CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1751 - Partie 74

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 Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

281 – DE VOLTAIRE

 

 

A ce qu’on appelle le Marquisat, ce 5 Juin.

 

 

Du fond du désert que j’habite

J’écris à mon héros errant.

Vous courez, sire, et je médite ;

Mais vous pensez plus en courant

Que moi dans mon logis d’ermite.

D’un œil surpris, d’un œil jaloux

L’Europe entière vous observe.

Vous courez ; mais Mars et Minerve

Voyagent en poste avec vous.

 

Je songe, dans mon ermitage,

A faire encore un peu d’usage

De mon esprit trop épuisé ;

A goûter, sans être blasé,

Ce qui reste de ce breuvage ;

A m’armer pour le long voyage

Dont m’avertit mon corps usé ;

A voir d’un œil apprivoisé

La fin de mon pèlerinage.

Mais, hélas ! il est plus aisé

D’être ermite que d’être sage.

 

 

La plupart des gens ne sont ni l’un ni l’autre. On court, on aime les grandes villes comme si le bonheur était là. Sire, croyez-moi, j’étais fait pour vous ; et, puisque je vis seul quand vous n’êtes plus à Potsdam, apparemment que je n’y étais venu que pour vous, ceci soit dit en passant.

 

J’envoie à votre majesté ce dialogue de Marc-Aurèle (1). J’ai tâché de l’écrire à la manière de Lucien. Ce Lucien est naïf, il fait penser ses lecteurs, et on est toujours tenté d’ajouter à ses Dialogues. Il ne veut point avoir d’esprit. Le défaut de Fontenelle est qu’il en veut toujours avoir ; c’est toujours lui qu’on voit, et jamais ses héros ; il leur fait dire le contraire de ce qu’ils devraient dire ; il soutient le pour et le contre ; il ne veut que briller. Il est vrai qu’il en vient à bout ; mais il me semble qu’il fatigue à la longue, parce qu’on sent qu’il n’y a presque rien de vrai dans tout ce qu’il vous présente. On s’aperçoit du charlatanisme, et il rebute. Fontenelle me paraît dans cet ouvrage le plus agréable joueur de passe-passe que j’aie jamais vu. C’est toujours quelque chose, et cela amuse.

 

Je joins à Marc-Aurèle deux rogatons que votre majesté n’a peut-être pas vus, parce qu’ils sont imprimés à la suite d’un grimoire sur le carré des distances, lequel n’est point du tout amusant.

 

Mais en récompense des chiffons que j’envoie, j’attends le sixième chant de votre Art (2) : j’attends le toit du temple de Mars. C’est à vous seul à bâtir ce temple, comme c’était à Ovide de chanter l’amour, et à Horace de donner la Poétique. Sire, faites des revues, des ports, des heureux :

 

 

Sous vos aimables lois, je me flatte de l’être.

Aux yeux de l’avenir vous serez un grand roi,

Et, grâce à votre gloire, on voudra me connaître.

On dira quelque jour, si l’on parle de moi :

Voltaire avait raison de choisir un tel maître.

 

 

1 – Voyez aux DIALOGUES. (G.A.)

 

2 – L’Art de la guerre. (G.A.)

 

 

 

 

 

283 – DE VOLTAIRE

 

 

 

 

Sire, je demande pardon à votre majesté de mes importunités, mais il s’agit d’affaires graves. Il me manque deux vers dans la Henriade, et ces deux vers se trouveront probablement dans l’édition corrigée à la main, qui est chez votre majesté, ou dans l’édition de Paris. Je vous présente ma très humble requête, en vous suppliant de m’envoyer pour un moment les deux premiers volumes de ces deux éditions.

 

Si vous pouviez m’envoyer un peu de votre génie par votre coureur !

 

 

Vous avez répandu tant de bien sur ma vie !

Achevez ma félicité ;

Et, de grâce, un peu de génie !

Mais les dieux donnent tout, hors leur divinité.

 

 

 

1 – Mémoires … de Brandebourg. (G.A.)

 

2 – De l’Art de la guerre. (G.A.)

 

 

 

 

 

284 – DE VOLTAIRE

 

 

1751.

 

 

Sire, je rends à votre majesté ce premier volume. Ce n’est pas moi qui l’ai couvert d’encre. Un petit mot de réflexion sur la misère de l’esprit humain. J’ai refait aujourd’hui, de cinq manières différentes, un petit passage de la Henriade, sans pouvoir jamais retrouver la manière dont je l’avais tourné il y a un mois. Qu’est-ce que cela prouve ? que le génie n’est jamais le même, qu’on n’a jamais précisément la même pensée deux fois en sa vie, qu’il faut attendre continuellement le moment heureux. Quel chien de métier ! mais il a ses charmes, et la solitude occupée est, je crois, la vie la plus heureuse.

 

Mon pauvre génie tout usé baise très humblement les pieds et les ailes du vôtre.

