CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1760 - Partie 92
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366 – DE VOLTAIRE
15 Avril 1760.
Puisque vous êtes si grand maître
Dans l’art des vers et des combats,
Et que vous aimez tant à l’être,
Rimez donc, bravez le trépas ;
Instruisez, ravagez la terre ;
J’aime les vers, je hais la guerre,
Mais je ne m’opposerai pas
A votre fureur militaire.
Chaque esprit a son caractère ;
Je conçois qu’on a du plaisir
A savoir, comme vous, saisir
L’art de tuer et l’art de plaire.
Cependant ressouvenez-vous de celui qui a dit autrefois (1) :
Et quoique admirateur d’Alexandre et d’Alcide,
J’eusse aimé mieux choisir les vertus d’Aristide.
Cet Aristide était un bon homme ; il n’eût point proposé de faire payer à l’archevêque de Mayence (2) les dépens et dommages de quelque pauvre ville grecque ruinée. Il est clair que votre majesté a encouru les censures de Rome, en imaginant si plaisamment de faire payer à l’Eglise les pots que vous avez cassés. Pour vous relever de l’excommunication majeure, je vous ai conseillé, en bon citoyen, de payer vous-même. Je me suis souvenu que votre majesté m’avait dit souvent que les peuples de ….. (3) étaient des sots. En vérité, sire, vous êtes bien bon de vouloir régner sur ces gens-là. Je crois vous proposer un très bon marché, en vous priant de les donner à qui les voudra.
Je m’imaginais qu’un grand homme,
Qui bat le monde et qui s’en rit,
N’aimait à dominer que sur des gens d’esprit,
Et je voudrais le voir à Rome.
Comme je suis très fâché de payer trois vingtièmes de mon bien, et de me ruiner pour avoir l’honneur de vous faire la guerre, vous croirez peut-être que c’est par ladrerie que je vous propose la paix ; point du tout ; c’est uniquement afin que vous ne risquiez pas tous les jours de vous faire tuer par des Croates, des housards, et autres barbares, qui ne savent pas ce que c’est qu’un beau vers.
Vos ministres auront sans doute à Bréda de plus belles vues que les miennes. M. le duc de Choiseul, M. de Kaunitz, M. Pitt (4), ne me disent point leur secret. On dit qu’il n’est connu que d’un M. de Saint-Germain (5), qui a soupé autrefois dans la ville de Trente avec les Pères du concile, et qui aura probablement l’honneur de voir votre majesté dans une cinquante d’années. C’est un homme qui ne meurt point, et qui sait tout. Pour moi, qui suis près de finir ma carrière, et qui ne sais rien, je me borne à souhaiter que vous connaissiez M. le duc de Choiseul.
Votre majesté m’écrit qu’elle va se mettre à être un vaurien ; voilà une belle nouvelle qu’elle m’apprend là ! Eh qui êtes-vous donc, vous autres maîtres de la terre ? Je vous ai vu aimer beaucoup ces vauriens de Trajan, de Marc-Aurèle et de Julien ; ressemblez-leur toujours, mais ne me brouillez pas avec M. le duc de Choiseul, dans vos goguettes.
Et sur ce, je présente à votre majesté mon respect, et prie honnêtement la Divinité qu’elle donne la paix à ses images.
1 – Frédéric lui-même dans l’Epître à mon esprit. (G.A.)
2 – Jean-Frédéric-Charles. (G.A.)
3 – Westphalie. (G.A.)
4 – L’un ministre d’Autriche, et l’autre, ministre d’Angleterre. (G.A.)
5 – Voyez une note de la lettre de Frédéric du 1ermai 1760. (G.A.)
367 – DE VOLTAIRE.
Au château de Tournay, par Genève, 21 Avril 1760.
