus de vivacité au commerce et à la circulation.
Votre projet de paix, monsieur, me paraît ressembler un peu au partage du lion de la fable ; vous gardez tout pour votre favorite. Il ne faut point exclure de cette paix les légions de Sparte ; nous parlerons après des jeux Isthmiques.
Au moment que j’allais finir cette lettre, je reçois la nouvelle de la prise d’Ismaïlof, avec quelques circonstances assez singulières.
Le vizir, avant de passer le Danube, harangua ses troupes, et leur dit qu’il était impossible de résister plus longtemps aux Russes ; que lui vizir se voyait dans la nécessité de passer de l’autre côté du Danube ; qu’il leur enverrait autant de bâtiments qu’il pourrait pour les sauver ; mais qu’en cas qu’il ne pût effectuer sa promesse, si les troupes russes venaient à les attaquer, il leur conseillait de mettre bas les armes, et qu’il les assurait que l’impératrice de Russie les ferait traiter avec humanité ; que tout ce qu’on leur avait fait accroire jusqu’ici des Russes avait été imaginé par les ennemis des deux empires.
Dès que mes troupes se présentèrent devant Ismaïlof, les Turcs en sortirent, et ceux qui y restèrent mirent bas les armes. La capitulation de la ville fut faite dans une demi-heure. On y prit quarante-huit canons, et des magasins considérables de toute espèce. On compte, depuis le 21 jusqu’au 27 juillet, c’est-à-dire depuis la bataille de Kogul, près de huit mille prisonniers ; et depuis l’année passée, nous avons pris à l’ennemi près de cinq cents canons.
Le comte Romanzof a envoyé un corps à droite vers votre Brahilof, qui sera pris, selon votre intention, et un autre à gauche qui doit s’emparer de Kilia.
Eh bien ! Monsieur, êtes-vous content ? Je vous prie de l’être autant de mon amitié que je le suis de la vôtre. Caterine.
50 - DE VOLTAIRE.
A Ferney, 28 Auguste.
Madame, mes craintes sont dissipées, malgré tous les efforts des dissidents de Pologne et des gazetiers des autres pays ; votre victoire complète, remportée sur les Ottomans auprès du Pruth, est une terrible réponse.
Que votre majesté impériale me permette de lui témoigner l’excès de ma joie. Je ne suis plus en peine de la Grèce, sur laquelle on me donnait tant d’alarmes. Je vous crois toujours maîtresse de Navarin et de plusieurs autres places. Il n’est pas croyable que vos troupes aient évacué ce pays, comme on le dit (1), lorsque vous battez les Turcs sur mer comme sur terre ; et quand même la division de vos forces vous obligerait de différer ou même d’abandonner la conquête de la Grèce, ce serait toujours une entreprise qui vous comblerait de gloire. Je maintiens qu’il ne s’est rien fait de si grand depuis Annibal ; et cet Annibal, qui fut enfin contraint de retourner en Afrique, n’en a pas moins de réputation. Quand vous n’auriez réussi qu’à porter la terreur aux portes de Constantinople, à mener vos troupes jusqu’auprès de Corinthe, et à peupler vos Etats d’un grand nombre de familles grecques, vous auriez eu encore un grand avantage ; mais votre dernière victoire me fait tout espérer.
Si vous voulez pousser vos conquêtes, vous les étendrez, je pense, où il vous plaira, et si vous voulez la paix, vous la dicterez. Pour moi, je veux toujours que votre majesté aille se faire couronner à Constantinople. Pardonnez-moi cette opiniâtreté ; elle est presque aussi forte que celle avec laquelle je suis attaché à votre personne et à votre gloire ; et puisque vous êtes devenue ma passion dominante, je me flatte que votre majesté impériale daignera toujours recevoir avec bonté le profond respect et le dévouement inviolable du vieux ermite de Ferney.
1- Battu sur terre par les Turcs, Alexis s’était en effet rembarqué, abandonnant le Péloponèse et tout le vulgaire des insurgés. (G.A.)
51 - DE L’IMPERATRICE.
Le 18, 29 Auguste.
Monsieur, au risque de vous importuner trop souvent, il faut que je vous dise qu’hier je reçus la nouvelle que le général-major comte Tottleben a pris aux Turcs les deux forts situés au-delà du mont Caucase, nommés Schéripan et Bagdat. Il tient bloqués le fort et la ville de Cotatis, en langue du pays Koutai, sur le Phase, qui tombe dans la mer Noire. Mes troupes ne sont plus qu’à soixante verstes de cette mer. L’ancienne Trébizonde est à leur gauche. Salomon, prince d’Immirette, agit de concert avec le comte. L’Epouse de ce prince vint dans le camp russe, et pria le général de permettre qu’à la prise de Bagdat, elle pût jouir de l’honneur d’entrer dans la ville la première. Vous jugez bien qu’elle ne fut point refusée.
