CORRESPONDANCE : Catherine II et Voltaire - Partie 10
Photo de KHALAH
69 - DE VOLTAIRE.
A Ferney, 22 janvier 1771.
Madame,
L’univers admire vos fêtes ;
Nos Français en sont confondus :
Et je les admire encor plus
A la suite de vos conquêtes.
Ce qui est encore au-dessus de la magnificence, c’est l’esprit ; il n’y a jamais eu de fête imaginée avec plus de génie, mieux ordonnée, plus galante, et plus noble. Nous avons eu à Paris des fusées et une illumination, pour le mariage du dauphin de France et de la fille d’une impératrice (1). Il n’y a pas un prodigieux effort de génie dans des bouts de chandelles et dans des fusées volantes. Mais en récompense, il y régnait tant d’ordre, qu’il y eut plus de monde tué et blessé que vous n’en avez eu dans votre première victoire remportée sur les Turcs (2).
Il est vrai que j’aurais voulu qu’Apollon eût présenté à votre majesté impériale l’étendard de Mahomet, et l’aigrette de héron que le gros Moustapha porte à son gros turban ; mais ce sera pour cette année, à la fin de la campagne.
Les choses sont bien changées chez nous. Les croisades furent autrefois commencées en France. Nous sommes à présent les meilleurs amis des infidèles.
La France à l’Eglise échappe :
Nous avons pris le parti
De secourir le mufti,
Et de dépouiller le pape.
Pour moi, qui suis trop peu de chose pour oser décider entre les Eglises grecque, latine, et musulmane, je ne m’occupe que de votre gloire dans ma retraite. J’aime mieux vos fêtes que celles de saint Nicolas et de saint Basile, de saint Barjone, surnommé Pierre, et même que celle du Baïram.
Si j’ai pour sainte Catherine
Un peu plus de dévotion,
C’est parce que mon héroïne
Descend jusqu’à porter son nom.
Passe pour Hercule, voilà un digne saint celui-là ; aussi est-il le patron d’un comte Orlof, et de tous les quatre. On dit qu’un de ces saints vient de faire encore une de ces actions qu’on ne trouve pas dans la Légende, qu’ayant pris un vaisseau turc où étaient les meubles et les domestiques d’un bacha, il les a renvoyés à leur maître. Non seulement vos courtisans sont les maîtres des Turcs dans l’art de la guerre, mais ils leur apprennent à être polis ; voilà du véritable héroïsme, et c’est vous qui l’inspirez.
Vous voilà, madame, à mon avis, la première puissance de l’univers ; car je vous mets sans difficulté au-dessus du roi de la Chine, votre proche voisin, quoiqu’il fasse des vers, et que je lui aie écrit une épître qu’il ne lira pas. Que votre majesté impériale jouisse longtemps de sa gloire et de son bonheur !
Sans les soixante-dix-huit ans qui me talonnent, Apollon m’est témoin que je n’aurais pas établi une colonie d’horlogers dans mon village. Elle serait actuellement vers Astracan, où je l’aurais conduite ; elle ne travaillerait que pour votre majesté.
Ma colonie fait réellement d’excellents ouvrages ; elle vous en fera parvenir quelques-uns incessamment, et vous verrez qu’on ne peut travailler mieux ni à meilleur compte. Vous dépensez trop en canons et en vaisseaux, pour ne pas joindre à vos magnificences une juste économie, qui est au fond la source de la grandeur. (1)
Vivez, régnez, madame, pour la gloire de la Russie, et pour l’exemple du monde.
Que votre majesté impériale daigne conserver ses bontés à son admirateur et à son sujet par le cœur. Je reçois dans ce moment la lettre dont votre majesté impériale m’honore, du 12 Décembre, vieux style. Je me doutais bien que la lettre de l’ambassadeur d’Angleterre en Turquie était de l’imagination d’un pensionnaire de nos gazetiers. Je remercie plus que jamais vos bontés, qui me fournissent de quoi faire taire nos badauds welches.