Sire, un petit moine de Saint-Just disait à Charles-Quint : « Sacrée majesté, n’êtes-vous pas lasse d’avoir troublé le monde ? faut-il encore désoler un pauvre moine dans sa cellule ? » Je suis le moine, mais vous n’avez pas encore renoncé aux grandeurs et aux misères humaines comme Charles-Quint. Quelle cruauté avez-vous de me dire que je calomnie Maupertuis, quand je vous dis que le bruit a couru qu’après sa mort on avait trouvé les Œuvres du philosophe de Sans-Souci dans sa cassette ? Si en effet on les y avait trouvées, cela ne prouverait-il pas au contraire qu’il les avait gardées fidèlement, qu’il ne les avait communiquées à personne, et qu’un libraire en aurait abusé ? ce qui aurait disculpé des personnes qu’on a peut-être injustement accusées. Suis-je d’ailleurs obligé de savoir que Maupertuis vous les avait renvoyées ? Quel intérêt ai-je à parler mal de lui ? que m’importent sa personne et sa mémoire ? en quoi ai-je pu lui faire tort en disant à votre majesté qu’il avait gardé fidèlement votre dépôt jusqu’à sa mort ? Je ne songe moi-même qu’à mourir, et mon heure approche ; mais ne la troublez pas par des reproches injustes et par des duretés qui sont d’autant plus sensibles que c’est de vous qu’elles viennent.
Vous m’avez fait assez de mal, vous m’avez brouillé pour jamais avec le roi de France, vous m’avez fait perdre mes emplois et mes pensions, vous m’avez maltraité à Francfort, moi et une femme innocente, une femme considérée, qui a été traînée dans la boue et mise en prison ; et ensuite, en m’honorant de vos lettres, vous corrompez la douceur de cette consolation par des reproches amers. Est-il possible que ce soit vous qui me traitiez ainsi, quand je ne suis occupé depuis trois ans qu’à tâcher, quoique inutilement, de vous servir (1), sans aucune autre vue que celle de suivre ma façon de penser ?
Le plus grand mal qu’aient fait vos œuvres, c’est qu’elles ont fait dire aux ennemis de la philosophie répandus dans toute l’Europe : « Les philosophes ne peuvent vivre en paix, et ne peuvent vivre ensemble. Voici un roi qui ne croit pas en Jésus-Christ ; il appelle à sa cour un homme qui n’y croit point, et il le maltraite ; il n’y a nulle humanité dans les prétendus philosophes, et Dieu les punit les uns par les autres. »
Voilà ce que l’on dit, voilà ce qu’on imprime de tous côtés ; et pendant que les fanatiques sont unis, les philosophes sont dispersés et malheureux. Et tandis qu’à la cour de Versailles et ailleurs on m’accuse de vous avoir encouragé à écrire contre la religion chrétienne, c’est vous qui me faites des reproches, et qui ajoutez ce triomphe aux insultes des fanatiques ! Cela me fait prendre le monde en horreur avec justice ; j’en suis heureusement éloigné dans mes domaines solitaires. Je bénirai le jour où je cesserai, en mourant, d’avoir à souffrir, et surtout de souffrir par vous ; mais ce sera en vous souhaitant un bonheur dont votre position n’est peut-être pas susceptible, et que la philosophie seule pourrait vous procurer dans les orages de votre vie, si la fortune vous permet de vous borner à cultiver longtemps ce fonds de sagesse que vous avez en vous ; fonds admirable, mais altéré par les passions inséparables d’une grande imagination, un peu par l’humeur, et par des situations épineuses qui versent du fiel dans votre âme ; enfin par le malheureux plaisir que vous vous êtes toujours fait de vouloir humilier les autres hommes, de leur dire, de leur écrire des choses piquantes ; plaisir indigne de vous, d’autant plus que vous êtes plus élevé au-dessus d’eux par votre rang et par vos talents uniques. Vous sentez sans doute ces vérités.
Pardonnez à ces vérités que vous dit un vieillard qui a peu de temps à vivre ; et il vous les dit avec d’autant plus de confiance que, convaincu lui-même de ses misères et de ses faiblesses infiniment plus grandes que les vôtres, mais moins dangereuses par son obscurité, il ne peut être soupçonné par vous de se croire exempt de torts, pour se mettre en droit de se plaindre de quelques-uns des vôtres. Il gémit des fautes que vous pouvez avoir faites autant que des siennes, et il ne veut plus songer qu’à réparer avant sa mort les écarts funestes d’une imagination trompeuse, en faisant des vœux sincères pour qu’un aussi grand homme que vous soit aussi heureux et aussi grand en tout qu’il doit l’être (2).
