CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1759 - Partie 86

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349 – DU ROI

 

 

A Landshut, le 28 Avril 1759.

 

 

 

Je vous suis fort obligé de la connaissance que vous m’avez fait faire avec M. Candide (1) ; c’est Job habillé à la moderne. Il faut le confesser, M. Pangloss ne saurait prouver ses beaux principes, et le meilleur des mondes possibles est très méchant et très malheureux. Voilà la seule espèce de roman que l’on peut lire ; celui-ci est instructif, et prouve mieux que des arguments in barbara, celarent, etc.

 

Je reçois en même temps cette triste ode qui est bien corrigée et très embellie ; mais ce n’est qu’un monument, et cela ne rend pas ce qu’on a perdu et qui mérite d’être à jamais regretté.

 

Je souhaite que vous ayez bientôt occasion de travailler pour la paix, et je vous promets que je trouverai admirable tout ouvrage fait à cette occasion-là. Il y a bien apparence que nous n’arriverons pas sans carnage à cet heureux jour.

 

Vous croyez qu’on n’a du courage que par honneur ; j’ose vous dire qu’il y a plus d’une sorte de courage : celui qui vient du tempérament, qui est admirable pour le commun soldat ; celui qui vient de la réflexion, qui convient à l’officier ; celui qu’inspire l’amour de la patrie, que tout bon citoyen doit avoir ; enfin celui qui doit son origine au fanatisme de la gloire, que l’on admire dans Alexandre, dans César, dans Charles XII, et dans le grand Condé. Voilà les différents instincts qui conduisent les hommes au danger. Le péril en soi-même n’a rien d’attrayant ni d’agréable, mais on ne pense guère au risque quand on est une fois engagé.

 

Je n’ai pas connu Jules César ; cependant je suis très sûr que de nuit ou de jour il ne se serait jamais caché (2) ; il était trop généreux pour prétendre exposer ses compagnons sans partager avec eux le péril. On a des exemples même que des généraux, au désespoir de voir une bataille sur le point d’être perdue, se sont fait tuer exprès pour ne point survivre à leur honte.

 

Voilà ce que me fournit ma mémoire sur ce courage que vous persiflez. Je vous assure même que j’ai vu exercer de grandes vertus dans les batailles, et qu’on n’y est pas aussi impitoyable que vous le croyez. Je pourrais vous en citer mille exemples ; je me borne à un seul.

 

A la bataille de Rosbach, un officier français, blessé et couché sur la place, demandait à cor et à cri un lavement : voulez-vous bien croire que cent personnes officieuses se sont empressées pour le lui procurer ? Un lavement anodin, reçu sur un champ de bataille, en présence d’une armée, cela est certainement singulier ; mais cela est vrai, et connu de tout le monde. Dans cette tragi-comédie que nous jouons il arrive souvent des aventures bouffonnes qui ne ressemblent à rien, et qu’une paix de mille ans ne produirai pas ; mais il faut avouer qu’elles sont cruellement achetées.

 

Je vous remercie de la consultation du médecin Tronchin. Je l’ai d’abord envoyée à mon frère, qui est à Schwedt auprès de ma sœur : je lui ai recommandé de s’attacher scrupuleusement au régime qu’on lui prescrit. Je vous prie de demander ce que Tronchin voudrait d’argent pour faire le voyage ; je ne veux rien négliger de ce que je puis contribuer à la guérison de ce cher frère ; et quoique j’aie aussi peu de foi pour les docteurs en médecine que pour ceux en théologie, je ne pousse pas l’incrédulité jusqu’à douer des bons effets que le régime peut procurer. Je les sens moi-même : je n’aurais pu supporter les affreuses fatigues que j’ai eues, si je ne m’étais mis à une diète qui paraît sévère à tous ceux qui m’approchent. Reste à savoir si la vie vaut la peine d’être conservée par tant de soins, et si ceux-là ne sont pas les plus sages et les plus heureux qui l’usent tout de suite. C’est à M. Martin et à maître Pangloss à discuter cette matière, et à moi à me battre tant qu’on se battra.

