CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - 1742 - Partie 45
Photo de PAPAPOUSS
190 – DU ROI
A Aix-la-Chapelle, le 26 Août 1742.
De la source où la faculté
Promet à la goutte et colique,
Gravelle, chancre, et sciatique,
La bonne humeur et la santé,
de cet endroit où tant de gens viennent pour se divertir, et d’où tant d’autres s’en retournent sans être guéris, et où la charlatanerie des médecins, les intrigues de l’amour, tiennent leur jeu également ; où enfin l’infirmité et les préjugés amènent tant de personnes de tous les bouts de l’univers, je vous invite, comme un ancien infirme, à venir me trouver ; vous y aurez la première place en qualité de malade et en qualité de bel esprit.
Nous sommes arrivés hier. Je vous crois à Bruxelles, et même je vous crois après-demain ici. Je vous prie de m’apporter Mahomet, tel que vous l’avez fait représenter sur le théâtre de Paris, et de ramasser ce que vous avez fait du Siècle de Louis XIV, pour m’en amuser et pour m’instruire. Vous serez reçu avec tout le désir de l’impatience et avec tout l’empressement de l’estime. Vale. FÉDÉRIC
191 – DE VOLTAIRE
29 Août 1742.
Après votre belle campagne,
Après ces vers brillants et doux,
Grand Apollon de l’Allemagne,
Dans quel Parnasse habitez-vous ?
Vous êtes dans Aix, entre nous,
Comme au pays de Charlemagne,
Et non pas comme au rendez-vous
Des fiévreux, des sots, et des fous,
Qu’un triste Esculape accompagne.
Permettez, mon héros, mon roi, qu’une abominable fluxion, qui s’est emparée de moi sur le chemin de Lille à Bruxelles, soit un peu diminuée pour que je vole à Aix-la-Chapelle. Cette fluxion me rend sourd, et il ne faut pas l’être avec votre majesté ; ce serait être impuissant en présence de sa maîtresse. Je vais, pendant les deux ou trois jours que je suis condamné à rester dans mon lit, faire transcrire le Mahomet tel qu’il a été joué, tel qu’il a plu aux philosophes, et tel qu’il a révolté les dévots : c’est l’aventure du Tartufe. Les hypocrites persécutèrent Molière, et les fanatiques se sont soulevés contre moi ? J’ai cédé au torrent sans dire un seul mot ; si Socrate en eût fait autant, il n’eût point bu la ciguë.
J’avoue que je ne sais rien qui déshonore plus mon pays que cette infâme superstition, faite pour avilir la nature humaine. Il me fallait le roi de Prusse pour maître, et le peuple anglais pour concitoyen. Nos Français, en général, ne sont que de grands enfants ; mais aussi, c’est à quoi je reviens toujours, le petit nombre des êtres pensants est excellent chez nous, et demande grâce pour le reste.
A l’égard de mon bavardage historique, une première cargaison (1) partit le 20 de ce mois de Paris, adressée au fidèle David Gérard, et la seconde est toute prête. J’ai déjà demandé pardon à votre majesté de la peine qu’elle aura peut-être à déchiffrer le caractère des différents écrivains qui m’ont copié à la hâte ce que j’ai rassemblé.
Je m’imagine que le paquet est actuellement en chemin pour venir ennuyer votre majesté à Aix-la-Chapelle.
Je sais certainement (si ce mot est permis aux hommes) que ce n’est point un commis de Bruxelles qui a ouvert la lettre, laquelle est devenue ma boîte de Pandore. Tout ce bel exploit s’est fait à Paris dans un temps de crise, et c’est un espion de la personne (2) que votre majesté soupçonne qui a fait tout le mal.
Votre majesté l’avait très bien deviné : elle se connaît aux petites choses comme aux grandes.
Surtout qu’elle connaît bien les injustices des hommes qui se mêlent de juger les rois, et que son ode sur cette matière toute neuve est pleine d’une poésie et d’une philosophie vraie et sublime !
Plût à Dieu que votre majesté eût également raison dans les beaux compliments qu’elle me fait, dans son avant-dernière lettre, au sujet de la marquise !