Quoi ! Ce brutal de Sardanapale turc veut encore faire une campagne ! Ah ! Madame, Dieu soit béni ! Il ne vous faudra qu’une seule victoire sur le chemin d’Andrinople pour détrôner cet homme indigne du trône, et que j’ai entendu vanter par quelques-uns de nos Welches comme un génie. Mais où ira-t-il ? Voilà un Ali-Bey ou Beg qui ne le recevra pas dans le pays d’Osiris ; voilà un bacha d’Acre qui se révolte. Il y a une destinée ; la vôtre est sensible. Votre empire est dans la vigueur de son accroissement, et celui de Moustapha dans sa décadence ; le chevalier de Tott ne le sauvera pas de sa ruine.
Je me mets aux pieds de votre majesté impériale, plein de joie et d’espérance, avec le plus profond respect, et la reconnaissance la plus vive. L’ermite de Ferney.
1 – Marie-Antoinette, fille de Marie-Thérèse. (G.A.)
2 – Le lendemain de ce fameux 30 mai 1770, on comptait déjà cent trente-trois cadavres déposés dans le cimetière de la Madeleine. Le nombre des blessés et des estropiés était énorme. (G.A.)
70 - DE L’IMPERATRICE.
A Pétersbourg, 12/23 Janvier 1771.
Monsieur, si vous vous trouvez malheureux lorsque Moustapha n’est pas battu coup sur coup, les mois d’hiver ne peuvent que vous donner de l’humeur. Cependant, j’ai reçu la consolante nouvelle que Creigova en Valachie, sur la rivière Olta, a été occupé par mes troupes dans le courant du mois dernier.
Il me semble que vous devriez être content de l’année 1770, et qu’il n’y a pas encore de quoi coqueter avec le roi de la Chine, mon voisin, à qui, malgré ses vers et votre passion naissante (n’allez pas vous en fâcher), je dispute à peu près le sens commun. Vous direz que c’est jalousie toute pure de ma part, point du tout : je ne troquerai point mon nez à la romaine contre sa face large et plate ; je n’ai aucune prétention à son talent de faire de mauvais vers : je n’aime à lire que les vôtres.
L’épître à mon rival (2) est charmante ; j’en ai d’abord fait part au prince Henri de Prusse, à qui elle a fait un égal plaisir. Mais si le destin veut que j’aie un rival auprès de vous, au nom de la vierge Marie, que ce ne soit point le roi de la Chine, contre qui j’ai une dent. Prenez plutôt monseigneur Ali-Bey d’Egypte, qui est tolérant, juste, affable, humain. Il est parfois un peu pillard ; mais il faut passer quelques défauts à son prochain. Les lampes d’or de la Mecque l’ont tenté : eh bien ! Il en saura faire un bon usage. Il en reviendra de la besogne à Moustapha gazi, qui ne sait faire ni la paix ni la guerre (3)
Vous direz peut-être que je cherche à gêner vos goûts, et que l’inclination ne se commande point : je ne prétends pas vous gêner, je vous présente seulement une pétition ou remontrance en faveur d’Ali d’Egypte, contre le nez camus et les mauvais vers de mon sot voisin, avec lequel, Dieu merci, je n’ai plus de démêlés.
J’ai reçu vos livres (4), monsieur ; je les dévore ; je vous en suis bien redevable, et aussi pour la page 17 (5). Je serais au désespoir si cela faisait tort à l’auteur dans sa patrie. Ce seigneur, qui m’avait prise en grippe (6), n’a plus de voix au chapitre ; peut-être ses successeurs distingueront-ils mieux les affaires d’avec les passions personnelles, du moins faut-il l’espérer pour le bien des affaires. Je vous prie instamment de me faire tenir la suite de votre Encyclopédie, lorsqu’elle paraîtra.