1 – Il négociait pour la paix auprès de Choiseul. (G.A.)
2 – Voilà une leçon d’une autre volée que les petits vers de Frédéric du 3 Avril. (G.A.)
368 – DU ROI.
Au camp de Porcelaine, à Meissen, le 1er Mai 1760.
De l’art de César et du vôtre
J’étais trop amoureux dans ma jeune saison ;
Mais je vois au flambeau qu’allume ma raison
Que j’ai mal réussi dans l’un comme dans l’autre.
Depuis ce vrai héros, qui force à l’admirer,
Parmi ceux que l’histoire eut soin de consacrer,
Il n’en est presque aucun, exceptez en Turenne,
Condé, Gustave-Adolphe, Eugène,
Que l’on ose lui comparer.
Sur le Parnasse, après Virgile,
Je vois passer dix-sept cents ans
Où le génie humain stérile
S’efforce vainement d’atteindre à ses talents.
Et si le Tasse a su nous plaindre
Par certains détails de ses chants,
Sa fable mal ourdie altère
La beauté de ses traits brillants.
Le seul fils d’Apollon, le seul digne adversaire
Qu’au cygne de Mantoue on ait droit d’opposer,
Vous l’avez deviné, je me le persuade :
C’est l’auteur que la Henriade
Mérita d’immortaliser.
Pour moi, je me renferme en mes justes limites :
Et loin de me flatter d’atteindre en mon chemin
Les talents du poète et du héros romain,
Je borne mes faibles mérites
Au devoir d’être juste, au plaisir d’être humain.
Vous me demandez des vers ; c’est comme si l’Océan demandait de l’eau à un ruisseau. Voici donc une ode aux Germains ; une épître à d’Alembert ; une autre épître sur le commencement de cette campagne, et un conte (1). Tout cela a été bon pour m’amuser ; mais je ne cesse de le répéter, cela n’est bon que pour cela. Il faut faire des vers comme vous, Racine ou Boileau, pour qu’ils aillent à la postérité ; et ce qui n’est pas digne d’elle ne doit point être public.
Vous badinez au sujet de la paix ; s’il s’agit de badiner, vous saurez que depuis que j’ai lu l’Arioste, j’ai pris monseigneur de Mayence en aversion ; et depuis l’aventure de Lisbonne, l’Eglise ne saurait trop payer les horreurs qu’elle protège, ni le scandale qu’elle donne. Quoi que pense M. de Choiseul, il faudra pourtant qu’avec le temps il prête l’oreille, et très fort même, à ce que j’ai imaginé. Je ne m’explique pas, mais on verra en moins de deux mois … toute la scène se changer en Europe ; et vous-même vous conviendrez que je n’étais pas au bout de mes ressources, et que j’ai eu raison de refuser à votre duc mon parc de Clèves.
Or sus, monsieur le comte de Tournay, vous savez que dans le paradis les premiers sujets de nos premiers pères furent des bêtes (2) ; vous connaissez l’attachement que tant de personnes ont pour les animaux, chiens, singes, chats ou perroquets ; et j’espère que vous conviendrez encore que si toutes les sacrées et clémentes majestés qui gouvernent, devaient renoncer au nombre de leurs très humbles sujets qui n’ont pas le sens commun, leur cour s’éclaircirait la première, et leurs esclaves disparaîtraient. A quoi les réduiriez-vous ? avec quoi feraient-ils la guerre ? qui cultiverait les champs ? qui travaillerait, etc., etc. Le paradis d’Eden n’est donc, selon moi, qu’une allégorie qui ne signifie autre chose que, pour deux hommes d’esprit dans une société, il s’en trouve mille que frère Lourdis (3) a fabriqués.
Pour votre duc, monsieur le comte, vous le louez mal, à mon sens, en m’assurant qu’il fait des vers comme moi (4). Je ne suis pas assez dépourvu de goût pour ne pas sentir que les miens ne valent pas grand’chose. Vous le loueriez mieux si vous pouviez me persuader (ce qui est difficile) que ledit duc ne soit endiablé des Autrichiens ; et je soutiens en outre que ni Socrate, ni le juste Aristide, n’auraient jamais consenti qu’on démembrât le moins du monde la république grecque, en quoi j’imite leur façon de penser.
