CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1759 - Partie 88

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357 – DU ROI

 

 

Du Ringsvormek, le 18 Juillet 1759.

 

 

 

Vous êtes, en vérité, une singulière créature ; quand il me prend envie de vous gronder, vous me dites deux mots, et le reproche expire au bout de ma plume.

 

 

Avec l’heureux talent de plaire,

Tant d’art, de grâces, et d’esprit,

Lorsque sa malice m’aigrit,

Je pardonne tout à Voltaire,

Et sens que de mon cœur contrit

Il a désarmé la colère.

 

 

Voilà comme vous me traitez ! Pour votre nièce, qu’elle me brûle ou me rôtisse, cela m’est assez indifférent. Ne pensez pas non plus que je sois aussi sensible que vous l’imaginez à ce que vos évêques en ic ou en ac disent de moi. J’ai le sort de tous les acteurs qui jouent au public ; ils sont favorisés des uns et vilipendés des autres. Il faut se préparer à des satires, à des calomnies, et à une multitude de mensonges qu’on débite sur notre compte ; mais cela ne trouble en rien ma tranquillité. Je vais mon chemin ; je ne fais rien contre la voix intérieure de ma conscience ; et je me soucie très peu de quelle façon mes actions se peignent dans la cervelle d’êtres quelquefois très peu pensants, à deux pieds, sans plumes.

 

Puisque vous êtes si bon Prussien (ce dont je me félicite),  je crois devoir vous faire part de ce qui se passe ici.

 

L’homme à toque et à épée papales (1) s’est placé sur les confins de la Saxe et de la Bohème. Je me suis mis vis-à-vis de lui dans une position avantageuse en tous sens. Nous en sommes à présent à ces coups d’échecs qui préparent la partie. Vous qui jouez si bien ce jeu, vous savez que tout dépend de la manière dont on a entablé. Je ne saurais vous dire à quoi ceci mènera. Les Russes sont pendus au croc. Dohna n’a pas dit, Sta, sol, comme Josué, de défunte mémoire ; mais sta, urus, et l’ours s’est arrêté.

 

En voilà assez pour votre cours militaire. J’en viens à la fin de votre lettre.

 

Je sais bien que je vous ai idolâtré tant que je ne vous ai cru ni tracassier ni méchant ; mais vous m’avez joué des tours de tant d’espèces … N’en parlons plus ; je vous ai tout pardonné d’un cœur chrétien. Après tout, vous m’avez fait plus de plaisir que de mal. Je m’amuse davantage avec vos ouvrages que je ne me ressens de vos égratignures. Si vous n’aviez point de défauts, vous rabaisseriez trop l’espèce humaine, et l’univers aurait raison d’être jaloux et envieux de vos avantages.

 

A présent on dit  « Voltaire est le plus beau génie de tous les siècles ; mais du moins je suis plus doux, plus tranquille, plus sociable que lui. » Et cela console le vulgaire de votre élévation.

 

Au moins je vous parle comme ferait votre confesseur (2). Ne vous en fâchez pas, et tâchez d’ajouter à tous vos avantages les nuances de perfection que je souhaite de tout mon cœur pouvoir admirer en vous.

 

On dit que vous mettez Socrate en tragédie (3) ; j’ai de la peine à le croire. Comment faire entrer des femmes dans la pièce ? L’amour n’y peut être qu’un froid épisode ; le sujet ne peut fournir qu’un bel acte cinquième, le Phédon de Platon une belle scène, et voilà tout.

 

Je suis revenu de certains préjugés, et je vous avoue que je ne trouve pas du tout l’amour déplacé dans la tragédie, comme dans le Duc de Foix, dans Zaïre, dans Alzire ; et quoi qu’on en dise, je ne lis jamais  Bérénice sans répandre des larmes. Dites que je pleure mal à propos ; pensez-en ce que vous voudrez ; mais on ne me persuadera jamais qu’une pièce qui me remue et qui me touche soit mauvaise.

 

Voici une multitude d’affaires qui me surviennent. Vivez en paix ; et si vous n’avez d’autre inquiétude que celle de mon ressentiment, vous pouvez avoir l’esprit en repos sur cet article. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Toujours Daun. (G.A.)

 

2 – Comparez ce que dit Voltaire à Frédéric dans la lettre du 21 Avril 1760. (G.A.)

 

3 – Voyez le drame de Socrate. (G.A.)

