CORRESPONDANCE : Catherine II et Voltaire - Partie 17

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130  –  DE VOLTAIRE.

 

 

 

 

20 Avril 1773.

 

          Madame, c’est à présent plus que jamais que votre majesté impériale est mon héroïne, et fort au-dessus de la majesté. Comment ! Au milieu de vos négociations avec Moustapha, au milieu de vos nouveaux préparatifs pour le bien battre, quand la moitié de votre génie doit être vers la Pologne, et l’autre vers Bucharest, il vous reste encore un autre génie qui en sait plus que les membres de votre Académie des sciences, et qui daigne donner à mon ingénieur les leçons qu’il attendait d’eux ! Combien avez-vous donc de génies ? Ayez la bonté de me faire cette confidence. Je ne vous demande pas de me dire si vous irez assiéger Andrinople, fort aisé à prendre, tandis que les troupes autrichiennes s’empareront de la Servie et de la Bosnie. Ces secrets-là ne sont pas plus de ma compétence que le renvoi de nos chevaliers errants. Je me borne à rire quand je lis dans une de vos lettres que vous voulez les garder quelque temps dans vos Etats pour qu’ils enseignent les belles manières dans vos provinces (1).

 

          Le portail voûté, élevé sur la glace, et subsistant sur elle depuis quatre ans, me paraît un des miracles de votre règne ; mais c’est aussi un miracle de votre climat. Je doute fort qu’on pût, dans nos cantons, élever un monument pareil ; pour la bombe remplie d’eau, je pense qu’elle crèverait par une forte gelée, tout comme à Pétersbourg.

 

          On dit que le thermomètre d’esprit-de-vin a été de cinquante degrés au-dessous de la congélation, cette année, dans votre résidence ; nous péririons, nous autres Suisses, si jamais le thermomètre descendait chez nous à vingt : notre plus grand froid est à quinze et seize, et cette année il n’a pas atteint jusqu’à dix.

 

          Je me flatte bien que vos bombes crèveront désormais sur les têtes des Turcs, et que M. le prince Orlof bâtira des arcs de triomphe non pas sur la glace, mais dans l’Atméidan de Samboul ; et c’est alors que vous ferez naître en Grèce des Phidias comme des Miltiades.

 

          Je crois qu’Algarotti se trompe, s’il dit que les Grecs inventèrent les arts. Ils en perfectionnèrent quelques-uns, et encore assez tard.

 

          Il y avait d’ailleurs un vieux proverbe que les Chaldéens avaient instruit l’Egypte, et que l’Egypte avait enseigné la Grèce.

 

         Les Grecs avaient été civilisés si tard, qu’ils furent obligés d’apprendre l’alphabet de Tyr, quand les Phéniciens vinrent commercer chez eux et y bâtir des villes. Ces Grecs se servaient auparavant de l’écriture symbolique des Egyptiens.

 

          Une autre preuve de l’esprit peu inventif des Grecs, c’est que leurs premiers philosophes allaient s’instruire dans l’Inde, et que Pythagore, même y apprit la géométrie.

 

          C’est ainsi, madame, que des philosophes étrangers viennent déjà prendre des leçons à Pétersbourg. Le grand homme (2) qui prépara les voies dans lesquelles vous marchez, et qui fut le précurseur de votre gloire, disait avec grande raison que les arts faisaient le tour du monde, et circulaient comme le sang dans nos veines. Votre majesté impériale paraît aujourd’hui forcée de cultiver l’art de la guerre, mais vous ne négligez point les autres.

 

           Je ne croyais pas, il y a un mois, habiter encore le globe que vous étonnez. Je rends grâce à la nature, qui a peut-être voulu que je vécusse jusqu’au temps où vous serez établie dans la patrie d’Orphée et de Mars, c’est-à-dire dans quelques mois ; mais ne me faites pas attendre plus longtemps. Il faut absolument que je parte pour le néant. Je mourrai en vous conservant le culte que j’ai voué à votre majesté impériale. Que l’immortelle Catherine daigne toujours agréer mon profond respect, et conserver ses bontés au vieux malade de Ferney, qui l’idolâtre malgré son respect.

 

 

 

1 – C’est sans doute ce que Catherine avait écrit à d’Alembert dans le billet qu’elle lui avait fait tenir par Voltaire et qu’on n’a plus. Voyez la lettre du 22 Novembre 1772. (G.A.)

2 – Pierre-le-Grand. (G.A.)

 

 

 

 

131 –  DE L’IMPERATRICE.