Dites-moi si vous avez reçu la volumineuse description de la fête que j’ai donnée au prince de Prusse. Il y a six jours qu’il nous a quittés ; il a paru se plaire ici plus que l’abbé Chappe, qui, courant la poste dans un traîneau bien fermé, a tout vu en Russie. (7)
Pour ce qui regarde la manufacture de Ferney, je vous ai déjà écrit de nous envoyer des montres de toute espèce, pour quelques milliers de roubles : je les prendrai toutes.
Le roi de Prusse a beau dire, Ali-Bey est souverain maître de l’Egypte. Si je vais à Stamboul, je le prierai d’y venir, afin que vous puissiez le voir de vos yeux. Et comme je ne doute point que vous ne me fassiez le plaisir d’accepter la place de patriarche, vous aurez la consolation d’administrer le sacrement de baptême à Aly-Bey, par immersion ou autrement.
Jusque-là, monsieur, vous voudrez bien ne point mourir de douleur de ce que je ne suis pas encore dans Constantinople. Quelle est la pièce qui finit avant le troisième acte ? Quel est le roman qui abandonne son héros à moitié chemin, en quartier d’hiver au bord d’une rivière ?
Je suis toujours avec beaucoup d’amitié la plus sincère de vos amies. Caterine.
1 – On voit que si Voltaire vient de prodiguer l’encens à Catherine et aux Orlof, c’est pour le bien des horlogers de Ferney. (G.A.)
2 – L’Epître au roi de la Chine. (G.A.)
3 – Gazi, en turc, signifie vainqueur. (K.)
4 – Les trois premiers volumes des Questions. (G.A.)
5 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article ALPHABET. (G.A.)
6 – Chappe avait publié, en 1768, Un voyage en Sibérie, trois volumes in-4° avec atlas. (G.A.)
71 - DE VOLTAIRE.
9 Février 1771.
Madame, on dit qu’enfin Moustapha se résout à demander grâce (1), qu’il commence à concevoir que votre majesté impériale est quelque chose sur le globe, et que l’Etoile du Nord est plus forte que son Croissant.
Je ne sais si le chevalier de Tott sera le médiateur de la paix. Je me flatte que du moins sa hautesse paiera les frais du procès que sa petitesse vous a intenté si mal à propos, et qu’il se défera de sa belle coutume de loger aux Sept-Tours les ministres des puissances auxquelles il fait la guerre, coutume qui devrait armer l’Europe contre lui.
Votre majesté va reprendre ses habits de législatrice, après avoir quitté sa robe d’amazone ; elle n’aura pas de peine à pacifier la Pologne ; enfin mon Etoile du Nord sera bien plus brillante que nos soleils du Midi.
Je suis toujours fâché que mon Etoile n’établisse pas son zénith directement sur le canal de la mer Noire ; mais enfin si la paix est écrite dans le ciel, il faut bien que votre belle et auguste main la signe ; je me soumets aux ordres du destin. C’est une autre sacrée majesté qui de tout temps a mené les majestés de ce bas monde.
Elle vient d’envoyer le duc de Choiseul, et le duc de Preslin, et le parlement de Paris, à la campagne, au milieu de l’hiver. Elle a fait un cordelier pape (2). Elle va ôter au pauvre Ali-Bey l’espérance d’être pharaon en Egypte, et pourrait bien le réduire à l’état que Joseph prédit au grand-panetier de Pharaon.
Le destin fait de ces tours-là tous les jours sans y songer ; les bons chrétiens comme vous, madame, disent que c’est la Providence, et je le dis aussi pour vous faire ma cour.
Cependant, si votre majesté est prédestinée à ne point convenir des articles avec le divan, je supplie votre providence de faire passer le Danube à vos troupes victorieuses, et de donner des fêtes à M. le prince Henri dans l’Atméidan.
Je murmure un peu contre ce destin, qui m’a donné soixante-dix-sept ans, et une santé si faible, avec une passion si violente de voir la cour de mon héroïne garnie de ses héros.
J’ai le malheur de me mettre de loin à ses pieds avec le plus profond respect. L’ermite de Ferney.
P.S. J’ai écrit une lettre en vers au roi de Danemark, dans laquelle se trouve le nom de votre majesté impériale ; mais je n’ose vous l’envoyer sans votre permission.