 

 

 

 

 

358 – DE VOLTAIRE

 

 

Août 1759.

 

 

Vous n’êtes pas ce fils d’un insensé (1),

Huilé dans Reims, et par l’Anglais pressé,

Que son Agnès, si fidèle et si sage,

Aima toujours, ayant tant caressé

Tantôt un moine et tantôt un beau page.

A Jeanne d’Arc vous n’avez point recours ;

Son pucelage et son baudet profane,

Et saint Denys, sont de faibles secours

Le vrai Denys, le héros de nos jours,

Je le connais, et je sais quel est l’âne (2).

Pour la Pucelle, en vérité,

Il faut que vous alliez dans Vienne

Au tribunal de chasteté.

Allez, que rien ne vous retienne ;

Et retournez à Sans-Souci,

Quand vos courses éternelles

Vous aurez vu chez l’ennemi

Et des héros et des pucelles.

 

 

Vos vers sont charmants, et si votre majesté a battu ses ennemis, ils sont encore meilleurs ; mais pour votre Akakia papal, je le trouve très adroit ; il est fait de façon que les trois quarts des protestants le croiront véritable : il y a là de quoi faire rire les gens qui ont le nez fin, et de quoi animer les sots de bonne foi de la confession in, mit, uber (3). J’attends quelques pièces édifiantes qu’un sage de mes amis doit m’envoyer d’Orient (4). Je les ferai parvenir à votre majesté ; mais j’ai peur qu’elle ne soit pas de loisir cette fin de campagne, et qu’elle soit si occupée à donner sur les oreilles aux Abares, Bulgares, Roxelans, Scythes et Massagètes qu’elle n’ait pas de temps à donner à la philosophie et à la destruction de l’infâme. Je prendrai la liberté de recommander en mourant cette infâme à sa majesté par mon testament. Elle est plus son ennemie qu’elle ne croit ; sa pucelle et son fanatique sont quelque chose ; mais cette pucelle et ce fanatique ne réformeront pas l’Occident, et Frédéric était fait pour l’éclairer. J’aurai l’honneur de lui en parler plus au long.

 

 

1 – Charles VII. (G.A.)

 

2 – Daun. (G.A.)

 

3 – C’est-à-dire les luthériens. (G.A.)

 

4 – Le Précis de l’Ecclésiaste et le Cantique des cantiques. (G.A.)

 

 

 

 

 

359 – DE VOLTAIRE

 

 

1759.

 

 

 

Dans quelque état que vous soyez (1), il est très sûr que vous êtes un grand homme. Ce n’est pas pour ennuyer votre majesté que je lui écris, c’est pour me confesser, à condition qu’elle me donnera absolution. Je vous ai trahi ; voici le fait. Vous m’avez écrit une lettre moitié dans le goût de Marc-Aurèle, votre patron, moitié dans le goût de Martial ou de Juvénal, votre autre patron. Je la montrai d’abord à une petite Française minaudière (2) de la cour de France, qui est venue, comme les autres, à Genève, au temple d’Esculape, pour se faire guérir par le grand Tronchin, très grand en effet, car il est haut de six pieds, beau et bien fait ; et si monseigneur, le prince Ferdinand votre frère était femme, il viendrait se faire guérir comme les autres. Cette minaudière est, comme je crois l’avoir dit à votre majesté, la bonne amie d’un certain duc, d’un certain ministre (3) ; elle a beaucoup d’esprit, et son ami aussi. Elle fut enchantée, elle baisa votre lettre, et vous aurait fait pis si vous aviez été là. Envoyez cela sur-le-champ à mon ami, dit-elle ; il vous aime dès son enfance, il admire le roi de Prusse, il ne pense en rien comme les autres, il voit clair  il est de la vraie chevalerie qui réunit l’esprit et les armes. La dame en dit tant que je copiai votre lettre, en tranchant  très honnêtement tout le Martial et tout le Juvénal, et laissant fidèlement tout le Marc-Aurèle, c’est-à-dire toute votre prose, dans laquelle pourtant votre Marc-Aurèle nous donne force coups de patte, et prétend que nous sommes ambitieux. Hélas ! sire, nous sommes de plaisantes gens pour avoir de l’ambition. Enfin, je ne puis m’empêcher de vous envoyer la réponse qu’on m’a faite. Je puis bien trahir un duc et pair, ayant trahi un roi ; mais, je vous en conjure, n’en faites semblant. Tâchez, sire, de déchiffrer l’écriture.

