CORRESPONDANCE : Catherine II et Voltaire - Partie 16
Photo de KHALAH
119 – DE VOLTAIRE.
Septembre.
Madame, votre rhinocéros (1) n’est pas ce qui me surprend ; il se peut très bien que quelque Indien ait amené autrefois un rhinocéros en Sibérie, comme on en a conduit en France et en Hollande. Si Annibal fit passer les Alpes à travers les neiges à des éléphants, votre Sibérie peut avoir vu autrefois les mêmes tentatives et les os de ces animaux peuvent s’être conservés dans les sables. Je ne crois pas que la position de l’équateur ait jamais changé ; mais je crois que le monde est bien vieux.
Ce qui m’étonne davantage, c’est votre inconnu, qui fait des comédies dignes de Molière, et, pour dire encore plus, dignes de faire rire votre majesté impériale ; car les majestés rient rarement, quoiqu’elles aient besoin de rire. Si un génie tel que le vôtre trouve des comédies plaisantes, elles le sont sans doute. J’ai demandé à votre majesté des cèdres de Sibérie, j’ose lui demander à présent une comédie de Pétersbourg. Il serait aisé d’en faire une traduction. Je suis né trop tard (2) pour apprendre la langue de votre empire. Si les Grecs avaient été dignes de ce que vous avez fait pour eux, la langue grecque serait aujourd’hui la langue universelle ; mais la langue russe pourrait bien prendre sa place. Je sais qu’il y a beaucoup de plaisanteries dont le sel n’est convenable qu’aux temps et aux lieux ; mais il y en a aussi qui sont de tous pays, et ce sont sans contredit les meilleures. Je suis sûr qu’il y en a beaucoup de cette espèce dans la comédie qui vous a plu davantage ; c’est celle-là dont je prends la liberté de demander la traduction. Il est assez beau, ce me semble, de faire traduire une pièce de théâtre, quand on joue un si grand rôle sur le théâtre de l’univers. Je ne demanderai jamais une traduction à Moustapha, encore moins à Pulawski (3).
Le dernier acte de votre grande tragédie paraît bien beau ; le théâtre ne sera pas ensanglanté, et la gloire fera le dénouement.
1 – On n’a pas la lettre de Catherine où elle parle de rhinocéros. (G.A.)
2 – C’est trop tôt qu’il faut lire. (G.A.)
3 – Patriote polonais. (G.A.)
120 – DE VOLTAIRE.
1er Octobre. (1)
Comment se peut-il faire qu’il y ait encore chez nos Welches de prétendus raisonneurs et de prétendus politiques qui osent dire que « Pierre-le-Grand a tout épuisé pour former une armée, une flotte et un port, et que ses successeurs achèveront de tout ruiner pour soutenir l’ostentation de ces vains établissements ? » Ce sont les propres paroles de la page 204 d’un nouveau livre intitulé : Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens aux Indes (2). Il y a d’ailleurs de très bonnes choses dans ce livre ; mais cette sottise est pillée de ce fou de Jean-Jacques Rousseau, qui s’est avisé de juger souverainement tous les rois du haut de son grenier.
Il me semble que tous vos succès auraient dû apprendre à tous les législateurs à être un peu plus réservés dans leurs discours : quand on étonne tous les sages, on doit confondre tous les sots.
Que votre majesté impériale daigne conserver ses bontés à son vieux malade de Ferney.
1 – Lettre inédite, publiée par MM. de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Par Raynal. (G.A.)
121 – DE L’IMPERATRICE.
Le 6/17 Octobre.
Monsieur, je ne vous dispute point la possibilité de la venue des rhinocéros et des éléphants des Indes en Sibérie : cela se peut. Je ne vous ai envoyé le récit de notre savant que comme un simple objet de curiosité, et nullement pour appuyer mon opinion. Je vous avoue que j’aimerais que l’équateur changeât de position : l’idée riante que dans vingt mille ans la Sibérie, au lieu de glaces, pourra être couverte d’orangers et de citronniers, me fait plaisir dès à présent.
Dès que la traduction de la comédie russe qui nous a fait le plus rire sera achevée, elle prendra le chemin de Ferney. Vous direz peut-être, après l’avoir lue, qu’il est plus aisé de me faire rire que les autres majestés, et vous aurez raison : le fond de mon caractère est extrêmement gai.
