CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Partie 37

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161 – DE VOLTAIRE

 

 

Décembre 1740. (1)

 

 

Sire,

 

Je ressemble à présent aux pèlerins de la Mecque, qui tournent les yeux vers cette ville après l’avoir quittée ; je tourne les miens vers votre cour. Mon cœur, pénétré des bontés de votre majesté, ne connaît que la douleur de ne pouvoir vivre auprès d’elle. Je prends la liberté de lui envoyer une nouvelle copie de cette tragédie de Mahomet, dont elle a bien voulu, il y a déjà longtemps, voir les premières esquisses. C’est un tribut que je paye à l’amateur des arts, au juge éclairé, surtout au philosophe, beaucoup plus qu’au souverain.

 

Votre majesté sait quel esprit m’animait en composant cet ouvrage : l’amour du genre humain, et l’horreur du fanatisme, deux vertus qui sont faites pour être toujours auprès de votre trône, ont conduit ma plume. J’ai toujours pensé que la tragédie ne doit pas être un simple spectacle qui touche le cœur sans le corriger. Qu’importent au genre humain les passions et les malheurs d’un héros de l’antiquité, s’ils ne servent pas à nous instruire ? On avoue que la comédie du Tartufe, ce chef-d’œuvre qu’aucune nation n’a égalé, a fait beaucoup de bien aux hommes, en montrant l’hypocrisie dans toute sa laideur : ne peut-on pas essayer d’attaquer dans une tragédie cette espèce d’imposture qui met en œuvre à la fois l’hypocrisie des uns et la fureur des autres ? Ne peut-on pas remonter jusqu’à ces anciens scélérats, fondateurs illustres de la superstition et du fanatisme, qui les premiers ont pris le couteau sur l’autel, pour faire des victimes de ceux qui refusaient d’être leurs disciples ?

 

Ceux qui diront que les temps de ces crimes sont passés, qu’on ne verra plus de Barcochebas, de Mahomet, de Jean de Lydie, etc., que les flammes des guerres de religion sont éteintes, font, ce me semble, trop d’honneur à la nature humaine. Le même poison subsiste encore, quoique moins développé : cette peste, qui semble étouffée, reproduit de temps en temps des germes capables d’infecter la terre. N’a-t-on pas vu de nos jours les prophètes des Cévennes tuer au nom de Dieu ceux de leur secte qui n’étaient pas assez soumis ?

 

L’action que j’ai peinte est atroce, et je ne sais si l’horreur a été plus loin sur aucun théâtre. C’est un jeune homme né avec de la vertu, qui, séduit par son fanatisme, assassine un vieillard qui l’aime, et qui, dans l’idée de servir Dieu, se rend coupable, sans le savoir, d’un parricide ; c’est un imposteur qui ordonne ce meurtre, et qui promet à l’assassin un inceste pour récompense. J’avoue que c’est mettre l’horreur sur le théâtre ; et votre majesté est bien persuadée qu’il ne faut pas que la tragédie consiste uniquement dans une déclaration d’amour, une jalousie et un mariage.

 

Nos historiens mêmes nous apprennent des actions plus atroces que celle que j’ai inventée. Séide ne sait pas du moins que celui qu’il assassine est son père, et quand il a porté le coup, il éprouve un repentir aussi grand que son crime. Mais Mézerai rapporte qu’à Melun un père tua son fils de sa main pour sa religion, et n’en eut aucun repentir. On connaît l’aventure des deux frères Diaz, dont l’un était à Rome et l’autre en Allemagne, dans les commencements des troubles excités par Luther. Barthélemi (2) Diaz, apprenant à Rome  que son frère donnait dans les opinions de Luther à Francfort, part de Rome dans le dessein de l’assassiner, arrive et l’assassine (3). J’ai lu dans Herrera, auteur espagnol, que « ce Bartélemi Diaz risquait beaucoup par cette action ; mais que rien n’ébranle un homme d’honneur, quand la probité le conduit. » Herrera, dans une religion toute sainte et tout ennemie de la cruauté, dans une religion qui enseigne à souffrir, et non à se venger, était donc persuadé que la probité peut conduire à l’assassinat et au parricide ; et on ne s’élèvera pas de tous côtés contre ces maximes infernales !