 

A Pétershof, ce 19/30 Juin.

 

         Monsieur, je prends la plume pour vous donner avis que le maréchal de Romanzof a passé le Danube avec son armée le 11 Juin, v. st. Le général baron Weismann lui nettoya le chemin en culbutant, le premier, un corps de douze mille Turcs. Les lieutenants-généraux Stoupichin et Potemkin en firent autant de leur côté. Ceux-ci eurent affaire à dix-huit ou vingt mille musulmans, dont ils envoyèrent bon nombre dans l’autre monde, pour en porter la nouvelle à ces dames polies, de la part desquelles vous m’avez dit tant de choses flatteuses, après les cinquante-deux accès de fièvre dont vous vous êtes, à mon très grand contentement, tiré aussi heureusement qu’un jeune homme de vingt ans.

 

         Chaque corps turc nous a laissé son camp, son artillerie, ses bagages. Voilà donc notre cher Moustapha en train d’être joliment tapé de nouveau, après avoir négocié et rompu deux congrès consécutifs, et avoir joui de divers armistices pendant près d’un an. Cet honnête homme-là ne sait point profiter des circonstances. Il n’est pas douteux que vous serez témoin oculaire de la fin de cette guerre. J’espère que le passage du Danube y contribuera ; il nous donnera la joie de rendre le sultan plus traitable, et nous laisserons bavarder les Welches. Leurs nouvelles méritent bien peu d’attention : ils ont débité que j’avais demandé trente mille Tartares au kan, et qu’il me les avaient refusés. Je n’ai jamais pensé à pareille absurdité, et je doute fort que M. de Saint-Priest (1) l’ait mandé à sa cour, comme on l’assure, parce qu’ordinairement les ambassadeurs sont réputés avoir au moins le sens commun.

 

         Le froid qu’on a senti ici cet hiver a été moindre que celui de la Sibérie, qu’on fait monter à un degré fabuleux, surtout à Irkustska. Je suis tentée de n’y pas ajouter plus de foi qu’aux sentiments d’Algarotti sur la Grèce. Vous m’avez tirée d’erreur en quatre mots : me voilà convaincue que ce n’est pas en Grèce que les arts ont été inventés. J’en suis fâchée pourtant, car j’aime les Grecs, malgré tous leurs défauts.

 

         Portez-vous bien, conservez-moi votre amitié, et soyez assuré de tous mes sentiments pour vous. Réjouissons-nous ensemble du passage du Danube : il ne sera pas si célèbre que celui du Rhin par Louis XIV, mais il est plus rare, les Russes ne l’ayant pas franchi de huit cents ans, à ce que disent nos antiquaires.

 

 

1 – Ambassadeur de France à Constantinople. (G.A.)

 

 

 

 

132  –  DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 10 Auguste.

 

         Madame, il faudrait que les jours eussent à Pétersbourg plus de vingt-quatre heures, pour que votre majesté impériale eût seulement le temps de lire tout ce qu’on lui écrit de l’Europe et de l’Asie. Pour la fatigue de répondre à tout cela, je ne la conçois pas.

 

         Je voulais, moi chétif, moi mourant, prendre la liberté de vous écrire touchant les fausses nouvelles qu’on nous débite sur votre guerre renouvelée avec ce Moustapha, de vous parler du mariage de monseigneur votre fils (1), du voyage de madame la princesse de Darmstadt (2), qui est, après vous, ce que l’Allemagne a vu naître de plus parfait ; j’allais même jusqu’à vous dire que Diderot, qui n’est pas welche, est le plus heureux des Français, puisqu’il va à votre cour (3). Je voulais vous parler des dernières volontés d’Helvétius, dont on dédie l’ouvrage posthume à votre majesté (4). Je poussais mon indiscrétion jusqu’à vous dire que je ne suis point du tout de son avis sur le fond de son livre. Il prétend que tous les esprits sont nés égaux ; rien n’est plus ridicule. Quelle différence entre certaine souveraine et ce Moustapha, qui a fait demander à M. de Saint-Priest si l’Angleterre est une île ?

 

         Je voulais être assez hardi pour parler à fond du passage du Danube. Je voulais demander si Falconet-Phidias placera la statue de Catherine II, la seule vraie Catherine, ou sur une des Dardanelles, ou dans l’Atméidan de Stamboul ; mais considérant qu’elle n’a pas un moment à perdre, et craignant de l’importuner, je n’écris rien.