On trouve ici que l’auteur anonyme de ces nouvelles comédies russes, quoiqu’il annonce du talent, a de grands défauts ; qu’il ne connaît point le théâtre, que ses intrigues sont faibles, mais qu’il n’en est pas de même des caractères qu’il trace ; que ceux-ci sont soutenus et pris dans la nature qu’il a devant les yeux ; qu’il a des saillies, qu’il fait rire, que sa morale est pure, et qu’il connaît bien sa nation : mais je ne sais si tout cela soutiendra la traduction.
En vous parlant de comédies, permettez, monsieur, que je rappelle à votre mémoire la promesse que vous avez bien voulu me faire, il y a près d’un an, d’accommoder quelques bonnes pièces de théâtre pour mes instituts d’éducation. Je ne vous parle point aujourd’hui de la grande tragédie de la guerre, du congrès rompu, du congrès renoué, de la trêve prolongée ; j’espère vous mander dans peu la fin de tout ceci. Vous serez un des premiers instruit de la signature du traité définitif ; après quoi nous nous réjouirons.
Je suis, comme je serai toujours, monsieur, avec l’estime et la considération la plus distinguée. CATHERINE.
122 – DE VOLTAIRE.
2 Novembre.
Madame, il me paraît, par votre dépêche du 12 Septembre, qu’il y a une de vos âmes qui fait plus de miracles que Notre-Dame de Czenstokova, nom très difficile à prononcer. Votre majesté impériale m’avouera que la Santa-Casa di Loretta est beaucoup plus douce à l’oreille, et qu’elle est bien plus miraculeuse, puisqu’elle est mille fois plus riche que votre sainte-Vierge polonaise (1). Du moins les musulmans n’ont pas de semblables superstitions, car leur sainte maison de la Mecque, ou Mecca, est beaucoup plus ancienne que le mahométisme, et même que le judaïsme. Les musulmans n’adorent point comme nous autres une foule de saints, dont la plupart n’ont point existé, et parmi lesquels il n’y en a pas quatre peut-être avec qui vous eussiez daigné souper.
Mais aussi voilà tout ce que vos Turcs ont de bon. Je suis très content, puisque mon impératrice reprend l’habitude de leur donner sur les oreilles.
Je remercie de tout mon cœur votre majesté de vous être avancée vers le midi ; je vois bien qu’à la fin je serai en état de faire le voyage que j’ai projeté depuis si longtemps ; vous accourcissez ma route de jour en jour. Voilà trois belles et bonnes têtes dans un bonnet : la vôtre, celle de l’empereur des Romains, et celle du roi de Prusse.
Le dernier m’a envoyé sa belle médaille de regno redintegrato. Ce mot de redintegrato est singulier, j’aurais autant aimé novo. Le redintegrato conviendrait mieux à l’empereur des Romains, s’il voulait monter à cheval avec vous, et reprendre une partie de ce qui appartenait autrefois, si légitimement, par usurpation, au trône des Césars, à condition que vous prendriez tout le reste, qui ne vous appartint jamais, toujours en allant vers le midi, pour la facilité de mon voyage.
Il y a environ quatre ans que je prêche cette petite croisade. Quelques esprits creux, comme moi, prétendent que le temps approche où sainte Marie-Thérèse, de concert avec sainte Catherine, exaucera mes ferventes prières ; ils disent que rien n’est plus aisé que de prendre en une campagne la Bosnie, la Servie, et de vous donner la main à Andrinople. Ce serait un spectacle charmant de voir deux impératrices (2) tirer les deux oreilles à Moustapha, et le renvoyer en Asie.
Certainement, disent-ils, puisque ces deux braves dames se sont si bien entendues pour changer la face de la Pologne, elles s’entendront encore mieux pour changer celle de la Turquie.
Voici le temps des grandes révolutions, voici un nouvel univers créé, d’Archangel au Borysthème ; il ne faut pas s’arrêter en si beau chemin. Les étendards portés de vos belles mains sur le tombeau de Pierre-le-Grand, par ma foi moins grand que vous, doivent être suivis de l’étendard du grand prophète.
Alors je demanderai une seconde fois la protection de votre majesté impériale pour ma colonie, qui fournira des montres à votre empire, et les coiffures de blondes aux dames de vos palais.
