CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1760 - Partie 93

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369 – DU ROI.

 

 

A Meissen, le 12 Mai 1760.

 

 

 

Je sais très bien que j’ai des défauts, et même de grands défauts (1). Je vous assure que je ne me traite pas doucement, et que je ne me pardonne rien quand je me parle à moi-même. Mais j’avoue que ce travail serait moins infructueux, si j’étais dans une situation où mon âme n’eût pas à souffrir des secousses aussi impétueuses et des agitations aussi violentes que celles auxquelles elle a été exposée depuis un temps, et auxquelles probablement elle sera encore en butte.

 

La paix s’est envolée avec les papillons ; il n’en est plus question du tout. On fait de toutes parts de nouveaux efforts, et l’on veut se battre jusque in sœcula sœculorum.

 

Je n’entre point dans la recherche du passé. Vous avez eu sans doute les plus grands torts envers moi. Votre conduite n’eût été tolérée par aucun philosophe. Je vous ai tout pardonné, et même je veux tout oublier. Mais si vous n’aviez pas eu affaire à un fou amoureux de votre beau génie, vous ne vous en seriez pas tiré aussi bien chez tout autre. Tenez-le vous donc pour dit, et que je n’entende plus parler de cette nièce qui m’ennuie, et qui n’a pas autant de mérite que son oncle pour couvrir ses défauts (2). On parle de la servante de Molière, mais personne ne parlera de la nièce de Voltaire. Pour mes vers et mes rapsodies, je n’y pense pas : j’ai bien ici d’autres affaires, et j’ai fait divorce avec les muses jusqu’à des temps plus tranquilles.

 

Au mois de juin la campagne commencera. Il n’y aura pas là de quoi rire ; plutôt de quoi pleurer. Souvenez-vous que Phihihu (3) est en plein voyage. Si un certain petit duc, possédé d’une centaine de légions de démons autrichiens, ne se fait promptement exorciser, qu’il craigne le voyageur qui pourrait écrire d’étranges choses à son sublime empereur.

 

Je ferai la guerre de toute façon à mes ennemis. Ils ne peuvent pas me faire mettre à la Bastille. Après toute la mauvaise volonté qu’ils me témoignent, c’est une bien faible vengeance que celle de les persifler.

 

On dit qu’on fait de nouvelles cabrioles sur le tombeau de l’abbé Pâris. On dit qu’on brûle à Paris tous les bons livres, qu’on y est plus fou que jamais, non pas d’une joie aimable, mais d’une folie sombre et taciturne. Votre nation est de toutes celles de l’Europe la plus inconséquente ; elle a beaucoup d’esprit, mais point de suite dans les idées. Voilà comme elle paraît dans toute son histoire.

 

Il faut que ce soit un caractère indélébile qui lui est empreint. Il n’y a d’exceptions dans cette longue suite de règnes que quelques années de Louis XIV. Le règne de Henri IV ne fut pas assez tranquille ni assez long pour qu’on en puisse faire mention. Durant l’administration de Richelieu, on remarque de la liaison dans les projets et du nerf dans l’exécution ; mais, en vérité, ce sont de bien courtes époques de sagesse pour une aussi longue histoire de folies.

 

La France a pu produire des Descartes, des Malebranche, mais ni des Leibnitz, ni des Locke, ni des Newton. En revanche, pour le goût, vous surpassez toutes les autres nations, et je me rangerai sous vos étendards quant à ce qui regarde la finesse du discernement, et le choix judicieux et scrupuleux des véritables beautés de celles qui n’en ont que l’apparence. C’est une grande avance pour les belles-lettres, mais ce n’est pas tout.

 

J’ai lu beaucoup de livres nouveaux qui paraissent, en regrettant le temps que je leur ai donné. Je n’ai trouvé de bon qu’un nouvel ouvrage de d’Alembert, surtout ses Eléments de philosophie et son Discours encyclopédique (4). Les autres livres qui me sont tombés entre les mains ne sont pas dignes d’être brûlés.