 

         Je me borne à lever les mains vers l’Etoile du Nord ; je suis de la religion des sabbéens : ils adoraient une étoile. Le vieux malade de Ferney.

 

 

 

1 – Plus tard, Paul 1er. (G.A.)

2 – Christine-Caroline de Deux-Ponts. (G.A.)

3 – Il s’était mis en route au mois de mai. (G.A.)

4 – De l’Homme et de ses facultés. C’est la seconde édition qui fut dédiée à Catherine par le prince Gallitzin. (G.A.)

 

 

 

133  –  DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 12 Auguste.

 

         Madame, que votre majesté impériale me laisse d’abord baiser votre lettre de Pétershof, du 19 juin de votre chronologie grecque, qui n’est pas meilleure que la nôtre ; mais, de quelque manière que nous supputions les temps, vous comptez vos jours par des victoires ; vous savez combien elles me sont chères. Il me semble que c’est moi qui ai passé le Danube. Je monte à cheval dans mes rêves, et je vais le grand galop à Andrinople. Je ne cesserai de vous dire qu’il me paraît bien étonnant, bien inconséquent, bien triste, bien mal de toute façon, que vos amis, l’impératrice-reine, et l’empereur des Romains, et le héros du Brandebourg, ne fassent pas le voyage de Constantinople avec vous. Ce serait un amusement de trois ou quatre mois tout au plus, après quoi vous vous arrangeriez ensemble, comme vous vous êtes arrangés en Pologne.

 

         Je demande bien pardon à votre majesté ; mais cette partie de plaisir sur la Propontide me paraît si naturelle, si facile, si agréable, si convenable, que je suis toujours stupéfait que les trois puissances aient manqué une si belle fête. Vous me direz, madame, que je pourrai jouir de cette satisfaction avec le temps ; mais permettez-moi de vous représenter que je suis très pressé, que je n’ai que deux jours à vivre, et que je veux absolument voir cette aventure avant de mourir. L’auguste Catherine ne peut-elle pas dire amicalement à l’auguste Marie-Thérèse :

 

          « Ma chère Marie, songez donc que les Turcs sont venus deux fois assiéger Vienne ; songez que vous laissez passer la plus belle occasion qui se soit présentée depuis Ortogul ou Ortogrul, et que, si on laisse respirer les ennemis du saint nom chrétien et de tous les beaux-arts, ces maudits Turcs deviendront peut-être plus formidables que jamais. Le chevalier de Tott, qui a beaucoup de génie, quoiqu’il ne soit point ingénieur, fortifiera toutes leurs places sur la mer Egée et sur le Pont-Euxin, quoique Moustapha et son grand-vizir ignorent que ces deux petites mers se soient jamais appelées Pont-Euxin et mer Egée. Les janissaires et les levantis se disciplineront. Voilà notre ami Ali-Bey mort, Moustapha va être maître absolu de ce beau pays de l’Egypte qui adorait autrefois des chats, et qui ne connaît point saint Jean Népomucène.

 

          Profitons d’un moment favorable qui reste encore ; Russes, Autrichiens, Prussiens, fondons sur ces ennemis de l’Eglise grecque et latine. Nous accorderons au roi de Prusse, qui ne se soucie d’aucune Eglise, une ou deux provinces de plus, et allons souper à Constantinople. »

 

 

          Certainement l’auguste Catherine fera un discours plus éloquent et plus pathétique ; mais y a-t-il rien de plus raisonnable et de plus plausible ? Cela ne vaut-il pas mieux que mes chars de Cyrus (1) ? Hélas ! L’idée de cette croisade ne réussira pas mieux que celle de mes chars ; vous ferez la paix, madame, après avoir bien battu les Turcs ; vous aurez quelques avantages de plus, mais les Turcs continueront d’enfermer les femmes, et d’être les amis des Welches, tout galants que sont ces Welches.

 

          Je ne suis donc qu’à moitié satisfait.

 

          Mais ce n’est pas à moitié que je suis l’adorateur de votre majesté impériale, c’est avec la fureur de l’enthousiasme ; qu’elle pardonne ma rage à mon profond respect. Le vieux malade de Ferney.

 

 

 

1 – Il est souvent parlé de ces chars dans les lettres précédentes. (G.A.)

 

 

 

 

 

134 –  DE L’IMPERATRICE.

 

Le 15/26 Septembre.