Quant à la révolution de Suède, j’ai bien peur qu’elle ne cause un jour quelque petit embarras ; mais la cour de France n’aura de longtemps assez d’argent pour seconder les bonnes intentions qu’on pourrait avoir avec le temps dans cette partie du Nord, qui n’est pas la plus fertile, à moins qu’on ne vous vende le diamant nommé le Pitt ou le Régent ; mais il n’est gros que comme un œuf de pigeon, et le vôtre est plus gros qu’un œuf de poule.
Je me mets à vos pieds avec l’enthousiasme d’un jeune homme de vingt ans, et les rêveries d’un vieillard de près de quatre-vingts.
1 – Nous avons déjà dit que, vers la fin du dix-huitième siècle, le trésor de Lorette se montait à la somme de deux cent cinquante millions de francs. (G.A.)
2 – Catherine et Marie-Thérèse. (G.A.)
123 – DE L’IMPERATRICE.
Le 11/22 Novembre.
Monsieur, j’ai reçu votre lettre du 2 de novembre, lorsque je répondais à une belle et longue lettre que M. d’Alembert m’écrit après un silence de cinq ou six ans, et dans laquelle il réclame, au nom des philosophes et de la philosophie, les Français faits prisonniers en différents endroits de la Pologne. Le billet ci-joint contient ma réponse (1).
Je suis fâchée que la calomnie ait induit les philosophes en erreur (2). M. de Moustapha revient de la sienne ; il fait travailler de très bonne foi, à Bucharest, son reis-effendi au rétablissement de la paix, après quoi il pourra renouveler les pèlerinages de la Mecque, que le seigneur Ali-Bey avait un peu dérangés depuis sa levée de boucliers. Je ne sais pas jusqu’où les Turcs poussent le respect pour leurs saints ; mais je suis témoin oculaire qu’ils en ont. Voici le fait :
Lors de mon voyage sur le Volga, je descendis de ma galère à vingt verstes plus bas que la ville de Casan, pour voir les ruines de l’ancienne Bulgar, que Tamerlan avait bâtie pour son petit-fils. J’y trouvai en effet sept à huit maisons de pierre, et autant de minarets construits très solidement. Je m’approchai d’une masure, près de laquelle se tenaient une quarantaine de Tartares. Le gouverneur de la province me dit que cet endroit était un lieu de dévotion pour ces gens-là, et que ceux que je voyais y étaient venus en pèlerinage. Je voulus savoir en quoi consistait cette dévotion ; pour cet effet, je m’adressai à un de ces Tartares, dont la physionomie me parut prévenante : il me fit signe qu’il n’entendait pas le russe et se mit à courir pour appeler un homme qui se tenait à quelques pas de là. Cet homme s’approcha, et je lui demandai qui il était. C’était un iman qui parlait assez bien notre langage : il me dit que dans cette masure avait habité un homme d’une vie sainte, qu’ils venaient de fort loin pour faire leurs prières sur son tombeau, lequel était près de là. Ce qu’il me conta me fit conclure que c’était assez l’équivalent du culte de nos saints.
C’est le roi de Suède qui donnera lieu au moyen de raccourcir votre voyage, s’il s’empare de la Norvège, comme on le débite. La guerre pourrait bien devenir générale par cette escapade politique. Si la France n’a pas d’argent, l’Espagne en a suffisamment ; et il faut avouer qu’il n’y a rien de plus commode qu’un autre paie pour nous.
Adieu, monsieur ; conservez-moi votre amitié. Je vous souhaite de tout mon cœur les années de l’Anglais Jean Kings (3), qui a vécu jusqu’à cent soixante-neuf ans. Le bel âge ! CATERINE.
Dans peu, je vous enverrai la traduction française de deux comédies russes. On les transcrit au net.
1 – On n’a ni la lettre de d’Alembert, ni le billet de Catherine. (G.A.)
2 – C’était bien Catherine elle-même qui avait dit que les prisonniers français seraient envoyés en Sibérie. Voyez sa lettre du 30 Mars 1772. (G.A.)
3 – Ou plutôt Jenkins. Né en 1501, il mourut en 1670. (G.A.)
124 – DE VOLTAIRE.
1er Décembre.
Madame, j’avoue qu’il est assez singulier qu’en donnant la paix aux Turcs, et des lois à la Pologne, on me donne aussi une traduction d’une comédie.