1 – La Porte avait vainement déjà imploré la médiation de la Prusse et de l’Autriche, tandis que la France et l’Angleterre avaient non moins inutilement sollicité la Russie pour la paix. (G.A.)
2 – Ganganelli. (G.A.)
72 - DE VOLTAIRE.
A Ferney, 12 Mars.
Madame, vous êtes bénie par-dessus toutes les impératrices et par-dessus toutes les femmes. On m’assure qu’un gros corps de vos troupes a passé le Danube ; que le peu qui restait en Valachie de mes ennemis les Turcs a été exterminé ; que vos vaisseaux bloquent les Dardanelles, et qu’enfin je pourrai me faire transporter en litière à Constantinople vers la fin d’octobre, si je suis en vie.
Il est vrai que le vizir français, qui n’est plus vizir, n’avait à se reprocher que son peu de coquetterie avec votre majesté impériale. Il était d’autant plus coupable en cela, qu’il est d’ailleurs très galant, et qu’il aime les actions nobles, généreuses, et hardies. Je ne l’ai pas reconnu à ce procédé ; j’ai eu avec lui de grandes disputes. Je n’ai jamais cédé ; je lui ai toujours mandé que je vous serais fidèle, que vous seriez triomphante, et que son Moustapha n’était qu’un gros bœuf appelé sultan. Mes disputes avec lui n’ont point altéré la bienveillance qu’il m’a toujours témoignée ; et actuellement qu’il est malheureux, je lui suis attaché plus que jamais, comme je suis plus que jamais catherinien contre ceux qui sont assez malavisés pour être moustaphites.
Votre majesté impériale aura, dans le nouveau roi de Suède (1), un voisin qui est en tout fort au-dessus de son âge, et qui joint beaucoup d’esprit et de grâces à de grandes connaissances. Les voisins ne sont pas toujours amis intimes ; mais celui-ci., jusqu’à présent, paraît digne d’être le vôtre. Je ne crois pas qu’il fasse encore des vers comme Kien-long, mais il paraît valoir beaucoup mieux que votre voisin oriental.
Ma colonie aura l’honneur d’envoyer, avant un mois, quelques montres, puisque votre majesté daigne le permettre ; elle est à vos pieds ainsi que moi.
Mon imagination ne s’occupe à présent que du Danube, de la mer Noire, d’Andrinople, de l’Archipel, et de la figure que fera Moustapha avec son eunuque noir dans son harem.
Je supplie votre majesté impériale de bien agréer le profond respect, la reconnaissance, et l’enthousiasme du vieil ermite de Ferney.
1 – Gustave III. (G.A.)
73 - DE L’IMPERATRICE.
A Pétersbourg, 3/14 Mars.
Monsieur, en lisant vos Questions sur l’Encyclopédie, je répétais ce que j’ai dit mille fois, qu’avant vous personne n’écrivit comme vous, et qu’il est très douteux qu’après vous quelqu’un vous égale jamais. C’est dans ces réflexions que me trouvèrent vos deux dernières lettres, du 22 de Janvier et du 3 de Février (1).
Vous jugez bien, monsieur, du plaisir qu’elles m’ont fait. Vos vers et votre prose ne seront jamais surpassés : je les regarde comme le non plus ultrà de la littérature française, et je m’y tiens. Quand on vous a lu, l’on veut vous relire encore, et l’on est dégoûté des autres lectures.
Puisque la fête que j’ai donnée au prince Henri a eu votre approbation, je vais la croire belle : avant celle-là je lui en avais donné une à la campagne, où les bouts de chandelles et les fusées ne furent pas épargnés. Il n’y eut personne de blessé ; les précautions avaient été bien prises. L’horrible désastre arrivé à Paris l’an passé (2) nous a rendus prudents. Outre cela, je ne me souviens pas d’avoir vu depuis longtemps un carnaval plus animé : depuis le mois d’octobre jusqu’au mois de février il n’y a eu que fêtes, danses, spectacles, etc.