C’est à présent que je dois déployer toutes les voiles de la politique et de l’art militaire. Ces filous, qui me font la guerre, m’ont donné des exemples que j’imiterai au pied de la lettre. Il n’y aura point de congrès à Bréda, et je ne poserai les armes qu’après avoir fait encore trois campagnes. Ces polissons verront qu’ils ont abusé de mes bonnes dispositions, et nous ne signerons la paix que le roi d’Angleterre à Paris, et moi à Vienne.
Mandez cette nouvelle à votre petit duc, il en pourra faire une gentille épigramme. Et vous, monsieur le comte, vous paierez des vingtièmes jusqu’à extinction de vos finances.
On m’a mis en colère ; j’ai rassemblé toutes mes forces ; et tous ces drôles, qui faisaient les impertinents, apprendront à qui ils se sont joués.
Le comte de Saint-Germain est un conte pour rire (5). Pour votre duc, il ne sera pas longtemps ministre ; songez qu’il a duré deux printemps. Cela est exorbitant en France, et presque sans exemple. Sous ce règne-ci, les ministres n’ont pas poussé des racines dans leurs places.
Je vous ai envoyé mon Charles XII (6) ; je n’en ai fait tirer que douze exemplaires, que j’ai donnés à mes amis. Il ne m’en est resté aucun. C’est encore de ce genre d’ouvrages qui sont bons dans de petites sociétés, mais qui ne sont pas faits pour le public. Je suis un dilettante en tout genre ; je puis dire mon sentiment sur les grand maîtres ; je peux vous juger, et avoir mon opinion du mérite de Virgile ; mais je ne suis pas fait pour le dire en public, parce que je n’ai pas atteint à la perfection de l’art. Que je me trompe ou non, ma société indulgente relèvera mes bévues et me pardonnera ; il n’en est pas de même du public ; il faut être plus circonspect en écrivant pour lui que pour ses amis. Mes ouvrages sont comme ces propos de table où l’on pense tout haut, où l’on parle sans se gêner, et où l’on ne se formalise point d’être contredit.
Lorsque j’ai quelques moments de reste, la démangeaison d’écrire me prend ; je ne me refuse pas ce léger plaisir ; cela m’amuse, me dissipe, et me rend ensuite plus disposé au travail dont je suis chargé.
Pour vous parler à présent raison, vous devez croire que je n’étais point aussi pressé de la paix qu’on se l’est imaginé en France, et qu’on ne devait point me parler d’un ton d’arbitre. On s’en mordra les doigts à coup sûr ; et pour moi, ou, pour mieux dire, pour les intérêts de l’Etat que je gouverne, il n’y perdra rien.
Adieu ; vivez en paix ; que mes vers vous causent un profond sommeil, et vous donnent des rêves agréables. Si, au moins, vous vouliez m’en marquer les fautes grossières, encore serait-ce quelque chose. Les corrections ne me coûtent rien à présent.
Je vous recommande, monsieur le comte, à la protection de la très sainte et immaculée Vierge, et à celle de monsieur son fils le pendu. FÉDÉRIC.
N.B. – Tous ceux qui étudient le protocole du cérémonial pourront prendre copie de la fin de cette lettre, et en augmenter le style de la chancellerie par ce tour nouveau. Si vous voulez le communiquer au saint-père, peut-être lui ferez-vous plaisir, et la chancellerie des brefs pourra s’en servir.
1 – Amours d’une Hollandaise et d’un Suisse, par correspondance. (G.A.)
2 – Il s’agit toujours du pays de Clèves. (G.A.)
3 – Voyez la Pucelle, chant XXI. (G.A.)
4 – Choiseul s’attribuait les vers de Palissot contre le roi de Prusse. Voyez, les Mémoires. (G.A.)
5 – C’était un aventurier qui se donnait pour immortel ; il avait assisté Jésus-Christ au Calvaire, et s’était trouvé au concile de Trente ; il vivait moitié aux dépens des dupes qui le croyaient un adepte, moitié aux dépens des ministres qui l’employaient comme espion. (K.)
6 – C’est un jugement sur ce roi de Suède. (G.A.)