Ce Bagdat n’est ni aussi beau, ni aussi grand que celui des Mille et une Nuits. Ne trouvez-vous pas, monsieur, Moustapha bien accommodé, et les gazettes bien menteuses ?
J’oubliais de vous dire qu’avant la prise de ces villes, le prince Héraclius a battu les Turcs sous Acalziké.
Je me recommande à votre amitié et à vos prières : on n’en saurait faire un plus grand cas qu’en fait votre favorite. Caterine.
52 - DE VOLTAIRE.
A Ferney, 5 Septembre.
Madame, j’étais si plein des victoires de votre majesté impériale, et si bouffi d’enthousiasme et de gloire, que j’oubliai de vous envoyer les vers que le roi de Prusse m’écrivait (1) sur votre respectable personne, et sur le peu respectable Moustapha ; voici ces vers :
Si monsieur le mamamouchi
Ne s’était point mêlé des troubles de Pologne,
Il n’aurait point avec vergogne
Vu ses saphis mis en hachi ;
Et de certaine impératrice
(qui vaut seule deux empereurs)
Reçu pour prix de son caprice
Des leçons qui devraient rabaisser ses hauteurs.
Vous voyez comme elle s’acquitte
De tant de devoirs importants :
J’admire avec le vieil ermite
Ses immenses projets, ses exploits éclatants :
Quand on possède son mérite,
On peut se passer d’assistants (2)
Je n’ai pas l’honneur de penser comme les têtes couronnées. Je crois fermement que cent mille hommes de troupes auxiliaires en Grèce et sur le Danube n’auraient fait nul mal. Il valait mieux, dans votre situation, être secourue que louée. Votre gloire en a augmenté, mais les conquêtes ont été retardées.
Les dernières lettres de Venise disent que, dans une émeute populaire, les fidèles musulmans se sont déchaînés contre tous les Francs, qu’ils ont tué l’ambassadeur de France, et presque tous ses domestiques ; que l’ambassadeur d’Angleterre n’a pu échapper à la fureur du peuple qu’en se déguisant en matelot ; que le baile de Venise s’est longtemps défendu dans sa maison, et qu’à la fin le grand-seigneur lui a envoyé une garde de mille hommes.
Si ces nouvelles étaient vraies (ce que je ne veux pas croire), quels princes de l’Europe n’armeraient pas sur-le-champ pour venger le droit des gens ? Vous seule le soutenez, madame : aussi vous seule jouirez d’une gloire immortelle.
Que votre majesté impériale me permette de me mettre à ses pieds. Le vieil ermite de Ferney.
1 – Lettre du 7 Juillet 1770. (G.A.)
2 – Frédéric était à cette heure plutôt inquiet que satisfait du succès des Russes, et il songeait à se rapprocher de la cour de Vienne. (G.A.)
53 - DE L’IMPERATRICE.
A Pétersbourg, 31 auguste/11 septembre 1770.
Monsieur, quoique cette fois-ci, en réponse à votre lettre du 11 auguste, je n’aie point à vous donner de grands faits de guerre, j’espère ne pas nuire à votre convalescence en vous disant qu’après la prise d’Ismaïlof, les Tartares du Bourjak et de Belgorod se sont séparés de la Porte. Ils ont envoyé des délégués aux deux généraux de mes armées pour capituler, et se sont rangés ensuite sous la protection de la Russie. Ils ont donné des otages, et ont prêté serment, sur l’Alcoran, de ne plus seconder les Turcs ni le kan de Crimée, et de ne point reconnaître le kan, à moins qu’il ne se soumette aux mêmes conditions, c’est-à-dire de vivre tranquille sous la protection de la Russie, et de se détacher de la Porte. On ne sait pas ce qu’est devenu ce kan. Cependant il y a apparence que, sinon lui, du moins une grande partie de son monde, embrassera le même parti.
Les Tartares, dès le commencement de cette guerre, la regardaient comme injuste ; ils n’avaient aucun sujet de plainte ; le commerce, interrompu avec l’Ukraine, leur causait une perte plus réelle qu’ils ne pouvaient espérer d’avantages par les rapines.
Les musulmans disent que les deux dernières batailles leur coûtent près de quarante mille hommes : cela fait horreur, j’en conviens ; mais quand il s’agit de coups, il vaut mieux battre que d’être battu.