Je vois bien qu’il y a certaines âmes qui ne sont pas embarrassées de leur universalité ; je n’en suis pas moins fâché contre votre majesté impériale de l’Eglise grecque, et contre la majesté impériale de l’Eglise romaine, qui pouvaient souffleter toutes deux, de leurs mains blanches, la majesté de Moustapha, rendre la liberté à toutes les dames du sérail, et rebénir Sainte Sophie. Je ne vous pardonnerai jamais, mesdames, de ne vous être pas entendues pour faire ce beau coup. On aurait cessé à jamais de parler de Clorinde et d’Armide (1) ; il ne serait plus question de Goffredo. Il valait certainement mieux prendre Constantinople qu’une vilaine ville de Jérusalem ; le Bosphore vaut mieux que le torrent de Cédron. J’ai essuyé là une mortification terrible : mais enfin je m’en console par la gloire que vous avez acquise, et par tout le solide attaché à votre gloire, et même encore par l’espérance que ce qui est différé n’est pas perdu.
Oserai-je, madame, tout fâché que je suis contre vous, demander une grâce à votre majesté impériale ? Elle ne regarde ni Moustapha ni son grand-Vizir : c’est pour un ingénieur de mon pays, qui est, comme moi, moitié français, moitié Suisse. C’est un bon physicien, qui fait actuellement dans nos Alpes des expériences sur la glace ; car nous avons des glaces ici tout comme à Pétersbourg. Cet ingénieur se nomme Aubry ; il est peu connu, mais il mérite de l’être. Ce serait une nouvelle grâce dont j’aurais une obligation infinie à votre majesté, si elle daignait lui faire accorder une patente d’associé à votre illustre Académie. Il est vrai que nous n’avons pas de glace à présent, ce qui est fort rare, mais nous en aurons incessamment.
Je demande très humblement pardon de ma hardiesse ; votre indulgence m’a depuis longtemps accoutumé à de telles libertés.
C’est une chose bien ridicule et bien commune que tous les bruits qui courent dans la bavarde ville de Paris, sur votre congrès de Fokschan et sur tout ce qui peut y avoir quelque rapport. Les rois sont comme les dieux, les peuples en font mille contes, et les dieux boivent leur nectar sans se mettre en peine de la théologie des chétifs mortels. Je suis, par exemple, très sûr que vous ne vous souciez point du tout de la colère où je suis que vous n’alliez point passer l’hiver sur le Bosphore. Je suis tout aussi sûr que je mourrai inconsolable de ne m’être point jeté à vos pieds à Pétersbourg ; mon cœur y est, si mon corps n’y est pas. Ce pauvre corps de près de quatre-vingt ans n’en peut plus, et ce cœur est pénétré pour votre majesté impériale du plus profond respect et de la plus sensible reconnaissance.
1 – Personnages de la Jérusalem délivrée. (G.A.)
125 – DE VOLTAIRE.
A Ferney, 11 Décembre.
Madame, votre oiseau qu’on appelle flamant (1), ressemble assez aux caricatures que mon ami M. Huber a faites de moi (2) ; il m’a donné le cou et les jambes, et même un peu de la physionomie de ce prétendu héron blanc. Je me doutais bien que jamais Pierre-le-Grand n’avait payé un pareil tribut au seigneur de Stamboul.
On doit assurément un tribut de louanges à votre majesté impériale, pour vos beaux établissements de garçons et de filles. Je ne sais pas pourquoi on ose encore parler de Lycurgue et de ses Lacédémoniens, qui n’ont jamais rien fait de grand, qui n’ont laissé aucun monument, qui n’ont point cultivé les arts, qui sont depuis si longtemps esclaves des barbares que vous avez vaincus pendant quatre années de suite.
La lettre qui est venue dans le paquet de la part de M. de Betzky, est bien précise ; je la crois de notre Falconet (3) ; mais ce que votre majesté impériale a daigné m’écrire (4) sur votre institution du plus que Saint-Cyr, est bien au-dessus de la lettre imprimée de Falconet, qui pourtant est bonne.
Etant né trop tôt, et ne pouvant être témoin de tout ce que fait ma grande impératrice, j’ai saisi l’occasion de lui envoyer ce jeune baron de Pellembert, qui est un tiers d’allemand, un tiers de flamand, et un tiers d’espagnol, et qui voulait changer ces trois tiers pour une totalité russe. Je ne le connais, madame, que par son enthousiasme pour votre personne unique ; je ne l’ai vu qu’en passant : il m’a demandé une lettre, j’ai pris la liberté de la lui donner, comme j’en donnerai, si vous le permettez, à quiconque voudra faire le pèlerinage de Pétersbourg par pure dévotion pour sainte Catherine II.