Ah ! vous m’avez fait, je vous jure,
Et trop de grâce et trop d’honneur,
Quand vous dites que la nature
M’a fait pour certaine aventure
D’autres dons que le don du cœur ;
Plût au ciel que je l’eusse encore,
Ce premier des divins présents,
Ce don que toute femme adore,
Et qui passe avec nos beaux ans !
J’approche, hélas : de la nuit sombre
Qui nous engloutit sans retour ;
D’un homme je ne suis que l’ombre,
Je n’ai que l’ombre de l’amour.
Adressez donc à des poètes
Qui soient encor dans leur printemps
Les très désirables fleurettes
Dont vous honorez mes talents.
Gresset est dans cet heureux temps ;
C’est Gresset qui devait se rendre
Dans le Parnasse de Berlin ;
Mais, ou trop timide, ou trop tendre,
Il n’osa faire ce chemin.
Il languit dans sa Picardie
Entre les bras de sa catin
Et sur des vers de tragédie.
1 – Chapitres du Siècle de Louis XIV et de l’Essai sur les mœurs. (G.A.)
2 – Fleury. (G.A.)
192 – DU ROI
A Aix-la-Chapelle, le 1er Septembre 1742.
Federicus Virgilio, salutem.
Je suis arrivé dans la capitale de Charlemagne et de tous les hypocondres. On m’a envoyé de Paris une lettre (1) qui y court sous votre nom, et qui, de quelque auteur qu’elle puisse être, mériterait d’être sortie de votre plume. Elle a fait ma consolation dans un pays où il n’y a guère de société, où l’on boit les eaux du Styx, et dans laquelle la charlatanerie des médecins étend sa domination jusque sur l’esprit. Je voudrais que les Français pensassent tous comme l’auteur de cette lettre, et que leur fureur partiale devînt plus équitable envers les étrangers ; je voudrais enfin que vous eussiez fait cette lettre, et que vous me l’eussiez envoyée. Mais qu’ai-je besoin de vos lettres ? l’auteur est dans le voisinage : si vous veniez ici, vous ne devez pas douter que je ne préfère infiniment le plaisir de vous entendre à celui de vous lire. J’espère de votre politesse que vous voudrez me faire cette galanterie, et m’apporter en même temps ce Mahomet proscrit en France par les bigots, et œcuménisé par les philosophes à Berlin.
Je ne prétends pas vous en dire davantage ; j’espère que vous viendrez ici pour entendre tout ce que mon estime peut avoir à vous dire. Adieu. FÉDÉRIC.
1 – Lettre n° 186. (G.A.)
193 – DU ROI
A Aix-la-Chapelle, le 2 Septembre 1742.
Je ne sais rien de mieux après vous-même que vos lettres. La dernière, aussi charmante que toutes celles que vous m’écrivez, m’aurait fait encore plus de plaisir si vous l’aviez suivie de près ; mais à présent je crois être privé du plaisir de vous voir. Je pars le 7 pour la Silésie.
C’est bien ici le pays le plus sot que je connaisse. Les médecins, pour mettre les étrangers à l’unisson de leurs concitoyens, veulent qu’ils ne pensent point ; ils prétendent qu’il ne faut point avoir ici le sens commun, et que l’occupation de la santé doit tenir lieu de toute autre chose.
M. Chapel et M. Cotzviler ne veulement absolument pas que l’on fasse des vers : ils disent que c’est un crime de lèse faculté, et qu’on ne peut boire de l’Hippocrène et de leurs eaux bourbeuses en même temps dans le petit empire d’Aix. Je suis obligé de céder à leurs volontés ; mais Dieu sait comme je m’en dédommagerai lorsque je serai de retour chez moi.
Je n’ai rien reçu de vous, ni gros ni petit paquet. Je suppose que le prudent David Gérard aura tout gardé à Berlin jusqu’à mon arrivée. Je vous assure que je vous tiendrai bon compte de tout ce que vous m’envoyez, et que vous faites par vos ouvrages la plus solide consolation de ma vie.
Adieu, mon cher Voltaire ; je vous charge de la nourriture de mon esprit ; envoyez-moi tantôt de ces mets solides et qui donnent des forces, et tantôt de ces mets fins dont la saveur charmante flatte et réveille le goût.