 

Pour vous qui êtes spectateur de la pièce sanglante qu’on joue, vous pourrez nous siffler tous tant que nous sommes. Grand bien vous fasse ! soyez persuadé que je n’envie pas votre bonheur ; je suis convaincu que l’on ne peut jouir que lorsqu’on n’est en guerre ni de plume ni d’épée. Vale, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Le roman de Candide venait de paraître. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre n° 344. (G.A.)

 

 

 

 

 

350 – A FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.

 

 

2 Mai 1759.

 

 

 

 

 

Héros du Nord, je savais bien

Que vous avez vu les derrières

Des guerriers du roi très chrétien,

A qui vous taillez des croupières ;

Mais que vos rimes familières

Immortalisent les beaux cus

De ceux que vous avez vaincus,

Ce sont des faveurs singulières.

Nos blancs-poudrés sont convaincus

De tout ce que vous savez faire ;

Mais les onts, les its, et les us,

A présent ne vous touchent guère.

Mars, votre autre dieu tubélaire,

Brise la lyre de Phébus ;

Horace, Lucrèce, et Pétrone,

Dans l’hiver sont vos courtisans ;

Vos beaux printemps sont pour Bellone

Vous vous amusez en tout temps.

 

 

Il n’y a rien de si plaisant, sire, que le congé (1) que vous m’avez donné, daté du 6 Novembre 1757. Cependant il me semble que dans ce mois de novembre vous couriez à bride abattue à Breslau, et que c’est en courant que vous chantâtes nos derrières.

 

Le bel arrêt du parlement de Paris sur le bon sens philosophique de d’Argens, et sur la Loi naturelle, pourrait bien aussi avoir sa part dans l’Histoire des culs ; mais c’est dans le divin chapitre des Torche-culs de Gargantua. La besogne de ces Messieurs (2) ne mérite guère qu’on en fasse un autre usage. On a traité à peu près ainsi, à la cour, les impertinentes remontrances que cette compagnie a faites. On ne pourra jamais leur reprocher la Philosophie du bon sens. On dit que Paris est plus fou que jamais, non pas de cette folie que le génie peut quelquefois permettre, mais de cette folie qui ressemble à la sottise. Je ne veux pas, sire, avoir celle d’abuser plus longtemps des moments de votre majesté ; je volerais les Autrichiens, à qui vous les consacrez. Je prie Dieu toujours qu’il vous donne la paix, et que son règne nous advienne. Car, en vérité, au milieu de tant de massacres, c’est le règne du diable ; et les philosophes qui disent que tout est bien ne connaissent guère leur monde. Tout sera bien quand vous serez à Sans-Souci, et que vous direz :

 

 

Alors, cher Cinéas, victorieux, contents,

Nous pouvons rire à l’aise, et prendre du bon temps.

 

BOILEAU, épît. I, v. 83.

 

 

1 – Congé de l’armée des cercles et des tonneliers, pièce de vers. (G.A.)

 

2 – Les membres du parlement. (G.A.)

 

 

 

 

 

351 – DU ROI

 

 

A Landshut, le 18 Mai 1759.

 

Non, ma muse, qui vous pardonne

Tant de lardons malicieux,

N’associa jamais Pétrone

A ces auteurs ingénieux

Qui m’accompagnent en tous lieux,

Et partagent avec Bellone

Des moments courts et précieux

Qu’un loisir fugitif me donne.

Je déteste l’impur bourbier

Où ce bel esprit trop cynique

A trempé sa plume impudique,

Et je ne veux point me souiller

Dans la fange de son fumier.

 

La mémoire est un réceptacle ;

Le jugement d’un choix exquis

Ne doit remplir ce tabernacle

Que d’œuvre qui se sont acquis,

Au sein de leur natal pays,

Le droit de passer pour oracle.

C’est pourquoi, vainquant tout obstacle,

Je vous lis et je vous relis.