 

Adieu ; vivez en paix dans votre retraite, et ne parlez pas de mourir. Vous n’avez que soixante-deux ans (5), et votre âme est encore pleine de ce feu qui anime les corps et les soutient. Vous m’enterrerez, moi et la moitié de la génération présente. Vous aurez le plaisir de faire un couplet malin sur mon tombeau, et je ne m’en fâcherai pas : je vous en donne l’absolution d’avance. Vous ne ferez pas mal de préparer les matières dès à présent (6) ; peut-être les pourrez-vous mettre en œuvre plutôt que vous ne le croyez. Pour moi, je m’en irai là-bas raconter à Virgile qu’il y a un Français qui l’a surpassé dans son art. J’en dirai autant aux Sophocle et aux Euripide : je parlerai à Thucydide de votre Histoire (7), à Quinte-Curce, de votre Charles XII ; et je me ferai peut-être lapider par tous ces morts jaloux de ce qu’un seul homme a réuni en lui leurs mérites différents. Mais Maupertuis, pour les consoler, fera lire dans un coin l’Akakia à Zoïle.

 

Il faut mettre un remora dans les lettres que l’on écrit à des indiscrets (8) : c’est le seul moyen de les empêcher de les lire au coin des rues et en plein marché. FÉDÉRIC.

 

 

 

1 – Voyez la lettre de Voltaire du 21 Avril. (G.A.)

 

2 – Frédéric, comme on voit, était jaloux de madame Denis, comme il l’avait été de madame du Châtelet. (G.A.)

 

3 – C’est le titre d’un pamphlet du roi de Prusse contre le pape. (G.A.)

 

4 – Discours préliminaire de l’Encyclopédie. (G.A.)

 

5 – Voltaire en avait soixante-six. (G.A.)

 

6 – Frédéric ne se doutait pas qu’elles étaient déjà prêtes et fort épicées. Voyez les Mémoires. (G.A.)

 

7 – L’Essai sur les mœurs. (G.A.)

 

8 – Nombre de ses lettres à Voltaire couraient dans Paris. (G.A.)

 

 

 

 

 

370 – DU ROI.

 

 

A Radebert, le 24 Juin 1760.

 

 

 

Je reçois deux de vos lettres à la fois, l’une du 30 mai, l’autre du 3 de Juin (1).Vous me remerciez de ce que je vous rajeunis : j’ai donc été dans l’erreur de bonne foi. L’année 1718, a paru votre Œdipe ; vous aviez alors dix-neuf ans, donc (2) …….

 

Nous allions livrer bataille hier ; l’ennemi, qui était ici, s’est retiré sur Radebert ; et mon coup se trouve manqué. Voilà des nouvelles que vous pouvez débiter par toute la Suisserie si vous le voulez.

 

Vous me parlez toujours de la paix ; j’ai fait tout ce que j’ai pu pour la ménager entre la France et l’Angleterre, à mon inclusion. Les Français ont voulu me jouer, et je les plante là : cela est tout simple. Je ne ferai point de paix sans les Anglais, et ceux-là n’en feront point sans moi. Je me ferais plutôt châtrer que de prononcer encore la syllabe de paix à vos Français.

 

Qu’est-ce que signifie cet air pacifique que votre duc affecte vis-à-vis de moi ? Vous ajoutez qu’il ne peut pas agir selon sa façon de penser. Que m’importe cette façon de penser, s’il n’a point le libre arbitre de se conduire en conséquence ? J’abandonne le tripot de Versailles au patelinage de ceux qui s’amusent aux intrigues. Je n’ai point de temps à perdre à ces futilités ; et dussé-je périr, je m’adresserais plutôt au grand-mogol qu’à Louis le bien-Aimé, pour sortir du labyrinthe où je me trouve.

 

Je n’ai rien dit contre lui. Je me repens amèrement d’en avoir écrit en vers plus de bien qu’il n’en mérite. Et si, pendant la présente guerre, dont je le regarde comme le promoteur, je ne l’ai pas épargné dans quelques pièces, c’est qu’il m’avait outré, et que je me défends de toutes mes armes, quelque mal affilées qu’elles soient. Ces rogatons ne sont d’ailleurs connus de personne. Je ne comprends donc rien à ces personnalités, à moins que par là vous ne désigniez la Pompadour.