Je n’oserais, d’après cela, vous demander, monsieur, si vous êtes content, parce que, quelque amitié que vous ayez pour moi, je suis persuadée que vous ne sauriez voir le malheur de tant d’hommes sans en ressentir de la peine. J’espère pourtant que cette même amitié vous consolera du malheur des Turcs : vous serez tolérant et humain, et il n’y aura aucune contradiction dans vos sentiments. Il est impossible que vous aimiez les ennemis des arts.
Conservez-moi, je vous prie, votre amitié, et soyez assuré que j’y suis très sensible. Caterine.
P.-S. Il faut que je vous parle d’un phénomène nouveau : un grand nombre de déserteurs turcs viennent à notre armée. On prétend que c’est une chose dont il n’y a jamais eu d’exemple. Ces déserteurs assurent qu’ils sont mieux traités chez nous qu’ils ne le sont chez eux.
54 - DE VOLTAIRE.
A Ferney, 14 Septembre.
Madame, nous savions, par Venise et par Marseille, la nouvelle de vos deux victoires navales, remportées à Napoli de Romani et à Scio. Je reçois dans l’instant, aux acclamations de cent mille bouches, le détail que votre majesté impériale daigne me faire de la victoire de M. le maréchal de Romanzof sur le vizir Ali-Bey, et sur tant de bachas suivis de cent cinquante mille hommes.
Si je meurs des maladies qui m’accablent, je mourrai à demi content, puisque Moustapha est à demi détrôné. Je lui sais bon gré de consulter à la fois des prophètes et des fous. Ces gens-là ont été, de tout temps, de la même espèce ; la seule différence est que les prophètes ont été des fous plus dangereux. Les rigides musulmans en admettent quatre cent quarante mille, en comptant tous les héros de l’ancien Testament : cela ferait une armée beaucoup plus forte que celle d’Ali-Beg ou Ali-Bey.
Je vois plus que jamais que les chars de Cyrus sont fort inutiles à vos troupes victorieuses. Si elles rencontrent Ali-Bey une seconde fois, elles le battront infailliblement ; mais il faut traverser le Danube en présence d’une armée qui est encore nombreuse. Il n’y a rien que je ne croie M. le comte de Romanzof capable de faire ; mais osera-t-on tenter ce passage, après lequel il faudrait absolument ou prendre Constantinople, ou n’avoir point de retraite ? Je lève les mains au ciel, je fais des vœux, et je me tais.
Ceux qui souhaitaient des revers à votre majesté seront bien confondus. Eh ! Pourquoi lui souhaiter des disgrâces, dans le temps qu’elle venge l’Europe ? Ce sont apparemment des gens qui ne veulent pas qu’on parle grec ; car si vous étiez souveraine de Constantinople, votre majesté établirait bien vite une belle académie grecque. On vous ferait une Catheriniade : les Zeuxis et les Phidias couvriraient la terre de vos images ; la chute de l’empire ottoman serait célébrée en grec ; Athènes serait une de vos capitales ; la langue grecque deviendrait la langue universelle ; tous les négociants de la mer Egée demanderaient des passeports grecs à votre majesté.
Je n’aime point les Vénitiens, qui attendent si tard à se faire Grecs. Je suis aussi un peu fâché contre cet Ali d’Egypte, qui ne remue pas plus qu’une momie. Mais enfin, je n’ai point à me plaindre ; deux victoires sur mer et deux victoires sur terre sont des faveurs bien honnêtes dont je remercie votre majesté impériale du fond de mon cœur. Je chante des Te Deum dans mon lit, et un De profundis pour Moustapha.
Que votre majesté impériale soit toujours aussi heureuse qu’elle mérite de l’être, et qu’elle daigne agréer le profond respect, la joie, et l’attachement inviolable du vieil ermite des Alpes.
55 - DE L’IMPERATRICE.
Le 10/21 Septembre.
Monsieur, vous m’avez dit, dans votre dernière lettre, que je devais vous mander la prise d’une demi-douzaine de villes : je pense vous avoir déjà dit la nouvelle de la prise d’Ismaïlof sur le Danube ; j’y ajoute aujourd’hui celle de la forteresse de Kilia-Nova. Après plusieurs jours de tranchée ouverte, la garnison turque, de cinq mille hommes, a été renvoyée sur l’autre rive de la rivière.
Les lettres de Malte m’ont apporté la confirmation du grand combat naval donné dans le canal de Scio ; et le lendemain de cette action ma flotte a réduit en cendres trente-trois vaisseaux ennemis, qui s’étaient retirés dans le port de Liberno en Asie.
J’espère, monsieur, que vous ne sera pas fâché d’apprendre que ceux qui prennent plaisir à nous faire battre sur le papier, sont bien loin de leur compte. Je vous prie de me conserver votre amitié, et d’être assuré, etc. Caterine.