 

 

          Monsieur, Je vais satisfaire aux demandes que vous ne m’avez point faites, mais que vous m’indiquez dans votre lettre du 10 Auguste ; je répondrai aussi à celle du 12 de ce mois, que j’ai reçue en même temps. Cela vous annonce une dépêche longue à faire bâiller, en réponse à vos charmantes mais très courtes lettres ; jetez la mienne au feu si vous voulez ; mais souvenez-vous que l’ennui est de mon métier, et qu’il se trouve ordinairement à la suite des rois. Pour le raccourcir, j’entre en matière.

 

          M. de Romanzof, au lieu d’établir ses foyers dans l’Atméidan de Stamboul, selon vos souhaits, a jugé à propos de rebrousser chemin, parce que, dit-il, il n’a pas trouvé à dîner aux environs de Silistrie, et que la marmite du vizir était encore à Schiumla. Cela se peut, mais il devait prévoir au moins qu’il devait dîner sans compter sur son hôte. Je range ce fait parmi les fautes d’orthographe, et je m’en console par la conversation de madame la landgrave de Darmstadt, qui est douée d’une âme forte et mâle, d’un esprit élevé et cultivé. La quatrième de ses filles va épouser mon fils ; la cérémonie des noces est fixée au 29 Septembre, vieux style.

 

          Comme chef de l’Eglise grecque, je ne puis vous laisser ignorer la conversion de cette princesse, opérée par les soins, le zèle, et la persuasion de l’évêque Platon, qui l’a réunie au giron de l’Eglise catholique-universelle-grecque, seule vraie croyante établie en Orient. Réjouissez-vous de notre joie, et que cela vous serve de consolation dans un temps où votre Eglise latine est affligée, divisée, et occupée de l’extinction mémorable de la compagnie de Jésus.

 

          A la suite du prince héréditaire de Darmstadt, j’ai eu le plaisir de voir arriver M. Grimm. Sa conversation est un délice pour moi ; mais nous avons encore tant de choses à nous dire, que jusqu’ici nos entretiens ont eu plus de chaleur que d’ordre et de suite. Nous avons beaucoup parlé de vous. Je lui ai dit, ce que vous avez oublié peut-être, que vos ouvrages m’avaient accoutumée à penser.

 

          J’attendais Diderot d’un moment à l’autre ; mais je viens d’apprendre, à mon grand regret, qu’il est tombé malade à Duisbourg. L’Histoire politique et philosophique du commerce des Indes me donne une très grande aversion pour les conquérants du Nouveau-Monde, et m’a empêchée, jusqu’à ce moment, de lire l’ouvrage posthume d’Helvétius. Je n’en ai pas d’idée ; mais il est bien difficile d’imaginer que Pierre-le-Sauvage, portefaix dans les rues de Londres, dont j’ai le tableau peint par le fils de Phidias-Falconet, soit né avec les mêmes facultés des premiers hommes de ce siècle.

 

          Je n’oserais citer le seigneur Moustapha, mon ennemi et le vôtre, parce que M. de Saint-Priest, qui a vécu à Paris, et qui par conséquent a de l’esprit comme quatre, prétend qu’il en a prodigieusement. Mais, à propos de Moustapha, j’ai à vous dire que Lameri, votre protégé, a débuté, dans le tragique, par Orosmane, et, dans le comique, par le rôle du fils du Père de famille (1), avec un égal succès.

 

          Je vous rends mille grâces de la belle harangue que vous me composez pour inviter les cours coopérantes dans les affaires de Pologne à souper au sérail. Je l’emploierais volontiers ; mais je sais d’avance que la dame à qui vous voulez que je l’adresse a un chérubin indomptable (2), assis sur le trépied de la politique, et qui, par sa lenteur et l’obscurité de ses oracles, détruirait l’effet des plus belles harangues du monde, quelque grandes que fussent les vérités qu’elles pussent contenir. D’ailleurs, il y a des gens qui n’aiment que ce qu’ils ont inventé, et qui sacrifient tout aux idées reçues.

 

          Je souhaite sans doute la paix, et pour y parvenir il ne me reste qu’à faire la guerre aussi longtemps que les choses resteront en cet état : vous aurez au moins l’espérance de voir finir la captivité des dames turques.

 

          C’est avec tous les sentiments que vous me connaissez, et avec la plus vive reconnaissance de tout ce que votre amitié vous dicte pour moi, que je ne cesserai de vous souhaiter l’âge de Mathusalem, ou du moins celui de cet Anglais qui fut gai et bien portant jusqu’à cent soixante-seize ans. Imitez-le, vous qui êtes inimitable. CATERINE.

 

 

1 – Par Diderot. (G.A.)