 

Ce sont ces maximes qui mirent le poignard à la main du monstre qui priva la France de Henri-le-Grand ; voilà ce qui plaça le portrait de Jacques Clément sur l’autel, et son nom parmi les bienheureux ; c’est ce qui coûta la vie à Guillaume, prince d’Orange, fondateur de la liberté et de la grandeur des Hollandais. D’abord Salcède le blessa au front d’un coup de pistolet ; et Strada raconte que « Salcède (ce sont ses propres mots) n’osa entreprendre cette action qu’après avoir purifié son âme par la confession aux pieds d’un dominicain, et l’avoir fortifiée par le pain céleste. » Herrera dit quelque chose de plus insensé et de plus atroce : « Estando firme con el exemplo de nuestro salvador Jesus-Christo y de sus santos. » Balthazar Gérard, qui ôta enfin la vie à ce grand homme, en usa de même que Salcède.

 

Je remarque que tous ceux qui ont commis de bonne foi de pareils crimes étaient des jeunes gens comme Séide. Balthazar Gérard avait environ vingt ans. Quatre Espagnols, qui avaient fait avec lui serment de tuer le prince, étaient du même âge. Le monstre qui tua Henri III n’avait que vingt-quatre ans. Poltrot, qui assassina le grand duc de Guise, en avait vingt-cinq ; c’est le temps de la séduction et de la fureur. J’ai été presque témoin, en Angleterre, de ce que peut sur une imagination jeune et faible la force du fanatisme. Un enfant de seize ans, nommé Shepherd, se chargea d’assassiner le roi George Ier, votre aïeul maternel. Quelle était la cause qui le portait à cette frénésie ? C’était uniquement que Shepherd n’était pas de la même religion que le roi. On eut pitié de sa jeunesse, on lui offrit sa grâce, on le sollicita longtemps au repentir ; il persista toujours à dire qu’il valait mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et que, s’il était libre, le premier usage qu’il ferait de sa liberté serait de tuer son prince. Ainsi on fut obligé de l’envoyer au supplice comme un monstre qu’on désespérait d’apprivoiser.

 

J’ose dire que quiconque a un peu vécu avec les hommes a pu voir quelquefois combien aisément on est prêt à sacrifier la nature à la superstition. Que de pères ont détesté et déshérité leurs enfants ! que de frères ont poursuivi leurs frères par ce funeste principe ! J’en ai vu des exemples dans plus d’une famille.

 

Si la superstition ne se signale pas toujours par ces excès qui sont comptés dans l’histoire des crimes, elle fait dans la société tous les petits maux innombrables et journaliers qu’elle peut faire. Elle désunit les amis, elle divise les parents ; elle persécute le sage, qui n’est qu’homme de bien, par la main du fou, qui est enthousiaste ; elle ne donne pas toujours de la ciguë à Socrate, mais elle bannit Descartes d’une ville qui devait être l’asile de la liberté ; elle donne à Jurieu, qui faisait le prophète, assez de crédit pour réduire à la pauvreté le savant et philosophe Bayle ; elle bannit, elle arrache à une florissante jeunesse qui court à ses leçons, le successeur du grand Leibnitz (4) ; et il faut, pour le rétablir, que le ciel fasse naître un roi philosophe, vrai miracle qu’il fait bien rarement. En vain la raison humaine se perfectionne par la philosophie, qui fait tant de progrès en Europe ; en vain, vous surtout, grand prince, vous efforcez-vous de pratiquer et d’inspirer cette philosophie si humaine ; on voit dans ce même siècle, où la raison élève son trône d’un côté, le plus absurde fanatisme dresser encore ses autels de l’autre.

 

On pourra me reprocher que, donnant trop à mon zèle, je fais commettre dans cette pièce un crime à Mahomet, dont en effet il ne fut point coupable.

 

M. le comte de Boulainvilliers écrivit, il y a quelques années (5), la Vie de ce prophète. Il essaya de le faire passer pour un grand homme, que la Providence avait choisi pour punir les chrétiens, et pour changer la face d’une partie du monde. M. Sale, qui nous a donné une excellente version de l’Alcoran en anglais, veut faire regarder Mahomet comme un Numa et comme un Thésée. J’avoue qu’il faudrait le respecter, si, né prince légitime, ou appelé au gouvernement par le suffrage des siens, il avait donné des lois paisibles comme Numa, ou défendu ses compatriotes comme on le dit de Thésée. Mais qu’un marchand de chameaux excite une sédition dans sa bourgade ; qu’associé à quelques malheureux coracites, il leur persuade qu’il s’entretient avec l’ange Gabriel ; qu’il se vante d’avoir été ravi au ciel et d’y avoir reçu une partie de ce livre inintelligible qui fait frémir le sens commun à chaque page ; que, pour faire respecter ce livre, il porte dans sa patrie le fer et la flamme ; qu’il égorge les pères ; qu’il ravisse les filles ; qu’il donne aux vaincus le choix de sa religion ou de la mort, c’est assurément ce que nul homme ne peut excuser, à moins qu’il ne soit né Turc, et que la superstition n’étouffe en lui toute lumière naturelle.