 

Je ne crois cependant pas qu’un roi de Prusse ait des ménagements à garder avec une demoiselle Poisson, surtout si elle est arrogante, et qu’elle manque à ce qu’elle doit de respect à des têtes couronnées.

 

Voilà ma confession, voilà tout ce que je pourrais dire à Minos, à Rhadamate, si j’étais obligé de comparaître à leur tribunal. Mais on me fait parler souvent sans que j’aie ouvert la bouche. On peut avoir mis sur mon compte des choses auxquelles je n’ai pas pensé. Ce sont des tours dont la cour de Vienne s’est souvent servie, et qui dans plus d’une occasion lui ont réussi.

 

Cette tracasserie, dans le fond, ne vaut pas la peine que j’en parle davantage. Vous faut-il des douceurs ? à la bonne heure.

 

Je vous dirai des vérités. J’estime en vous le plus beau génie que les siècles aient porté ; j’admire vos vers, j’aime votre prose, surtout ces petites pièces détachées de vos Mélanges de littérature. Jamais aucun auteur avant vous n’a eu le tact aussi fin, ni le goût aussi sûr, aussi délicat que vous l’avez. Vous êtes charmant dans la conversation ; vous savez instruire et amuser en même temps. Vous êtes la créature la plus séduisante que je connaisse, capable de vous faire aimer de tout le monde quand vous le voulez. Vous avez tant de grâces dans l’esprit, que vous pouvez offenser et mériter en même temps l’indulgence de ceux qui vous connaissent. Enfin, vous seriez parfait si vous n’étiez pas homme (3).

 

Contentez-vous de ce panégyrique abrégé. Voilà toutes les louanges que vous aurez de moi aujourd’hui. J’ai des ordres à donner, des lieux à reconnaître, des dispositions à faire, et des dépêches à dicter.

 

Je recommande M. le comte de Tournay à la protection de son ange gardien, de la très sainte et immaculée Vierge, et du chevalier puîné du pendu. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

 

P.S. – Pour vous amuser peut-être, je joins à ma lettre un petit morceau, comme dit notre bon d’Argens. J’ai composé ce morceau pour un Suisse qui sert depuis un an dans mon artillerie (4). Cet honnête Suisse ayant fait tourner dans sa garnison, à Bréda, la tête à une belle Hollandaise, il m’a demandé à différentes reprises la permission de l’épouser quand notre paix serait faite. Je l’accorde enfin ; mais la belle, se mourant d’amour, n’a pas voulu attendre si longtemps, et le bel amour s’est envolé à tire-d’aile. O tempus ! ô mores ! Vous voyez que je n’oublie pas mon latin.

 

 

1 – On n’a pas ces lettres. (G.A.)

 

2 – Frédéric confond l’époque de la représentation d’Œdipe avec celle de sa composition. (G.A.)

 

3 – « Qu’on dise à présent, s’écrie M. Sainte-Beuve, si celui qui sentait à ce degré Voltaire et qui trouvait de ces façons françaises pour lui insinuer les douceurs après l’amertume, n’était pas l’homme de son temps qui avait le plus d’esprit à côté et en face de Voltaire. » (G.A.)

 

4 – Epître à Phyllis, faite pour l’usage d’un Suisse. (G.A.)

 

 

 

 

 

371 – DU ROI

 

 

Du 31 octobre 1760.

 

 

Je vous suis obligé de la part que vous prenez à quelques fortunes passagères que j’ai escroquées au hasard (1). Depuis ce temps les Russes ont fait une furation (2) dans le Brandebourg : j’y suis accouru, ils se sont sauvés tout de suite, et je me suis tourné vers la Saxe, où les affaires demandaient ma présence. Nous avons encore deux grands mois de campagne par devers nous ; celle-ci a été la plus dure et la plus fatigante de toutes ; mon tempérament s’en ressent, ma santé s’affaiblit, et mon esprit baisse à proportion que son étui menace ruine.

 

Je ne sais quelle lettre on a pu intercepter, que j’écrivis au marquis d’Argens (3) : il se peut qu’elle soit de moi ; peut-être a-t-elle été fabriquée à Vienne.