2 – Kamiltz, premier ministre de Marie-Thérèse. (G.A)

 

 

 

 

135  –  DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 1er Novembre.

 

         Madame, je vois par la lettre du 26 Septembre, dont votre majesté impériale m’honore, que Diderot est tombé malade sur les frontières de la Hollande. Je me flatte qu’il est actuellement à vos pieds ; vous avez plus d’un Français enthousiaste de votre gloire. S’il y en a quelques-uns qui sont pour Moustapha, j’ose croire que ceux qui sont dévots à sainte Catherine valent bien ceux qui se sont faits Turcs. Il est vrai que Diderot et moi nous n’entrons point dans des villes par un trou, comme des étourdis ; nous ne nous faisons point prendre prisonniers, comme des sots ; nous ne nous mêlons point de l’artillerie où nous n’entendons rien (1). Nous sommes des missionnaires laïques qui prêchons le culte de sainte Catherine, et nous pouvons nous vanter que notre Eglise est assez universelle.

 

         J’avoue, à ma honte, que j’ai échoué dans le projet de ma croisade. J’aurais voulu que madame la grande-duchesse eût été rebaptisée dans l’église de Sainte-Sophie, en présence du prophète Grimm, et que votre auguste alliée eût établi des tribunaux de chasteté tant qu’elle aurait voulu dans la Bosnie et dans la Servie. Pierre l’ermite était pour le moins aussi chimérique que moi, et cependant il réussit ; mais aussi il faut considérer qu’il était moine ; la grâce de Dieu l’assistait, et elle m’a manqué tout net. Si je n’ai point la grâce, j’ai du moins la raison en ma faveur.

 

         Sérieusement, madame, il me paraît absurde qu’on ait eu un si beau coup à faire et qu’on l’ait manqué ; je suis persuadé que la postérité s’en étonnera. N’ai-je pas entendu dire qu’avant la campagne du Pruth (2) un ambassadeur demandant à Pierre 1er où il prétendait établir le siège de son empire, il répondit : A Constantinople ? Sur ce pied-là, je disais : Catherine-la-Grande, ayant réparé si bien le malheur de Pierre-le-Grand, accomplira sans doute son dessein ; et l’auguste Marie-Thérèse, dont la capitale a été assiégée deux fois par les Turcs, contribuera de tout son pouvoir à cette sainte entreprise. Je me suis trompé en tout ; elle a pardonné aux Turcs en bonne chrétienne ; et le roi de Prusse, roi des calvinistes, a été le seul prince qui ait protégé les jésuites, lorsque le bon homme saint Pierre a exterminé le bon homme Ignace : que peut dire à cela le prophète Grimm ?

 

         Il faut que M. de Saint-Priest ait bien raison, et que Moustapha ait un esprit bien supérieur, puisqu’il a su engager les meilleurs chrétiens du monde dans ses intérêts, et réunir à la fois en sa faveur les Français et les Allemands.

 

         Le roi de Prusse dit toujours que vous battrez Moustapha toute seule, que vous n’avez besoin de personnes, je le veux croire ; mais vos Etats ne sont pas tous aussi peuplés qu’ils sont immenses ; le temps, la fatigue et les combats, diminuent les armées, et avant que la population soit proportionnée à l’étendue des terres, il faut des siècles. C’est là ce qui fait ma peine ; je vois que le temps est toujours trop court pour les grandes âmes. Ce n’est pas à un barbouilleur inutile qu’il faut de longues années, c’est à une héroïne née pour changer la face du monde. Elle est encore dans la fleur de son âge ; je voudrais que Dieu lui envoyât des lettres patentes contre-signées Mathusalem, pour mettre ses Etats au point où elle les veut. On dit que des corps de Turcs ont été bien battus ; c’est une grande consolation pour Pierre l’ermite.

 

         Je me mets aux pieds de votre majesté impériale avec le plus profond respect et l’attachement le plus inviolable.

 

 

1 – Allusion à Choisy, aux Français en Pologne et à de Tolt. (G.A.)

2 – Voyez la seconde partie de l’Histoire de Russie. (G.A.)

 

 

 

136  –  DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 30 Décembre.

 

         Madame, le roi de Prusse me fait l’honneur de me mander, du 10 Décembre, que votre armée a battu celle du grand-vizir, et que Silistrie est prise. Il ajoute que le grand-vizir s’est enfui à Andrinople avec le grand étendard de Mahomet.

