CORRESPONDANCE : Catherine II et Voltaire - Partie 11

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74 - DE L’IMPERATRICE.

 

 

Le 5/16 Mars 1771.

 

 

         Monsieur, j’ai reçu vos deux lettres des 14 et 27 Février (1) presque en même temps. Vous désirez que je vous dise un mot sur les grossièretés et les sottises des Chinois, dont j’ai fait mention dans une de mes lettres : nous sommes voisins, comme vous le savez ; nos lisières, de part et d’autre, sont bordées de peuples pasteurs, tartares et païens. Ces peuplades sont très portées au brigandage. Ils s’enlèvent (souvent par représailles) des troupeaux, et même du monde. Ces querelles sont terminées par des commissaires envoyés sur les frontières.

 

         Messieurs les Chinois sont si grands chicaneurs, que c’est la mer à boire de finir même des misères avec eux ; et, plus d’une fois, il est arrivé que, n’ayant plus rien à demander, ils exigeaient les os des morts, non pour leur rendre des honneurs, mais uniquement pour chicaner.

 

         Des misères pareilles leur ont servi de prétexte pour interrompre le commerce pendant dix années ; je dis de prétexte parce que la vraie raison était que sa majesté chinoise avait donné en monopole, à un de ses ministres, le commerce avec la Russie. Les Chinois et les Russes s’en plaignaient également ; et comme tout commerce naturel est très difficile à gêner, les deux nations échangeaient leurs marchandises là où il n’y avait point de douane établie, et préféraient la nécessité aux risques.

 

         Lorsque d’ici on leur écrivait l’état des choses, on recevait, en réponse, de très amples cahiers de prose mal arrangée, où l’esprit philosophique et la politesse ne se faisaient pas même entrevoir, et qui, d’un bout à l’autre, n’étaient qu’un tissu d’ignorance et de barbarie. On leur a dit ici qu’on n’avait garde d’adopter leur style, parce qu’en Europe et en Asie ce style passait pour impoli.

 

         Je sais qu’on peut répondre à cela que les Tartares, qui ont fait la conquête de la Chine, ne valent pas les anciens Chinois ; je le veux croire : mais toujours cela prouve que les conquérants n’ont point adopté la politesse des conquis, et ceux-ci courent risque d’être entraînés par les mœurs dominantes.

 

         Je viens à présent à l’article LOIS (2) que vous avez bien voulu me communiquer, et qui est si flatteur pour moi. Assurément, monsieur, sans la guerre que le sultan m’a injustement déclarée, une grande partie de ce que vous dites serait fait ; mais, pour le présent, on ne peut parvenir encore qu’à faire des projets pour les différentes branches du grand arbre de la législation, d’après mes principes, qui sont imprimés, et que vous connaissez. Nous sommes fort occupés à nous battre, et cela nous donne trop de distraction pour mettre toute l’application convenable à cet immense ouvrage.

 

         J’aime mieux vos vers, monsieur, qu’un corps de troupes auxiliaires : celles-ci pourraient tourner le dos dans un moment décisif. Vos vers feront les délices de la postérité, qui ne sera que l’écho de vos contemporains : ceux que vous m’avez envoyés s’impriment dans la mémoire, et le feu qui y règne est étonnant ; il me donne l’enthousiasme de prophétiser : vous vivrez deux cents ans.

 

         On espère volontiers ce que l’on souhaite : accomplissez, s’il vous plaît, ma prophétie ; c’est la première que je fais. Caterine.

 

 

1 – On n’a pas ces lettres. (G.A.)

2 – Voyez le Dictionnaire philosophique. (G.A.)

 

 

 

75 - DE L’IMPERATRICE.

 

Ce 31 Mars/11 Avril.

 

 

         Monsieur, vos bénédictions me feront prospérer, malgré le grand froid, la guerre, Moustapha, et son eunuque noir.