Je ne sais si c’est la campagne passée qui me l’a fait paraître tel, ou si véritablement la joie régnait parmi nous. J’apprends qu’il n’en est pas de même ailleurs (3), quoiqu’on y jouisse de la douceur d’une paix non interrompue depuis huit ans. J’espère que ce n’est pas la part chrétienne qu’on prend aux malheurs des infidèles qui en est la cause ; ce sentiment serait indigne de la postérité des premiers croisés.
Il n’y a pas longtemps que vous aviez en France un nouveau saint Bernard (4) qui prêchait une croisade contre nous autres, sans, je crois, qu’il sût bien au juste lui-même pour quel objet. Mais ce saint-Bernard s’est trompé dans ses prophéties, comme le premier. Rien n’est arrivé de ce qu’il avait prédit : il n’a fait qu’aigrir les esprits. Si c’était là son but, il faut avouer qu’il a réussi. Ce but cependant ne paraît pas digne d’un aussi grand saint.
Vous, monsieur, qui êtes si bon catholique, persuadez à ceux de notre croyance que l’Eglise grecque, sous Catherine II, n’en veut point à l’Eglise latine, ni à aucune autre, et qu’elle ne fait que se défendre.
Avouez, monsieur, que cette guerre a fait briller nos guerriers. Le comte Alexis Orlof ne cesse de faire des actions honorables : il vient d’envoyer quatre-vingt-six prisonniers algériens et salétins au grand-maître de Malte, en le priant de les faire échanger, à Alger, contre des esclaves chrétiens. Il y a bien longtemps qu’aucun chevalier de Saint-Jean de Jérusalem n’a délivré autant de chrétiens des mains des infidèles.
Avez-vous lu, monsieur, la lettre de ce comte aux consuls européans de Smyrne, qui intercédaient auprès de lui pour qu’il épargnât cette ville après la défaite de la flotte turque ? Vous me parlez du renvoi qu’il a fait d’un vaisseau turc où étaient les meubles, les domestiques, etc., d’un bacha ; voici le fait :
Peu de jours après la bataille navale de Chesme, un trésorier de la Porte revenait du Caire sur un vaisseau, avec ses femmes, ses enfants, et tout son bien, et s’en allait à Constantinople : il apprit en chemin la fausse nouvelle que la flotte turque avait battu la nôtre ; il se hâta de descendre à terre pour porter le premier cette nouvelle au sultan. Pendant qu’il courait à toute bride à Stamboul, un de nos vaisseaux amena son navire au comte Orlof, qui défendit sévèrement que personne entrât dans la chambre des femmes, et qu’on touchât à la charge du vaisseau. Il se fit amener la plus jeune des filles du Turc, âgée de six ans, et lui fit présent d’une bague de diamants, et de quelques fourrures, et la renvoya avec toute sa famille et leurs biens, à Constantinople.
Voici ce qui a été imprimé à peu près dans les gazettes. Mais, ce qui ne l’a pas été jusqu’ici, c’est que le comte Romanzof ayant envoyé un officier au camp du vizir, cet officiel fut mené d’abord au kiaga du vizir ; le kiaga lui dit, après les premiers compliments : « Y a-t-il quelqu’un des comtes Orlof à l’armée ? » L’officier lui répondit que non. Le Turc lui demanda avec empressement : « Où sont-ils donc ? » Le major lui dit que deux servaient sur la flotte, et que les trois autres étaient à Pétersbourg. « Eh bien ! répliqua le Turc, sachez que leur nom m’est en vénération, et que nous sommes tous étonnés de ce que nous voyons. C’est envers moi surtout que leur générosité s’est signalée. Je suis ce Turc qui doit ses femmes, ses enfants, ses biens, au comte Orlof. Je ne puis jamais m’acquitter envers eux ; mais si pendant ma vie je puis leur rendre service, je le compterai pour un bonheur. » Il ajouta beaucoup d’autres protestations, et dit entre autres choses que le vizir connaissait sa reconnaissance, et l’approuvait. En disant ces paroles, les larmes coulaient de ses yeux.