 

         Je suppose qu’un roi n’est jamais trompé quand il écrit des nouvelles ; et, dans cette supposition, je suis près de mourir de joie, au lieu de mourir de vieillesse, comme on me l’annonçait tout à l’heure avant que je reçusse la lettre du roi de Prusse.

 

         Mort ou vif, il est bien fâcheux d’être si loin des merveilles de votre règne, et M. Diderot est un heureux homme ; mais aussi il mérite son bonheur. Pour moi, j’expire dans le désespoir de n’avoir pu voir mon héroïne qui sera celle du monde entier, et de n’avoir pu lui présenter mon très profond et très inutile respect.

 

 

 

137 –  DE L’IMPERATRICE.

 

Le 27 Décembre 1773/7 janvier1774

 

 

         Monsieur, le philosophe Diderot, dont la santé est encore chancelante, restera avec nous jusqu’au mois de février (1), qu’il retournera dans sa patrie ; Grimm pense aussi partir vers ce temps-là. Je les vois très souvent, et nos conversations ne finissent pas. Ils pourront vous dire, monsieur, le cas que je fais de Henri IV, de la Henriade, et de l’auteur de tant d’autres écrits qui ont illustré notre siècle.

 

         Je ne sais s’ils s’ennuient beaucoup à Péterbourg ; mais, pour moi, je leur parlerais toute ma vie sans m’en lasser. Je trouve à Diderot une imagination intarissable, et je le range parmi les hommes les plus extraordinaires qui aient existé. S’il n’aime pas Moustapha, comme vous me le mandez, au moins je suis sûre qu’il ne lui veut point de mal ; la bonté de son cœur ne le lui permettrait pas, malgré l’énergie de son esprit et le penchant que je lui vois de faire incliner la balance de mon côté.

 

         Eh bien ! Monsieur, il faut se consoler de ce que le projet de votre croisade a échoué, et supposez que vous avez eu affaire à de bonnes âmes, auxquelles on ne peut accorder cependant l’énergie de Diderot.

 

         Comme chef de l’Eglise grecque, je ne puis en bonne foi vous laisser dans l’erreur sans vous reprendre. Vous auriez voulu que la grande-duchesse eût été rebaptisée dans Saint-Sophie. Rebaptisée, dites-vous ? Ah ! Monsieur, l’Eglise grecque ne rebaptise point ; elle regarde comme très bon et très authentique tout baptême administré dans les autres communions chrétiennes. La grande-duchesse, après avoir prononcé en langue russe la profession de foi orthodoxe, a été reçu dans le sein de l’Eglise au moyen de quelques signes de croix, avec de l’huile odoriférante qu’on lui a administrée en grande cérémonie ce qui chez vous, comme chez nous, s’appelle confirmation. A cette occasion, on impose un nom ; mais sur ce dernier point nous sommes plus chiches que vous, qui en donnez par douzaine ; ici on n’en prend qu’un seul, et cela nous suffit.

 

         Vous ayant mis au fait de ces choses importantes, je continue de répondre à votre lettre du 1er novembre. Vous saurez à présent, monsieur, qu’un corps détaché de notre armée, après avoir passé le Danube au mois d’octobre, battit un corps de Turcs très considérable, et fit prisonnier un bacha à trois queues qui le commandait.

 

         Cet évènement aurait pu avoir des suites, mais le fait est (chose dont vous ne serez pas content peut-être) qu’il n’en eut pas ; de sorte que Moustapha et moi, nous nous trouvons à peu près dans la situation où nous étions il y a six mois, à cela près qu’il est attaqué d’un asthme, et que je me porte bien. Il se peut que ce sultan soit un esprit supérieur, mais il n’en est pas moins battu pour cela depuis cinq ans, malgré les conseils de M. de Saint-Priest et les instructions du chevalier Tott, qui se tuera à force de fondre des canons et d’exercer des canonniers. Il a beau être vêtu de cafetans et d’hermines, l’artillerie turque n’en sera pas meilleure et mieux servie ; mais toutes ces choses sont des enfantillages auxquels on donne beaucoup plus d’importance qu’ils ne méritent. Je ne sais où j’ai lu que ces tours d’esprit sont naturels aux Welches.

 

         Adieu, Monsieur ; portez-vous bien, et soyez assuré que personne ne fait plus de cas de votre amitié que moi.

 

 

1 – Il resta en Russie jusqu’au mois de Mai. (G.A.)

 

 

 

 

138 –  DE L’IMPERATRICE.