 

         L’on vous a dit vrai, monsieur ; un détachement de l’armée du comte Romanzof a passé le Danube, et a causé beaucoup d’effroi sur l’autre rive. Il est vrai encore que vos ennemis les Turcs ont été chassés de la Valachie ; il ne leur reste qu’un seul endroit de ce côté-ci du Danube, nommé Turno. Il y a eu un combat très vif à Gorgora : deux mille musulmans y ont mordu la poussière, et quatre mille au moins ont été noyés dans le Danube ; après quoi le château, qui est situé sur une île de ce fleuve, s’est rendu, par capitulation, au comte Olitz.

 

         Le sultan, très fâché de ces nouvelles pertes, et ne sachant apparemment à qui s’en prendre, a envoyé chercher la tête du hospodar in partibus qu’il fit l’année passée. Celui-ci, soit dit en passant, a trouvé la Valachie presque entière entre nos mains.

 

         On me confirme de toutes parts le bien que vous me dites du nouveau roi de Suède : proche parent, proche voisin, il faut espérer que nous vivrons en paix.

 

         Tout se prépare pour vous satisfaire et donner de la besogne au sultan. Le comte Orlof, qui était venu ici pour un moment, est reparti pour Livourne avec son prince Dolgorouky (1) : ils s’embarqueront pour Paros ; les troupes y campent, et entre autres un gros détachement du régiment des gardes Préotrajeusky.

 

         On ne saurait ajouter, monsieur, aux sentiments d’estime et d’amitié que j’ai pour vous. Caterine.

 

 

1 – Il était venu fêter sa prétendue victoire de Tchesmé, et s’éloignait chargé de la mission d’enlever à Livourne la princesse Tartakanoff. Nous avons dit dans une note de la Correspondance avec le roi de Prusse comment s’y prit ce héros. (G.A.)

 

 

 

 

76 - DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 30 Avril.

 

 

          Madame, j’envoie à votre majesté impériale, selon ses ordres, l’Epître au roi de Danemark (1). Il me paraît qu’elle ne vaut pas celle que j’ai adressée à l’héroïne du Nord. Il semble que j’ai proportionné mon peu de force à la grandeur du sujet. Car, bien que le roi de Danemark fasse aussi le bonheur de ses peuples, bien qu’il ait tiré des coups de canon contre les pirates d’Alger, il n’a point humilié l’orgueil ottoman, il n’a point triomphé de Moustapha ; il n’a pas encore joint le goût des lettres à la gloire des conquêtes.

 

         A l’égard des Welches qui sont à l’occident de l’Allemagne, et vis-à-vis l’Angleterre, ils ne font actuellement nulle conquête depuis qu’ils ont perdu la fertile contrée du Canada ; ils font toujours beaucoup de livres, sans qu’il y en ait un seul de bon ; ils ont de mauvaise musique, et point d’argent. Les parlements du royaume, qui se croyaient le parlement d’Angleterre, à cause de l’équivoque du nom (2), bataillent contre le gouvernement à coups de brochures ; les théâtres retentissent de mauvaises pièces qu’on applaudit : et tout cela compose le premier peuple de l’univers, la première cour de l’univers, les premiers singes de l’univers. Ils ont une guerre civile par écrit, qui ne ressemble pas mal à la guerre civile des rats et des grenouilles.

 

         Je ne sais si le chevalier de Tott (3) sera le premier canonnier de l’univers ; mais je me flatte que le trône ottoman, pour lequel j’ai très peu d’inclination, ne sera pas le premier trône.

 

         J’entends dire dans mes déserts que l’ouverture de la campagne est déjà signalée par une de vos victoires. Je supplie votre majesté impériale de daigner m’instruire si je dois commander ma litière, cette année ou l’année prochaine, pour m’aller promener sur le Bosphore.