On me dit une triste nouvelle pour moi, que ce Polianski que votre majesté impériale a fait voyager, et dont j’ai tant aimé et estimé le caractère, s’est noyé dans la Néva, en revenant à Pétersbourg ; si cela est, j’en suis extrêmement affligé. Il y aura toujours des malheurs particuliers ; mais vous faites le bonheur public. Le mien est dans les lettres dont vous m’honorez. J’attends la comédie, je la ferai jouer dans ma petite colonie le jour que je ferai un feu de joie pour la paix de Fokschan ou de Bucharest, supposé que vous gardiez par cette paix trois ou quatre provinces, et l’empire de la mer Noire. Mais je proteste toujours contre toute paix qui ne vous donnera Stamboul. Ce Stamboul était l’objet de mes vœux, comme sainte Catherine II l’objet de mon culte. Puisse ma sainte goûter toutes les sortes de plaisirs comme elle a toute sorte de gloire ! Le vieux malade de Ferney, qui n’a ni gloire, ni plaisir.
1 – On n’a pas la lettre où Catherine parle du flamant. C’était la réponse à la lettre de Voltaire du 28 Auguste. (G.A.)
2 – Huber avait proposé à Catherine de lui faire une série de tableaux représentant la vie domestique de Voltaire ; l’impératrice avait accepté l’offre, et le peintre d’envoyer aussitôt à Saint-Pétersbourg une esquisse où l’on voyait Voltaire dans son lit, ravi en extase, à l’aspect des pelleteries et autres présents de Catherine apportés par un officier de ses gardes. Depuis lors, Huber avait continué son œuvre, et l’on allait même en commencer la gravure. (G.A.)
3 – C’est l’opuscule de Falconet ayant pour titre, Petit différend. (G.A.)
4 – Voyez la lettre du 3 Avril. (G.A.)
126 – DE VOLTAIRE.
Le 3 Janvier 1773.
Madame, je serais bien fâché qu’on ne fût pas philosophe vers la Norvège. Cette équipée me paraîtrait fort prématurée ; elle pourrait fournir quelques nouveaux lauriers à votre couronne ; mais ils sont un peu secs dans cette partie du monde, et je les aimais mieux vers le Danube.
Ma philosophie pacifique prend la liberté de présenter à votre majesté impériale une consultation. Sous Pierre-le-Grand, votre Académie demandait des lumières, et on a recours aux siennes sous Catherine-la-Grande.
C’est un ingénieur un peu Suisse comme moi, qui cherche à prévenir les ravages que font continuellement les eaux dans les branches de nos Alpes. Il a jugé que vous vous connaissez encore mieux en glace que nous. Il est vrai pourtant qu’avec notre quarante-sixième degré, et la douceur inouïe de notre présent hiver, nous éprouvons quelquefois des froids aussi cruels que les vôtres. J’ai imaginé de faire passer cette consultation par vos très belles mains, dont on m’a tant parlé et que mon extrême jeunesse et mon respect me défendent de baiser.
Cet ingénieur, nommé Aubry, mourra d’ailleurs de la jaunisse, s’il n’est pas associé de l’Académie : j’ai l’honneur d’en être depuis longtemps : de qui emploierai-je la protection, si ce n’est de notre souveraine ?
M. Polianski m’apprend qu’il n’est point noyé, comme on l’avait dit, qu’au contraire il est dans le port, et que votre majesté l’a fait secrétaire de l’Académie. Je présume que vous pourrez avoir la bonté de lui donner la consultation. Nous avons assez près de nous Notre-Dame des Neiges, que j’aurais pu employer dans cette affaire qui la regarde ; mais je ne prie jamais que Notre-Dame de Pétersbourg, dont je baise les pieds en toute humilité et avec la plus sincère dévotion.
127 – DE VOLTAIRE.
A Ferney, 13 Février 1773.