 

 

 

 

 

285 – DE VOLTAIRE

 

 

1751.

 

 

Sire, eh, mon Dieu ! comment faites-vous donc ? J’ai rapetassé cent cinquante vers, depuis huit jours, à Rome sauvée, et votre majesté en a peut-être fait quatre ou cinq cents. Je n’en peux plus, et vous êtes frais ; je me démène comme un possédé, et vous êtes tranquille comme un élu ; j’appelle le génie, et il vous vient. Vous travaillez comme vous gouvernez, comme on dit que les dieux font mouvoir le monde, sans effort. J’ai un petit secrétaire gros comme le pouce, qui est malade pour avoir transcrit deux actes de suite. Votre majesté veut-elle permettre que le diligent, l’infatigable Vigne vous transcrive le reste ? Je demande en grâce à votre majesté de lire ma Rome. Votre gloire est intéressée à ne laisser sortir de Potsdam que des ouvrages qui soient dignes du Mars-Apollon qui consacre cette retraite à la postérité. Sire, il faut, sauf respect, que vous et moi, pardon du vous et du moi, nous ne fassions que du bon, ou que nous mourions à la peine. Je n’enverrai Rome à ma virtuose de nièce que quand Mars-Apollon sera content. Je me mets à ses pieds.

 

 

 

 

 

286 – DE VOLTAIRE

 

 

1751.

 

 

Mais, sire, votre majesté n’avait donc pas lu la lettre et les vers du chevalier de Quinsonas (1) ; car le tout était cacheté de son cachet. Il y a des vers bien faits ; mais il est difficile de donner à un ouvrage ce tour piquant qui force les gens à lire malgré eux.

 

Quel chevalier ! il chante l’univers. Son poème peut être en deux ou trois cent mille chants. Il semble qu’il veut être chevalier de la vérité. Vous encouragez de tous côtés la liberté de penser, et vous ferez un siècle de philosophes.

 

Ce chevalier de Quinsonas est celui qui sondait la nature de milady Wortley Montague (2).

 

Daignez, sire, recevoir les profonds respects de votre malingre, et les regrets de n’avoir pu approcher hier de celui que Quinsonas admire et invoque. J’en fais autant que lui.

 

 

1 – C’était un chevalier de l’ordre de Malte. (G.A.)

 

2 – Célèbre par ses Lettres, Voltaire l’avait vue à Londres. (G.A.)

 

 

 

 

 

287 – DE VOLTAIRE

 

 

1751.

 

 

Je suis dans une grande affliction. Votre majesté sait ce que c’est que cinquante vers, quand il faut qu’ils soient bons, et que ce ne sont pas là de petites affaires. J’avais donc fait ces cinquante vers pour Aurélie, dans Catilina, avec bien de la peine, et j’envoyais à Paris un mémoire raisonné pour empêcher Aurélie de se mêler d’être une madame Caton, et de faire la patriote et l’héroïne. Je voulais consulter votre majesté sur tout cela ; et, en vérité, sire, vous me devez vos avis, après la liberté que je prends si souvent de vous dire le mien. Je monte dans vos antichambres pour tâcher de trouver quelqu’un par qui je puisse faire demander la permission de vous parler. Je ne trouve personne ; je m’en retourne et mes vers partent sans votre approbation. Mais je déclare à votre majesté que je me suis vanté que je vous ai dans mon parti, que vous trouvez très bon qu’Aurélie ne s’avise point de vouloir être le soutien de Rome. J’ai encore ajouté, pour arrêter l’impatience de mes amis, que vous me faites l’honneur de penser comme moi, qu’il ne faut pas sitôt donner cet ouvrage au public, et que, s’ils donnent bataille malgré l’opinion d’un général tel que vous, ils seront battus. J’avais bien encore d’autres vers à vous montrer. J’avais à vous demander votre protection pour l’édition de ce Siècle de Louis XIV, que je fais imprimer à Berlin ; mais je voulais encore demander à votre majesté une autre grâce. Voici quelle est ma requête, sire :

 

Je suis malade, et né malade. Je suis obligé de travailler presque autant que votre majesté. Je passe toute la journée seul. Si vous vouliez permettre que j’habitasse l’appartement voisin du mien, où M. de Bredow (1) a couché l’hiver dernier, j’y travaillerais plus commodément. J’y aurais un peu plus de soleil, ce qui est un grand point pour moi. L’appartement est tourné de façon que je pourrais travailler avec mon secrétaire. Les deux appartements sont d’ailleurs égaux ; et, si votre majesté veut souffrir que je loge dans l’autre, elle me fera le plus grand plaisir du monde. C’est une fantaisie de malade peut-être, mais en ce cas votre majesté en aura pitié. Elle m’a promis de me rendre heureux.

 

 

1 – Membre de l’Académie de Berlin. (G.A.)

 

  

 

 

 

ROI DE PRUSSE - Partie 74

 

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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