 

         Ma colonie travaille en attendant, et profite des bontés de votre majesté ; elle compte faire partir dans huit jours trois ou quatre petites caisses de montres, depuis la valeur d’environ huit louis jusqu’à celle de quatre-vingts. Il y en a en diamants avec votre portrait, peint par un excellent peintre ; toutes les montres sont bonnes et bien réglées. On a travaillé avec le zèle qu’on doit avoir quand il faut vous servir ; tous les prix sont d’un grand tiers meilleur marché qu’en Angleterre ; et cependant rien n’est épargné.

 

         Nous souhaitons tous bien ardemment, dans mon canton, que toutes les heures de ces montres vous soient favorables, et que Moustapha passe toujours de mauvais quarts d’heure.

 

         Que l’héroïne du Nord daigne toujours agréer le profond respect et la reconnaissance du vieux malade du mont Jura.

 

 

1 – Voyez aux Epîtres. (LV)

2 – Voyez dans la section LEGISLATION ET POLITIQUE, l’écrit intitulé, l’Equivoque. (G.A.)

3 – On a parlé plus haut de cet officier diplomate chargé de la défense des Dardanelles. (G.A.)

 

 

 

77 - DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 6 Mai.

 

 

          Madame, je me ferai donc porter en litière à Taganrock, puisque le climat est si doux ; mais je crois que l’air de votre cour serait beaucoup plus sain pour moi. J’aurai le plaisir de ne mourir ni à la grecque ni à la romaine. Votre majesté impériale permet que chacun s’embarque pour l’autre monde selon sa fantaisie. On ne me proposera point de billet de confession.

 

         Mais je n’irai point à Nipchou ; ce n’est pas là qu’on rencontre des Chinois de bonne compagnie ; ils sont tous occupés dans Pékin à transcrire les vers du roi de la Chine en trente-deux caractères.

 

         Je soupçonne vos chers voisins orientaux d’être fort peu instruits, très vains, et un peu fripons ; mais vos autres voisins les Turcs sont plus ignorants et plus vains. On les dit moins fripons, parce qu’ils sont plus riches.

 

         Je crois que vos troupes battraient plus aisément encore les suivants de Confucius que ceux de Mahomet.

 

         Je mets à vos pieds le quatrième et le cinquième tome des Questions sur l’Encyclopédie ; je ne puis m’empêcher d’y parler de temps en temps de mon gros Moustapha ; et, tandis que vos braves troupes prennent des villes et chassent les janissaires, je prends la liberté de donner quelques croquignoles à leur maître, en me couvrant de votre égide.

 

         Je suis persuadé que le grand poète Kien-long n’aurait pas violé le droit des gens dans la personne de votre ministre. On dit que le grand sultan le tient toujours prisonnier, comme s’il l’avait pris à la guerre. J’espère qu’il sera délivré à la première bataille.

 

         Mon étonnement est toujours que les princes et les républiques de la religion de Christ souffrent tranquillement les affronts que leurs ambassadeurs essuient à la Porte ottomane, eux qui sont souvent si pointilleux sur ce qu’on appelle le point d’honneur.

 

         Je fais toujours des vœux pour Ali-Bey ; mais je ne sais pas plus de nouvelles de l’Egypte que n’en savaient les Hébreux qui en ont raconté tant de merveilleuses choses.

 

         Comme on allait faire le petit paquet des Questions d’un ignorant sur l’Encyclopédie, mes colons de Ferney, qui se regardent comme appartenant à votre majesté impériale, sont arrivés avec deux caisses de leurs montres ; je les ai trouvées si grosses que je n’ai pas osé les faire partir toute deux à la fois. J’ai mis les Questions encyclopédiques dans la caisse qui partira demain par les voitures publiques.

 

         Je l’ai envoyée au bureau des coches de Suisse, avec cette simple adresse.

 

         A sa majesté impériale, l’impératrice de Russie.

 

         A ce nom, tout doit respecter la caisse, et il n’y a point de confédéré polonais qui ose y toucher. Votre majesté est trop bonne, trop indulgente, et, en vérité, trop magnifique, de daigner tant dépenser en bagatelles par pure bienfaisance, lorsqu’elle dépense si prodigieusement en canons, en vaisseaux, et en victoires.