 

Je sais que Mahomet n’a pas tramé précisément l’espèce de trahison qui fait le sujet de cette tragédie. L’histoire dit seulement qu’il enleva la femme de Séide, l’un de ses disciples, et qu’il persécuta Abusofian, que je nomme Zopire ; mais quiconque fait la guerre à son pays, et ose la faire au nom de Dieu, n’est-il pas capable de tout ? Je n’ai pas prétendu mettre seulement une action vraie sur la scène, mais des mœurs vraies ; faire penser les hommes comme ils pensent dans les circonstances où ils se trouvent, et représenter enfin ce que la fourberie peut inventer de plus atroce, et ce que le fanatisme peut exécuter de plus horrible. Mahomet n’est ici autre chose que Tartufe les armes à la main.

 

Je me croirai bien récompensé de mon travail si quelqu’une de ces âmes faibles, toujours prêtes à recevoir les impressions d’une fureur étrangère qui n’est pas au fond de leur cœur, peut s’affermir contre ces funestes séductions par la lecture de cet ouvrage ; si, après avoir eu en horreur la malheureuse obéissance de Séide, elle se dit à elle-même : Pourquoi obéirais-je en aveugle à des aveugles qui me crient : Haïssez, persécutez, perdez celui qui est assez téméraire pour n’être pas de notre avis sur des choses même indifférentes que nous n’entendons pas ? Que ne puis-je servir à déraciner de tels sentiments chez les hommes ! L’esprit d’indulgence ferait des frères ; celui d’intolérance peut former des monstres.

 

C’est ainsi que pense votre majesté. Ce serait pour moi la plus grande des consolations de vivre auprès de ce roi philosophe. Mon attachement est égal à mes regrets ; et si d’autres devoirs m’entraînent, ils n’effaceront jamais de mon cœur les sentiments que je dois à ce prince qui pense et qui parle en homme ; qui fuit cette fausse gravité sous laquelle se cachent toujours la petitesse et l’ignorance ; qui se communique avec liberté, parce qu’il ne craint point d’être pénétré ; qui veut toujours s’instruire, et qui peut instruire les plus éclairés.

 

Je serai toute ma vie, avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance, etc.

 

 

1 – Cette lettre a figuré, dès 1742, en tête de la tragédie de Mahomet. Elle avait été faite pour être publiée. (G.A.)

 

2 – Ou plutôt, Alphonse. (G.A.)

 

3 – C’est dans cet acte de fanatisme que Casimir Delavigne a mis au théâtre dans  Une famille au temps de Luther. (G.A.)

 

4 – Wolf. (G.A.)

 

5 – La Vie de Mahomet parut en 1730. (G.A.)

 

 

 

 

 

162 – DE VOLTAIRE

 

 

Dans un vaisseau sur les côtes de Zélande

où j’enrage ; ce dernier décembre.

 

 

Sire,

 

Vous en souviendrez-vous, grand homme que vous êtes,

De ce fils d’Apollon qui vint au mont Rémus,

Amateur malheureux de vos belles retraites,

Mais heureux courtisan de vos seules vertus ?

 

Vous en souviendrez-vous aux champs de Silésie,

Tant de projets en tête, et la foudre à la main,

Quand l’Europe en suspens, d’étonnement saisie,

Attend de mon héros les arrêts du destin ?

 

On applaudit, on blâme, on s’alarme, on espère ;

L’Autriche va se perdre, ou se mettre en vos bras ;

Le Batave incertain, les Anglais en colère,

Et la France attentive, observent tous vos pas.

 

Prêt à le raffermir, vous ébranlez l’Empire :

C’est à vous seul ou d’être ou de faire un César.

La Gloire et la Prudence attellent votre char ;

On murmure, on vous craint ; mais chacun vous admire.

 

Vous qui vous étonnez de ce coup imprévu,

Connaissez le héros qui s’arme pour la guerre :

Il accordait sa lyre en lançant le tonnerre ;

Il ébranlait le monde, et n’était pas ému.