Madame, ce qui m’a principalement étonné de vos deux comédies russes, c’est que le dialogue est toujours vrai et toujours naturel, ce qui est à mon avis un des premiers mérites dans l’art de la comédie ; mais un mérite bien rare, c’est de cultiver ainsi tous les arts, lorsque celui de la guerre occupait toute la nation. Je vois que les Russes ont bien de l’esprit et du bon esprit ; votre majesté impériale n’était pas faite pour gouverner des sots : c’est ce qui m’a toujours fait penser que la nature l’avait destinée à régner sur la Grèce. J’en reviens toujours à mon premier roman ; vous finirez par là. Il arrivera que dans dix ans Moustapha se brouillera avec vous, il vous chicanera sur la Crimée, et vous lui prendrez Byzance. Vous voilà tout accoutumée à des partages ; l’empire turc sera partagé, et vous ferez jouer l’Œdipe de Sophocle dans Athènes.
Je me borne à me réjouir de voir que les dissidents, pour lesquels je m’étais tant intéressé (1), aient enfin gagné leur procès. J’espère même que les sociniens auront bientôt en Lithuanie quelque conventicule public, où Dieu le père ne partagera plus avec personne le trône qu’il occupa tout seul jusqu’au concile de Nicée. Il est bien plaisant que les Juifs, qui ont crucifié le logos, aient tant de synagogues chez les Polonais, et que ceux qui diffèrent d’opinions avec la cour romaine sur le logos ne puissent avoir un trou pour fourrer leurs têtes.
J’aurai bientôt quelque chose à mettre aux pieds de votre majesté impériale sur les horreurs de toutes ces disputes ecclésiastiques (2) : c’est là mon objet ; je ne m’en écarte point ; c’est la tolérance que je veux, c’est la religion que je prêche, et vous êtes à la tête du synode dans lequel je ne suis qu’un simple moine. Si ma strangurie m’emporte, vous n’en recevrez pas moins ma bagatelle.
Nous avons actuellement l’honneur d’avoir autant de neige et de glaces que vous. Un corps aussi faible que le mien n’y peut pas résister. Bienheureux sont les enfants de Rurik ! Encore plus heureux les Lapons et leurs rangifères, qui ne peuvent vivre que dans leur climat ! Cela me prouve que la nature a fait chaque épée pour sa gaine, et qu’elle a mis des Samoyèdes au septentrion, comme des Nègres au midi, sans que les uns soient venus des autres.
Je vous avais bien dit que je radotais, madame : vivez heureuse et comblée de gloire, sans oublier les plaisirs ; cela n’est pas si radoteur.
Je me mets aux pieds de votre majesté impériale, avec le plus profond respect et le plus sincère attachement. Le vieux malade de Ferney.
1 – Voyez, dans les FRAGMENTS SUR L’HISTOIRE, l’écrit Sur les dissensions des Eglises de Pologne. (G.A.)
2 – Voyez la note de la scène 1ère des Lois de Minos. (G.A.)
128 – DE L’IMPERATRICE.
A Pétersbourg, le 20 Février/3 Mars.
Monsieur, j’espère qu’il n’est plus question de la colère que vous aviez le premier décembre, contre les majestés impériales de l’Eglise grecques et romaine.
Le prince Orlof, qui aime la physique expérimentale, et qui naturellement est doué d’une perspicacité particulière sur toutes ces matières-là, est peut-être celui qui a fait la plus curieuse de toutes les expériences sur la glace. La voici :
Il a fait creuser en automne les fondements d’une porte cochère, et pendant les plus fortes gelées de l’hiver, il a fait remplir d’eau ces fondements, afin qu’elle s’y convertît en glace. Lorsqu’ils furent remplis à la hauteur convenable, on les garantit soigneusement des rayons du soleil, et au printemps on éleva dessus une porte cochère voûtée en briques et très solide. Elle existe depuis quatre ans, et elle existera, je crois, jusqu’à ce qu’on l’abatte. Il est bon de remarquer que le terrain sur lequel cette porte est bâtie est marécageux, et que la glace tient lieu du pilotis qu’on aurait été obligé d’employer à son défaut.
L’expérience de la bombe remplie d’eau, et exposée à la gelée, a été faite en ma présence ; elle a crevé en moins d’une heure avec beaucoup de fracas.
Quand on vous a dit que la gelée élève des maisons hors de terre, on aurait dû ajouter que cela arrive à de mauvaises baraques de bois, mais jamais à des maisons de pierres. Il est vrai que des murs de jardin assez minces, et dont les fondements sont mal assis, ont été levés de terre et renversés peu à peu par la gelée. Les pilotis que la glace peut accrocher se soulèvent aussi à la longue.