 

         Il me semble que si vos Tartares-Chinois de Nipchou avaient du bon sens, ils achèteraient des montres communes qu’ils revendraient ensuite dans tout leur empire avec avantage. Les Génevois ont un comptoir à Kanton, et y gagnent considérablement. Ne pourrait-on pas en établir un sur votre frontière ? Ma colonie fournirait des montres d’argent du prix de douze à treize roubles, des montres d’or qui ne passeraient pas trente à quarante roubles, et elle répondrait d’en fournir pour deux cent mille roubles par an, s’il était nécessaire.

 

         Mais il paraît que les Chinois sont trop soupçonneux et trop soupçonnables, pour qu’on entame avec eux un grand commerce, qui demande de la générosité et de la franchise.

 

         Quoi qu’il en soit, je ne suis que le canal par lequel passent ces envois et ces propositions.

 

         J’admire autant votre grandeur d’âme, que je chéris vos succès et vos conquêtes.

 

         Je suis aux pieds de votre majesté impériale avec le plus profond respect et la plus inviolable reconnaissance.

 

P.S. : Je rouvre mon paquet pour dire à votre majesté impériale que je reçois dans l’instant de Paris, un livre in-4° intitulé : Manifeste de la République confédérée de Pologne, du 15 novembre 1769 ; la date de l’édition est de 1770 ;

 

         On croirait, à la beauté des caractères, qu’il vient de l’Imprimerie royale de Paris : cet ouvrage ne mérite pourtant pas les honneurs du Louvre. Voici se qui se trouve à la page 5 :

 

« La Sublime-Porte, notre bonne voisine et fidèle alliée, excitée par les traités qui la lient à la république, et par l’intérêt même qui l’attache à la conservation de nos droits, a pris les armes en notre faveur ; tout ,nous invite donc à réunir nos forces pour nous opposer à la chute de notre sainte religion. »

 

         Ne voilà-t-il pas une conclusion bien plaisante ? Nous avons obtenu, à force d’intrigues, que les mahométans fissent insolemment la guerre la plus injuste ; donc nous devons prévenir la chute de la sainte Eglise catholique, dont tout le monde se moque, mais que personne ne veut détruire, du moins à présent.

 

         Je pense que c’est un bedeau d’une paroisse de Paris qui a écrit cette belle apologie. Votre majesté la connaît sans doute. Elle a fait beaucoup d’impression sur le ministère de France.

 

         On impute à vos troupes, dans cet écrit, pages 240 et 241, des cruautés qui, si elles étaient vraies, seraient capables de soulever tous les esprits.

 

         Ce manifeste se répand dans toute l’Europe. Votre majesté y répondra par des victoires, et par des générosités, qui rendent la victoire encore plus respectable.

 

 

 

78 - DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 15 Mai.

 

 

          Madame, il faut vous dire d’abord que j’ai eu l’honneur d’avoir dans mon ermitage madame la princesse Daschkof (1). Dès qu’elle est entrée dans le salon, elle a reconnu votre portrait en mezzo-tinto, fait à la navette sur un satin, entouré d’une guirlande de fleurs. Votre majesté impériale l’a dû recevoir du sieur Lasalle ; c’est un chef d’œuvre des arts que l’on exerce dans la ville de Lyon, et qu’on cultivera bientôt à Pétersbourg, ou dans Andrinople, ou dans Stamboul, si les choses vont du même train.

 

         Il faut qu’il y ait quelque vertu secrète dans votre image ; car je vis les yeux de madame la princesse Daschkof fort humides en regardant cette étoffe. Elle me parla quatre heures de suite de votre majesté impériale, et je crus qu’elle ne m’avait parlé que quatre minutes.