 

 

         Sire , je ne peux poursuivre sur ce ton : les vents contraires et les glaces morfondent l’imagination de votre serviteur ; je n’ai pas l’honneur de ressembler à votre majesté : elle affronte les tempêtes sur terre, je ne les supporte sur aucun élément. Peut-être resterai-je quelque temps sur le sein d’Amphitrite. Vous aurez, sire, tout le temps de changer la face de l’Europe avant mon arrivée à Bruxelles. Puissé-je y trouver les nouvelles de vos succès, et surtout de vos vers ! Je suis très respectueusement attaché à Frédéric le héros ; mais j’aime bien l’homme charmant qui, après avoir travaillé tout le jour en roi, fait le soir les plus jolis vers du monde pour se délasser. Le hasard m’a fait prendre dans mon vaisseau un capitaine suisse qui revient de Stockholm, d’auprès du roi de Suède. Nous avons quitté nos rois l’un et l’autre ; mais j’ai plus perdu que lui ; il n’est pas aussi édifié de la cour de Suède, que je le suis de celle de votre majesté. Il avait fait le voyage de Stockholm pour présider à l’éducation de deux petits bâtards que le roi de Hesse (1) premier sénateur de Suède, prétend avoir faits à madame de Taube ; le capitaine jure que ces deux petits garçons appartiennent à un jeune officier nommé Mingen, auquel ils ressemblent comme deux gouttes d’eau. Cependant le roi s’est séparé de madame de Taube en pleurant (2), comme Henri IV quand il quitta la belle Gabrielle. Et le capitaine suisse a quitté le roi, madame de Taube, les petits garçons, et Mingen leur père, sans pleurer.

 

         Il n’en est pas ainsi de moi : je regrette mon roi, et le regretterai sur terre, comme au milieu des glaçons et du royaume des vents. Le ciel me punit bien de l’avoir quitté ; mais qu’il me rende la justice de croire que ce n’est pas pour mon plaisir.

 

         J’abandonne un grand monarque qui cultive et qui honore un art que j’idolâtre, et je vais trouver quelqu’un (3) qui ne lit que Christianus Volfius. Je m’arrache à la plus aimable cour de l’Europe pour un procès.

 

 

Un ridicule amour n’embrase point mon âme,

Cythère n’est point mon séjour,

Et je n’ai point quitté votre adorable cour

Pour soupirer en sot aux genoux d’une femme.

 

 

         Mais, sire, cette femme a abandonné pour moi toutes les choses pour lesquelles les autres femmes abandonnent leurs amis ; il n’y a aucune sorte d’obligation que je ne lui aie. Les coiffes et la jupe qu’elle porte ne rendent pas les devoirs de la reconnaissance moins sacrés.

 

 

L’amour est souvent ridicule ;

Mais l’amitié pure a ses droits

Plus grands que les ordres des rois.

Voilà ma peine et mon scrupule.

 

 

         Ma petite fortune, mêlée avec la sienne, n’apporte aucun obstacle à l’envie extrême que j’ai de passer mes jours auprès de votre majesté. Je vous jure, sire, que je ne balancerai pas un moment à sacrifier ces petits intérêts au grand intérêt d’un être pensant, de vivre à vos pieds et de vous entendre (4).

 

 

Hélas ! que Gresset est heureux !

Mais, grand roi, charmante et coquette,

Ne m’abandonnez pas pour un autre poète ;

Donnez vos faveurs à tous deux.

 

 

         J’ai travaillé Mahomet sur le vaisseau. J’ai fait l’Epître dédicatoire (5). Votre majesté permet-elle que je la lui envoie ?

 

         Je suis, avec le plus tendre regret et le plus profond respect, sire, de votre humanité le sujet, l’admirateur, le serviteur, l’adorateur.

 

 

1 – C’est-à-dire « que le roi Frédéric de Hesse. » Marié à la sœur de Charles XII, il avait été associé au trône dès 1720. (G.A.)

 

2 – Il l’avait épousée de la main gauche, quoique la reine vécût encore. (G.A.)

 

3 – Madame du Châtelet. (G.A.)

 

4 – En ce moment, madame du châtelet écrivait à d’Argental : « Le roi de Prusse est bien étonné qu’on le quitte pour aller à Bruxelles… Il n’y a rien qu’il n’ait fait pour retenir notre ami, et je le crois outré contre moi ; mais je le défie de me haïr plus que je ne l’ai haï depuis deux mois. Voilà, vous me l’avouerez, une étrange rivalité. » Et Frédéric, au moment du départ de Voltaire, avait écrit à Jordan : « La cervelle du poète est aussi légère que le style de ses ouvrages, et je me flatte que la séduction de Berlin aura assez de pouvoir pour l’y faire revenir bientôt, d’autant plus que la bourse de la marquise ne se trouve pas toujours aussi bien fournie que la mienne. » (G.A.)

 

5 – La lettre précédente. (G.A.)

 

 

CORRESPONDANCE Frédéric - Partie 37

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