 

A Pétersbourg, le 8/19 Janvier 1774

 

 

         Monsieur, je pense que les nouvelles que le roi de Prusse vous a données de la défaite du vizir et de la prise de Silistrie, lui sont venues de Pologne, le pays, après la France, où l’on débite les plus fausses. Je m’attends à voir les oisifs fort occupés d’un voleur de grand chemin qui pille le gouvernement d’Orembourg, et qui tantôt pour effrayer les paysans, prend le nom de Pierre III, et tantôt celui de son employé. Cette vaste province n’est pas peuplée à proportion de sa grandeur ; la partie montagneuse est occupée par des Tartares, nommés Baschkis, pillards depuis la création du monde. Le pays plat est habité par tous les vauriens dont la Russie a jugé à propos de se défaire depuis quarante ans, ainsi que l’on a fait à peu près dans les colonies de l’Amérique pour les pouvoirs d’hommes.

 

         Le général Bibikof est allé avec un corps de troupes pour rétablir la tranquillité là où elle est troublée. A son arrivée à Casan, qui est à sept cents verstes (ou cent lieues d’Allemagne) d’Orembourg, la noblesse de ce royaume vint lui offrir de se joindre à ses troupes, avec quatre mille hommes bien armés, bien montés, et entretenus à leurs dépens. Il accepta leur offre. Cette troupe seule est plus qu’en état de remettre l’ordre dans le gouvernement limitrophe.

 

         Vous jugez bien que cette incartade de l’espèce humaine ne dérange en rien le plaisir que j’ai de m’entretenir avec Diderot. C’est une tête bien extraordinaire que la sienne ; la trempe de son cœur devrait être celle de tous les hommes ; mais enfin, comme tout est au mieux dans ce meilleur des mondes possibles, et que les choses ne sauraient changer, il faut les laisser aller leur train, et ne pas se garnir le cerveau de prétentions inutiles. La mienne sera toujours de vous témoigner ma reconnaissance pour toutes les marques d’amitié que vous me donnez. CATERINE.

 

 

1 – Il resta en Russie jusqu’au mois de Mai. (G.A.)

 

 

 

 

 

139  –  DE VOLTAIRE.

 

15 Mars.

 

         Madame, la lettre du 19 Janvier, dont votre majesté impériale m’honore, m’a transporté en esprit à Orembourg, et m’a fait connaître M. Pugatschef (1) ; c’est apparemment le chevalier de Tott qui a fait jouer cette farce ; mais nous ne sommes plus au temps des Démétrius (2), et telle pièce de théâtre qui réussissait il y a deux cents ans, est sifflée aujourd’hui. Si quelque prétendu Inca venait au Pérou se dire fils ou petit-fils du Soleil, je doute qu’il fût reconnu pour tel, quand même il serait annoncé par des jésuites, et quand ils feraient valoir des prophéties en sa faveur.

 

         Votre majesté ne paraît pas trop inquiète de l’équipée de M. Pugatschef. Je croyais que la province d’Orembourg était le plus agréable pays de votre empire, que les Persans y avaient apporté tous leurs trésors pendant leurs guerres civiles, qu’on ne songeait qu’à s’y réjouir ; et il se trouve que c’est un pays barbare, rempli de vagabonds et de scélérats. Vos rayons ne peuvent pas pénétrer partout en même temps : un empire de deux mille lieues en longitude ne se police qu’à la longue. Cela me confirme dans mon idée de l’antiquité du monde. J’en demande pardon à la Genèse, mais j’ai toujours pensé qu’il a fallu cinq ou six mille ans avant que la horde juive sût lire et écrire ; et je soupçonne qu’Hercule et Thésée n’auraient pas été reçus dans votre Académie de Pétersbourg. Un jour viendra que la ville d’Orembourg sera plus peuplée que Pékin, et qu’on y jouera des opéras-comiques.

 

         En attendant, je me flatte que vous vous amuserez, madame, à battre le nouveau sultan (3), ou que vous lui dicterez des conditions de paix, telles que les anciens Romains en imposaient aux anciens rois de Syrie. Cependant, chargée du poids immense de la guerre contre un vaste empire, et du gouvernement de votre empire, encore plus vaste, voyant tout, faisant tout par vous-même, vous trouvez encore du temps pour converser avec notre philosophe Diderot, comme si vous étiez désœuvrée.