Voilà donc les Turcs touchés jusqu’aux larmes de la générosité des Russes de la religion grecque. Le tableau de cette action du comte Orlof pourra faire un jour, dans ma galerie, le pendant de celui de Scipion.
Les sujets de mon voisin le roi de la Chine, depuis que celui-ci a commencé à lever quelques entraves injustes, commercent avec les miens. Ils ont échangé pour trois millions de roubles d’effets, les premiers quatre mois que ce commerce a été ouvert.
Les fabriques royales de mon voisin sont occupées à faire des tapisseries pour moi, tandis que mon voisin demande du blé et des moutons.
Vous me parlez souvent de votre âge, monsieur ; mais quel qu’il soit, vos ouvrages sont toujours les mêmes ; témoin cette Encyclopédie remplie de choses nouvelles. Il ne faut que la lire, pour voir que votre génie est dans toute sa force ; à votre égard, les accidents attribués à l’âge deviennent préjugés.
Je suis très curieuse de voir les ouvrages de vos horlogers : si vous alliez établir une colonie à Astracan, je chercherais un prétexte pour vous y aller voir. A propos d’Astracan, je vous dirai que le climat de Taganrock est, sans comparaison, plus beau et plus sain que celui d’Astracan. Tous ceux qui en reviennent disent qu’on ne saurait assez louer cet endroit, sur lequel, à l’imitation de la vieille dont il est parlé dans Candide, je vais vous conter une anecdote.
Après la première prise d’Azof par Pierre-le-Grand, ce prince voulut avoir un port sur cette mer, et il choisit Taganrock. Ce port fut construit. Ensuite il balança longtemps s’il bâtirait Pétersbourg sur la Baltique, ou une ville à Taganrock. Enfin les circonstances le décidèrent pour la Baltique. Nous n’y avons pas gagné du côté du climat : il n’y a presque point d’hiver là-bas, tandis que le nôtre est très long.
Les Welches, monsieur, qui vantent le génie de Moustapha, vantent-ils aussi ses prouesses ? Pendant cette guerre, je n’en connais d’autres, sinon qu’il a fait couper la tête à quelques vizirs, et qu’il n’a pu contenir la populace de Constantinople, qui a roué de coups, sous ses yeux, les ambassadeurs des principales puissances de l’Europe, lorsque le mien (5) était renfermé aux Sept Tours : l’internonce de Vienne est mort de ses blessures. Si ce sont là des traits de génie, je prie de ciel de m’en priver à jamais, et de le réserver tout entier pour Moustapha et le chevalier Tott son soutien. Ce dernier sera étranglé à son tour : le vizir Mahomet l’a bien été, quoiqu’il eût sauvé la vie au sultan, et qu’il fût le beau-fils de ce prince.
La paix n’est pas si prochaine que les papiers publics l’ont débité. La troisième campagne est inévitable, et monsieur Ali-Bey aura encore gagné du temps pour s’affermir. Au bout du compte, s’il ne réussit pas, il ira passer le carnaval à Venise avec vos exilés (6).
Je vous prie, monsieur, de m’envoyer l’épître que vous avez adressée au jeune roi de Danemark, et dont vous me parlez : je ne veux pas perdre une seule ligne de ce que vous écrivez. Jugez par là du plaisir que j’ai à lire vos ouvrages, du cas que j’en fais, et de l’estime et de l’amitié que j’ai pour le saint ermite de Ferney, qui me nomme sa favorite : vous voyez que j’en prends les airs ;
1 – On n’a pas la lettre du 3 février. (G.A.)
2 – Au mariage du dauphin. (G.A.)
3 – En France, où Maupéou venait d’accomplir son coup d’Etat contre le parlement.
4 – Jean-Jacques Rousseau. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article PIERRE-LE-GRAND ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU. (G.A.)
5 – D’Obreskoff. (G.A.)
6 – Voyez le chapitre XXVI de Candide. (G.A.)