Soyez persuadé de l’estime, de l’amitié, et de tous les sentiments distingués que j’ai pour vous. FÉDÉRIC.
194 – DE VOLTAIRE
A Bruxelles, ce 2 Octobre 1742.
Vous laissez reposer la foudre et les trompettes ;
Et, sans plus étaler ces raisons du plus fort,
Dans vos fiers arsenaux, magasins de la mort,
De vingt mille canons les bouches sont muettes.
J’aime mieux des soupers, des opéras nouveaux,
Des passe-pieds français, des fredons italiques,
Que tous ces bataillons d’assassins héroïques,
Gens sans esprit et fort brutaux.
Quand verrai-je élever par vos mains triomphantes
Du palais des Plaisirs les colonnes brillantes ?
Quand verrai-je à Charlottembourg
Du docte Polignac (1) les marbres respectables,
Des antiques Romains ces monuments durables,
Accourir à votre ordre, embellir votre cour ?
Tous ces bustes fameux semblent déjà vous dire :
Que faisions-nous à Rome, au milieu des débris
Et des beaux-arts et de l’empire,
Parmi ces capuchons blancs, noirs, minimes, gris,
Arlequins en soutane, et courtisans en mitre,
D’homme et de citoyen abjurant le va in titre,
Portant au Capitole, au temple des guerriers,
Pour aigle des agnus, des bourdons pour lauriers ?
Ah ! loin des monsignors tremblants dans l’Italie,
Restons dans ce palais, le temple du Génie ;
Chez un roi vraiment roi fixons-nous aujourd’hui ;
Rome n’est que la sainte, et l’autre est avec lui.
Sans doute, sire, que les statues du cardinal de Polignac vous disent souvent de ces choses-là ; mais j’ai aujourd’hui à faire parler une beauté qui n’est pas de marbre, et qui vaut bien toutes vos statues.
Hier je fus en présence
De deux yeux mouillés de pleurs
Qui m’expliquaient leurs douleurs
Avec beaucoup d’éloquence.
Ces yeux qui donnent des lois
Aux âmes les plus rebelles
Font briller leurs étincelles
Sur le plus friand minois
Qui soit aux murs de Bruxelles.
Sans doute, sire, et ce très joli visage appartiennent à madame de Valstein, ou Vallenstein, l’une des petites-nièces de ce fameux duc de Valstein que l’empereur Ferdinand fit si promptement tuer, au saut du lit, par quatre honnêtes Irlandais (2) ; ce qu’il n’eût pas fait assurément, s’il avait pu voir sa petite-nièce.
Je lui demandai pourquoi
Ses beaux yeux versaient des larmes.
Elle, d’un ton plein de charmes,
Dit : c’est la faute du roi.
Les rois font de ces fautes-là quelquefois, répondis-je, ils ont fait pleurer de beaux yeux, sans compter le grand nombre des autres qui ne prétendent pas à la beauté.
Leur tendresse, leur inconstance,
Leur ambition, leurs fureurs,
Ont fait souvent verser des pleurs
En Allemagne comme en France.
Enfin j’appris que la cause de sa douleur vient de ce que le comte de Furstemberg est pour six mois les bras croisés, par l’ordre de votre majesté, dans le château de Vesel. Elle me demanda ce qu’il fallait qu’elle fît pour le tirer de là. Je lui dis qu’il y avait deux manières : la première, d’avoir une armée de cent mille hommes, et d’assiéger Vesel ; la seconde, de se faire présenter à votre majesté, et que cette façon-là était incomparablement la plus sûre.
Alors j’aperçus dans les airs
Ce premier roi de l’univers,
L’Amour, qui de Valstein vous portait la demande,
Et qui disait ces mots, que l’on doit retenir :
Alors qu’une belle commande,
Les autres souverains doivent tous obéir.
1 – Le roi de Prusse avait fait acheter, à Paris, une collection de statues antiques que le cardinal de Polignac avait formée. (K.)
2 – Voyez, les Annales de l’Empire, règne de Fernand II. (G.A.)