Si les Turcs continuent de suivre les bons conseils de leurs soi-disant amis (1), vous pouvez être sûr que vos souhaits de nous voir sur le Bosphore seront bien près de leur accomplissement, et cela viendra peut-être fort à propos pour votre convalescence ; car j’espère que vous vous êtes défait de cette vilaine fièvre continue que vous m’annoncez, et dont jamais je ne me serais doutée en voyant la gaieté qui règne dans vos lettres.
Je lis présentement les œuvres d’Algarotti. Il prétend que tous les arts et toutes les sciences sont nés en Grèce. Dites-moi, je vous prie, cela est-il bien vrai ? Pour de l’esprit, ils en ont encore, et du plus délié ; mais ils sont si abattus qu’il n’y a plus de nerf chez eux. Cependant je commence à croire qu’à la longue on pourrait les aguerrir : témoin cette nouvelle victoire de Patras remportée sur les Turcs après la fin du second armistice. Le comte Alexis me mande qu’il y en a qui se sont admirablement comportés.
Il y a eu aussi quelque chose de pareil sur les côtes d’Egypte, dont je n’ai point encore les détails ; et c’était encore un capitaine grec qui commandait. Votre baron Pellemberg est à l’armée, M. Polianski est secrétaire de l’Académie des beaux-arts. Il n’est pas noyé, quoiqu’il passe souvent la Néva en carrosse ; mais chez nous il n’y a pas de danger à cela en hiver.
Je suis bien aise d’apprendre que mes deux comédies ne vous ont pas paru tout à fait mauvaises. J’attends avec impatience le nouvel écrit que vous me promettez ; mais j’en ai encore plus de vous savoir rétabli.
Soyez assuré, monsieur, de mon extrême sensibilité pour tout ce que vous me dites d’obligeant et de flatteur. Je fais des vœux sincères pour votre conservation, et suis toujours avec l’amitié et tous les sentiments que vous me connaissez. CATHERINE.
1 – Le gouvernement français. (G.A.)
129 – DE VOLTAIRE.
A Ferney, 25 Mars.
Madame, permettez qu’un de vos sujets, qui demeure entre les Alpes et le mont Jura, et qui vient de ressusciter pour quelques jours, après cinquante-deux accès de fièvre, dise quelques nouvelles de l’autre monde à votre majesté impériale. J’ai trouvé sur les bords du Styx les Thomyris, les Sémiramis, les Penthésilée, les Elisabeth d’Angleterre ; elles m’ont toutes dit qu’elles n’approchaient pas de la véritable Catherine, de cette seule Catherine qui attirera les regards de la postérité ; mais elles m’ont appris que vous n’étiez pas au bout de vos travaux, et qu’il fallait que vous prissiez encore la peine de bien battre mon cher Moustapha.
Le roi de Prusse me paraît croire que vos négociations sont rompues avec ce gros musulman ; mais les choses peuvent changer d’un moment à l’autre, en fait de négociations comme en fait de guerre. J’attends très humblement de la destinée et de votre génie, le débrouillement de tout ce chaos où la terre est plongée, de Dantzick aux embouchures du Danube, bien persuadé que, quand la lumière succédera à ces ténèbres, il en résultera pour vous de l’avantage et de la gloire.
Si votre guerre recommence, je n’en verrai pas la fin, par la raison que je serai probablement mort avant que vous ayez gagné cinq ou six batailles contre les Turcs.
Je me suis borné, dans ma dernière lettre (1), à demander la protection de votre majesté impériale, pour savoir quelles précautions on prend dans votre zone illustre et glaciale, pour assurer les levées des terres et des murailles contre les efforts de la glace ; je me suis restreint à la physique, les affaires politiques ne sont pas de ma compétence.
On dit que, parmi les Français, il y a des Welches qui sont grands amis de Moustapha, et qui se trémoussent pour embarrasser mon impératrice ; je ne veux point le croire ; je ne suis qu’un pauvre Suisse qui se défie de tous les bruits qui courent, et qui est incrédule comme Thomas Didyme l’apôtre. Mais je crois fermement à votre gloire, à votre magnificence, à la supériorité que vous avez acquise sur le reste du monde depuis que vous gouvernez, à votre génie noble et mâle : j’ose croire aussi à vos bontés pour moi. Je me mets aux pieds de votre majesté impériale pour le peu de temps que j’ai encore à vivre : agréez le profond respect et le sincère attachement du vieux malade de Ferney.
1 – Ou plutôt dans l’avant-dernière. (G.A.)