 

Je ne connais le duc de Choiseul ni d’Eve ni d’Adam. Peu m’importe qu’il ait des sentiments pacifiques ou guerriers. S’il aime la paix, pourquoi ne la fait-il pas ? Je suis occupé de mes affaires que je n’ai pas le temps de penser à celles des autres. Mais laissons là tous ces illustres scélérats, ces fléaux de la terre et de l’humanité.

 

Dites-moi, je vous prie, de quoi vous avisez-vous d’écrire l’histoire des loups et des ours de la Sibérie (4) ? et que pourrez-vous rapporter du czar qui ne se trouve dans la Vie de Charles XII ? Je ne lirai point l’histoire de ces Barbares, je voudrais même pouvoir ignorer qu’ils habitent notre hémisphère.

 

Votre zèle s’enflamme contre les jésuites, et contre les superstitions. Vous faites bien de combattre contre l’erreur ; mais croyez-vous que le monde changera ? L’esprit humain est faible ; plus des trois quarts des hommes sont faits pour l’esclavage du plus absurde fanatisme. La crainte du diable et de l’enfer leur fascine les yeux, et ils détestent le sage qui veut les éclairer. Le gros de notre espèce est sot et méchant. J’y recherche en vain cette image de Dieu dont les théologiens assurent qu’elle porte l’empreinte. Tout homme a une bête féroce en soi (5) ; peu savent l’enchaîner, la plupart lui lâchent le frein, lorsque la terreur des lois ne les retient pas.

 

Vous me trouvez peut-être trop misanthrope. Je suis malade, je souffre, et j’ai affaire à une demi-douzaine de coquins et de coquines qui démonteraient un Socrate, un Antonin même. Vous êtes heureux de suivre le conseil de Candide, et de vous borner à cultiver votre jardin. Il n’est pas donné à tout le monde d’en faire autant. Il faut que le bœuf trace un sillon, que le rossignol chante, que le dauphin nage, et que je fasse la guerre.

 

Plus je fais ce métier, et plus je me persuade que la fortune y a la plus grande part. Je ne crois pas que je le ferai longtemps :ma santé baisse à vue d’œil, et je pourrais bien aller bientôt entretenir Virgile de la Henriade et descendre dans ce pays où nos chagrins, nos plaisirs, et nos espérances ne nous suivent plus, où votre beau génie et celui d’un goujat sont réduits à la même valeur, où enfin on se retrouve dans l’état qui précéda la naissance.

 

Peut-être, dans peu, vous pourrez vous amuser à faire mon épitaphe. Vous direz que j’aimai les bons vers et que j’en fis de mauvais, que je ne fus pas assez stupide pour ne pas estimer vos talents ; enfin, vous rendez de moi le compte que Babouc rendit de Paris au génie Ituriel (6).

 

Voici une grande lettre pour la position où je me trouve. Je la trouve un peu trop noire ; cependant elle partira telle qu’elle est ; elle ne sera point interceptée en chemin, et demeurera dans le profond oubli où je la condamne.

 

Adieu ; vivez heureux, et dites un petit Benedicite en faveur des pauvres philosophes qui sont en purgatoire. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Entre autres bonnes fortunes, il avait battu les Autrichiens à Pfaffendorf, le 15 Août. (G.A.)

 

2 – Ce mot est de la fabrique du roi de Prusse. Les Russes étaient entrés à Berlin le 9 Octobre, ils avaient prélevé sur les habitants deux millions de rixdalers, puis ils s’étaient retirés au bout de trois jours en ravageant une partie de la Marche. (G.A.)

 

3 – C’était une lettre du 27 Août 1760, dans laquelle un acte du duc de Choiseul était qualifié de fou, d’inconséquent et même de flétrissant. (G.A.)

 

4 – L’Histoire de Russie. (G.A.)

 

5 – Cette pensée de Frédéric est célèbre. (G.A.)

 

6 – Voyez aux ROMANS. (G.A.)

 

 

 

 

Frédéric de Prusse - Partie 93

 

 

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