 

         Je n’ai jamais eu la consolation de voir cet homme unique ; il est la seconde personne de ce monde avec qui j’aurais voulu m’entretenir : il me parlerait de votre majesté : majesté ! Ce n’est pas cela que je veux dire, c’est de votre supériorité sur les êtres pensants : car je compte les autres êtres pour rien. Je vous demande donc, madame, votre protection auprès de lui. Ne peut-il pas de détourner d’une cinquantaine de verstes, pour venir me prolonger la vie en me contant ce qu’il a vu et entendu à Pétersbourg ?

 

         S’il ne vient pas sur le bord du lac de Genève, j’irai, moi, me faire enterrer sur le bord du lac Ladoga ; il faut que je voie votre nouvelle création, je suis las de toutes les autres.

 

         Je me mets à vos pieds avec adoration de latrie.

 

 

1 – Pugatschef. Ce prétendu voleur de grand chemin combattait pour l’affranchissement des serfs. (G.A.)

2 – Voyez, l’Essai sur les mœurs, chapitre CXC. (G.A.)

3 – Abd-el-Hamid, que Voltaire appellera plus loin Achnet IV Mustapha III était mort le 21 Janvier. (G.A.)

 

 

 

 

 

140 –  DE L’IMPERATRICE.

 

Le 4/15 Mars (1).

 

 

         Monsieur, les gazettes seules font beaucoup de bruit du brigand Pugatschef, lequel n’est en relation directe ni indirecte avec M. de Tott. Je fais autant de cas des canons fondus par l’un, que des entreprises de l’autre. M. de Pugatschef et M. de Tott ont cependant cela de commun, que le premier file tous les jours sa corde de chanvre, et que l’autre s’expose à chaque instant au cordon de soie.

 

         Diderot est parti pour retourner à Paris. Nos conversations ont été très fréquentes, et sa visite m’a fait un très grand plaisir. On ne rencontre pas souvent de tels hommes. Il a eu de la peine à nous quitter ; le seul attachement à sa famille l’a séparé de nous. Je lui manderai le désir que vous avez de le voir. Il s’arrêtera quelque temps à La Haye (2). Cette lettre répond à la vôtre du 4 Mars, vieux style. Je n’ai pour le présent rien d’intéressant à vous mander ; mais je ne laisserai pas de vous répéter les sentiments d’estime, d’amitié et de considération que vous m’avez inspirés depuis longtemps. CATERINE.

 

 

 

1 – Cette lettre doit être du 15 Mai et non du 4 Mars, puisque Catherine y parle du départ de Diderot qui avait eu lieu le 5 Mai. (G.A.)

 2 – Diderot ne rentra à Paris qu’au mois d’Octobre. (G.A.)

 

 

 

 

141  –  DE VOLTAIRE.

 

9 Auguste.

 

         Madame, je suis positivement en disgrâce à votre cour. Votre majesté impériale m’a planté là pour Diderot, ou pour Grimm, ou pour quelque autre favori : vous n’avez eu aucun égard pour ma vieillesse ; passe encore si votre majesté était une coquette française ; mais comment une impératrice victorieuse et législatrice peut-elle être si volage ?

 

         Je me suis brouillé pour vous avec tous les Turcs, et même encore avec M. le marquis Pugatschef ; et votre oubli est la récompense que j’en reçois. Voilà qui est fait, je n’aimerai plus d’impératrice de ma vie.

 

         Je songe cependant que j’aurais bien pu mériter ma disgrâce. Je suis un petit vieillard indiscret, qui me suis laissé toucher par les prières d’un de vos sujets nommé Rose, Livonien de nation, marchand de profession, déiste de religion, qui est venu apprendre la langue française à Ferney ; peut-être n’a-t-il pu mériter vos bontés que j’osais réclamer pour lui.

 

         Je m’accuse encore de vous avoir ennuyée par le moyen d’un Français dont j’ai oublié le nom (2) qui se vantait de courir à Pétersbourg pour être utile à votre majesté, et qui, sans doute, a été fort inutile.

 

         Enfin, je me cherche des crimes pour justifier votre indifférence. Je vois bien qu’il n’y a point de passion qui ne finisse. Cette idée me ferait mourir de dépit, si je n’étais tout près de mourir de vieillesse.

 

         Que votre majesté, madame, daigne donc recevoir cette lettre comme ma dernière volonté, comme mon testament.

 

         Signé votre admirateur, votre délaissé, votre vieux Russe de Ferney.

 

 

1 – Il s’agit d’un légiste nommé Duménil. Voyez plus loin. (G.A.)

2 – Paix de Kaynardgi, signée le 21 Juillet. (G.A.)

Publié dans Catherine II de Russie

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