 

On peut avoir beaucoup d’esprit et de très bons sentiments, et écrire comme un chat.

 

Sire, il y avait autrefois un lion et un rat ; le rat fut amoureux du lion, et alla lui faire sa cour. Le lion lui donna un petit coup de patte : le rat s’en alla dans la souricière, mais il aima toujours le lion ; et voyant un jour un filet qu’on tendait pour attraper le lion et le tuer, il en rongea une maille. Sire, le rat baise très humblement vos belles griffes en toute humilité ; il ne mourra jamais entre deux capucins, comme a fait, à Bâle, un dogue de Saint-Malo (4) ; il aurait voulu mourir auprès de son lion. Croyez que le rat était plus attaché que le dogue.

 

 

1 – La position de Frédéric devenait plus critique de jour en jour. (G.A.)

 

2 – M. Beuchot nomme madame de Robecq. (G.A.)

 

3 – Choiseul. (G.A.)

 

4 – Maupertuis. (G.A.)

 

 

 

 

 

360 – DU ROI

 

 

22 Septembre 1759.

 

 

La duchesse de Saxe-Gotha m’envoie votre lettre, etc. (1). Comme je viens d’être étrangement balloté par la fortune, les correspondances ont toutes été interrompues. Je n’ai point reçu votre paquet du 29 ; c’est même avec bien de la peine que je fais passer cette lettre, si elle est assez heureuse de passer.

 

Ma position n’est pas si désespérée que mes ennemis le débitent. Je finirai encore bien ma campagne ; je n’ai pas le courage abattu ; mais je vois qu’il s’agit de paix. Tout ce que je peux vous dire de positif sur cet article, c’est que j’ai de l’honneur pour dix, et que, quelque malheur qui m’arrive, je me sens incapable de faire une action qui blesse le moins du monde ce point si sensible et si délicat pour un homme qui pense en preux chevalier, et si peu considéré de ces infâmes politiques qui pensent comme des marchands.

 

Je ne sais rien de ce que vous avez voulu me faire savoir ; mais, pour faire la paix, voilà deux conditions dont je ne me départirai jamais : 1° De la faire conjointement avec mes fidèles alliés ; 2° de la faire honorable et glorieuse. Voyez-vous, il ne me reste que l’honneur, je le conserverai au prix de mon sang.

 

Si on veut la paix, qu’on ne me propose rien qui répugne à la délicatesse de mes sentiments. Je suis dans les convulsions des opérations militaires ; je suis comme les joueurs qui sont dans le malheur, et qui s’opiniâtrent contre la fortune. Je l’ai forcée de revenir à moi plus d’une fois, comme une maîtresse volage. J’ai affaire à de si sottes gens, qu’il faut nécessairement qu’à la fin j’aie l’avantage sur eux ; mais qu’il arrive tout ce qui plaira à sa sacrée majesté le Hasard, je ne m’en embarrasse pas. J’ai jusqu’ici la conscience nette des malheurs qui me sont arrivés. La bataille de Minden, celle de Cadix, et la perte du Canada, sont des arguments capables de rendre la raison aux Français, auxquels l’ellébore autrichien l’avait brouillée. Je ne demande pas mieux que la paix, mais je la veux non flétrissante. Après avoir combattu avec succès contre toute l’Europe, il serait bien honteux de perdre par un trait de plume ce que j’ai maintenu par l’épée (2).

 

Voilà ma façon de penser ; vous ne me trouverez pas à l’eau rose ; mais Henri IV, mais Louis XIV, mes ennemis mêmes, que je peux citer, ne l’ont pas été plus que moi. Si j’étais né particulier, je céderais tout pour l’amour de la paix ; mais il faut prendre l’esprit de son état. Voilà tout ce que je peux vous dire jusqu’à présent. Dans trois ou quatre semaines la correspondance sera plus libre, etc. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Le roi ayant été battu le 12 Août à Kunnersdorf, Voltaire fut chargé par le ministère français de lui faire des propositions de paix. On n’a pas la lettre de Voltaire, mais les observations de M. de Chauvelin sur le projet de lettre ont été publiées. (G.A.)

 

2 – On lui avait fait entendre qu’il devait restituer la Silésie. (G.A.)

 

 

 

 

 

ROI DE PRUSSE - Partie 88

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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