 

         Je tiens d’elle le sermon de l’archevêque de Twer, Platon, prononcé devant le tombeau de Pierre-le-Grand, le lendemain que votre majesté eut reçu la nouvelle de la destruction entière de la flotte turque par la vôtre. Ce discours, adressé au fondateur de Pétersbourg et de vos flottes, est à mon gré un des plus beaux monuments qui soient dans le monde. Je ne crois pas que jamais aucun orateur ait un un sujet aussi heureux. Le Platon des Grecs n’en traita point de pareils. Je regarde cette cérémonie auguste comme le plus beau jour de votre vie : je dis de votre vie passée, car je compte bien que vous en aurez de plus beaux encore.

 

         Puisque vous avez déjà un Platon à Pétersbourg, j’espère que MM. les comtes Orlof vont former des Miltiades et des Thémistocles en Grèce.

 

         J’ai l’honneur, madame, d’envoyer à votre majesté impériale la traduction d’un sermon lithuanien (2), en échange de votre sermon platonicien : c’est une réponse modeste aux mensonges un peu grossiers et ridicules que les confédérés de Pologne ont fait imprimer à Paris.

 

         C’est un grand bonheur d’avoir des ennemis qui ne savent pas mentir avec esprit. Ces pauvres gens ont dit dans leur manifeste que vos troupes n’osaient regarder les Turcs en face. Ils ont raison, elles n’ont presque jamais vu que leur dos.

 

         Je ne sais pas quel sermon les Autrichiens vont prêcher en Hongrie. C’est peut-être la paix, c’est peut-être une croisade. On nous conte que le sultan Ali-Bey est demeuré court dans un de ses sermons en Syrie, et qu’il a presque perdu la parole. Je n’en crois rien : vous le rendez plus éloquent que jamais. Moustapha sera prêché à droite et à gauche ; il finira pas se confesser à l’évêque Platon, et par avouer qu’il est un gros cochon, qui a grommelé contre mon auguste héroïne fort mal à propos. J’ai toujours l’honneur de haïr son croissant, autant que j’ai d’attachement, de respect et de reconnaissance, pour la brillante Etoile du Nord. Le vieil ermite de Ferney.

 

 

1 – C’était elle qui avait joué le principal rôle dans la révolution qui avait porté Catherine sur le trône en 1762. Mécontente de l’impératrice, sa créature, elle voyageait et recherchait le commerce des savants et des littérateurs. (G.A.)

2 – Voyez, le Sermon du papa Nicolas Charisteschi, POLITIQUE ET LEGISLATION (G.A.)

 

 

 

79 - DE VOLTAIRE.

 

25 Mai.

 

 

          Madame, j’ai actuellement dans mon ermitage un de vos sujets de votre royaume de Cazan, c’est M. Polianski. Je n’ai jamais vu tant de politesse, de circonspection, et de reconnaissance pour les bontés de votre majesté impériale : on dit qu’Attila était originaire de Cazan ; si la chose est vraie, il se peut fort bien que le fléau de Dieu ait été un très aimable homme ; je n’en doute pas même, puisque Honoria, la sœur d’un sot empereur, Valentinien III, devint amoureuse de lui, et voulut à toute force l’épouser.

 

         La cour du roi d’Espagne admire la générosité de M. le comte Alexis Orlof, et la reconnaissance du bacha. Pour la cour de Versailles, elle n’est occupée que des tracasseries des cours de justice.

 

         Pendant que ces pauvretés welches amusent sérieusement l’oisiveté de toute la France, peut-être dans ce moment votre flotte détruit celle des Turcs, peut-être vos troupes ont-elles passé le Danube.

 

         On dit cependant que votre majesté impériale, à qui le Turc a déjà rendu M. Obreskof, est en train d’écouter des propositions de paix ; pour moi, je crois qu’elle n’est en train que de vaincre.

 

         Je me mets à ses pieds avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance. Le vieil ermite de Ferney.

 

 

 

 

80 - DE L’IMPERATRICE.

 

Ce 20/31 Mai.

 

 

         Monsieur, les puissances du Nord vous ont sans doute beaucoup d’obligation pour les belles épîtres que vous leur avez adressées (1) ; je trouve la mienne admirable ; chacun de mes jeunes confrères, j’en suis sûre, en dira autant de la sienne. Je suis très fâchée de ne pouvoir vous donner en revanche que de la mauvaise prose. De ma vie je n’ai su faire ni vers, ni musique, mais je ne suis point privée du sentiment qui fait admirer les productions du génie.

 

         La description que vous me faites du premier peuple de l’univers ne donnera d’envie à aucun autre sur l’état présent des Welches. Ils crient beaucoup en ce moment, sans, ce me semble, savoir pourquoi : on dit que c’est la mode, et qu’à Paris elle tient souvent lieu de raison. On veut un parlement, on en a un ; la cour a exilé les membres qui composaient l’ancien, et personne ne dispute au roi le pouvoir d’exiler ceux qui ont encouru sa disgrâce.

 

         Ces membres, il faut l’avouer, étaient devenus tracassiers, et rendaient l’Etat anarchique. Il paraît que tout le bruit qu’on a fait ne mène à rien, et qu’il y a beaucoup plus de grands mots que de principes fondés sur des autorités dans tous les écrits du parti opposé à la cour. Il est vrai aussi qu’il est difficile de juger de l’état des choses à la distance d’où je les vois.

 

         Apparemment que les Turcs ne font pas grand fond sur les canons du sieur Tott, puisqu’ils ont enfin relâché mon résident, lequel, si on en peut croire les discours du ministre de la Porte, doit se trouver à présent sur le territoire autrichien.

 

         Y a-t-il un exemple dans l’histoire que les Turcs aient relâché, au milieu de la guerre, le ministre d’une puissance qu’ils avaient offensée par une telle enfreinte du droit des gens ? On croirait que le compte Romanzof et le comte Orlof leur ont appris à vivre.

 

         Voilà un pas vers la paix ; mais elle n’est pas faite pour cela (2). L’ouverture de la campagne nous a été très favorable, comme on vous l’a dit, monsieur. Le général-major Weismann a passé le Danube à deux reprises : la première avec sept cents, la seconde avec deux mille hommes. Il a défait un corps de six milleTurcs, s’est emparé d’Isacki, où il a brûlé les magasins ennemis, le pont que l’on commençait à construire, les frégates, les galères et les bateaux qu’il n’a pu emmener avec lui ; il a fait un grand butin, et beaucoup de prisonniers, outre cinquante-un canons de bronze, dont il a encloué la moitié. Il est revenu sur cette rive-ci, sans que personne l’en empêchât, quoique le vizir, avec soixante mille hommes, ne fût qu’à six heures du chemin d’Isacki.

 

         Si la paix ne se fait pas cette année, vous pourrez commander votre litière. N’oubliez pas, monsieur, d’y faire mettre une pendule de votre fabrique de Ferney ; nous la placerons dans Sainte-Sophie, et elle fournira aux futurs antiquaires le sujet de quelques savantes dissertations. Caterine.

 

 

1 – Les Epîtres au roi de Danemark, au roi de Suède et à l’impératrice de Russie. (G.A.) - 

 2 – Catherine demandait la libre navigation de la mer Noire l’indépendance des Tartares, une amnistie pour les Grecs, et pour elle la cession d’Azof, et le séquestre entre ses mains, pendant vingt-cinq ans, de la Moldavie et de la Valachie. L’Autriche, alarmée de ces prétentions, conclut alors (6 juillet) un traité d’alliance avec la Porte ; mais elle ne fournit jamais aux Turcs les secours qu’elle s’était engagée à leur donner. (G.A.)

 

 

 

81 - DE L’IMPERATRICE.

 

Le 24 Mai/4 Juin.

 

 

         Monsieur, si vous vous faites porter en litière à Taganrock, comme votre lettre du 6 de mai me l’annoncé, vous ne pourrez éviter Pétersbourg. Je ne sais si l’air de ma cour vous conviendrait, et si huit mois d’hiver vous rendraient la santé. Il est vrai que, si vous aimez à être au lit, le froid vous en fournirait un prétexte spécieux ; mais vous n’auriez nul besoin de prétexte : vous ne seriez point gêné, je vous assure, et j’ose dire qu’il n’y a guère d’endroits où on le soit moins. A l’égard des billets de confession, nous en ignorons jusqu’au nom. Nous compterions pour un ennui mortel de parler de ces disputes rebattues, et sur lesquelles on prescrit le silence par édit dans d’autres pays. Nous laissons volontiers croire à chacun ce qui lui plaît. Tous les Chinois de bonne compagnie planteraient là le roi de la Chine et ses vers, pour se rendre à Nipchou, si vous y veniez, et ils ne feraient que leur devoir en rendant hommage au premier lettré de notre siècle.

 

         Le croiriez-vous, monsieur ? Mes voisins orientaux, tels que vous les décrivez, sont les meilleurs voisins possibles ; je l’ai toujours dit, et la guerre présente m’a confirmée dans cette opinion.

 

         J’attends, avec une impatience que je n’ai que pour vos ouvrages, le quatrième et le cinquième tome des Questions sur l’Encyclopédie. Je vous en remercie d’avance. Continuez, je vous prie, à m’envoyer vos excellentes productions, et battons Moustapha. Les croquignoles que vous lui donnez devraient le rendre sage ; il en est temps.

 

         Je vous ai mandé, dans ma précédente, qu’il y a apparence que mon résident est relâché. Les princes et les républiques chrétiennes sont eux-mêmes la cause des affronts que leurs ambassadeurs essuient à Constantinople ; ils en font trop accroire à ces barbus ; se montrer ou intrigants ou rampants n’est pas le moyen de se faire estimer. Voilà la règle à peu près que l’Europe a suivie, et c’est aussi ce qui a gâté ces barbares. Le roi Guillaume d’Angleterre disait qu’il n’y a point d’honneur à garder avec les Turcs.

 

         Les Italiens ont traité leurs prisonniers de guerre avec dureté, mais ils ont donné l’exemple de la souplesse envers la Porte.

 

         Les nouvelles d’Ali-Bey portent qu’il fait des progrès en Syrie, et qui alarment d’autant plus le sultan qu’il n’a que peu de troupes à lui opposer.

 

         Je connais le manifeste in-4° dont vous me parlez. Le duc de Choiseul, qui n’était pas prévenu en notre faveur, l’avait fait supprimer à cause de son absurdité, et des calomnies ridicules qu’il contenait : vous pouvez juger par là du mérite de la pièce. Les cruautés qu’on y reproche à mes troupes sont des mensonges pitoyables. C’est aux Turcs qu’il faut demander des nouvelles de l’humanité des troupes russes pendant cette guerre. La populace même de Constantinople et tout l’empire turc en ont été si affectés, qu’ils attribuent toutes nos victoires à la bénédiction du ciel, obtenue par l’humanité avec laquelle on en a usé avec eux en toute occasion.

 

         D’ailleurs ce n’est pas aux brigands de Pologne à parler sur cette matière : ce sont eux qui commettent tous les jours des férocités épouvantables envers tous ceux qui ne se joignent pas à leur clique pour piller et brûler leur propre pays.

 

         Vous voudrez bien, monsieur, que je vous remercie particulièrement pour le ton d’amitié et d’intérêt qui règne en général dans votre dernière lettre. J’en suis bien reconnaissante, et véritablement touchée. Continuez-moi votre amitié, et soyez assuré que la mienne vous est sincèrement acquise. Caterine.

 

 

 

 

Publié dans Catherine II de Russie

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