J’allaite ma muse française

Aux tétons tendres et polis

Que Racine m’offre à son aise ;

Quelquefois, ne vous en déplaise,

Je m’entretiens avec Rousseau ;

Horace, Lucrèce, et Boileau,

Font en tout temps ma compagnie ;

Sur eux se règle mon pinceau,

Et dans ma fantasque manie

J’aurais enfin produit du beau,

S’il ne manquait à mon cerveau

Le feu de leur divin génie.

 

 

Si vous consultez une carte géographique, vous trouverez le lieu où une boutade de gaieté et de folie produisit ce Congé. Nous avons poursuivi ces gens qui nous tournaient le derrière jusqu’à Erfurt, et de là nous avons pris le chemin de la Silésie.

 

Vous autres habitants des Délices, vous croyez donc que ceux qui marchent sur les traces des Amadis et des Roland doivent se battre tous les jours pour vous divertir ? Apprenez, ne vous en déplaise, que nous avons assez donné de ces tragédies, les campagnes passées, au public, qu’il y aura certainement encore quelque héroïque boucherie ; mais nous suivrons le proverbe de l’empereur Auguste, festina tentè.

 

Vos Français brûlent les bons livres et bouleversent gaiement le système de leurs finances pour complaire à leurs chers alliés. Grand bien leur fasse ! Je ne crains ni leur argent ni leurs épées. Si le hasard ne favorise pas éternellement les trois illustrissimes p….. qui m’assaillent de tous côtés (1), j’espère qu’elles seront (pour conserver la figure de rhétorique) f….. J’éprouve le sort d’Orphée : des dames de cette espèce et d’un aussi bon caractère veulent me déchirer ; mais certainement elles n’auront pas ce plaisir.

 

A propos de sottises, vous voulez savoir les aventures de l’abbé de Prades ; cela ferait un gros volume. Pour satisfaire votre curiosité, il vous suffira de savoir que l’abbé eut la faiblesse de se laisser séduire, pendant mon séjour à Dresde, par un secrétaire que Broglie y avait laissé en partant. Il se fit nouvelliste de l’armée ; et comme ce métier n’est pas ordinairement goûté à la guerre, on l’a envoyé jusqu’à la paix dans une retraite d’où il n’y a aucunes nouvelles à écrire (2). Il y a bien d’autres choses ; mais cela serait trop long à dire. Il m’a joué ce beau tour dans le temps même que je lui avais conféré un gros bénéfice dans la cathédrale de Breslau.

 

Vous avez fait le Tombeau de la Sorbonne ; ajoutez-y celui du parlement, qui radote si fort qu’il ne la fera pas longue. Pour vous, vous ne mourrez point. Vous dicterez encore, des Délices, des lois au Parnasse ; vous caresserez encore l’inf… d’une main, et l’égratignerez de l’autre (3) ; vous la traiterez comme vous en usez envers moi et envers tout le monde.

 

 

Vous avez, je le présume,

En chaque main une plume :

L’une, confite en douceur,

Charme par son ton flatteur

L’amour-propre qu’elle allume,

L’abreuvant de son erreur ;

L’autre est un glaive vengeur

Que Tisiphone et sa sœur

Ont plongé dans le bitume

Et toute l’âcre noirceur

De l’infernale amertume ;

Il vous blesse, il vous consume,

Perce les os et le cœur.

Si Maupertuis meurt du rhume,

Si dans Bâle on vous l’inhume,

Ce glaive en sera l’auteur.

 

Pour moi, nourrisson d’Horace,

Qui n’ai jamais eu l’honneur

De grimper sur le Parnasse

Parmi la maudite race

Des beaux esprits, qui tracasse

Et remplit ce lieu d’horreur,

Je vous demande pour grâce,

S’il arrive quelque jour.

Que mon nom par vous s’enchâsse

Dans vos vers ou vos discours,

Que sans ruses ni détours

La bonne plume l’y place.

 

 

Je souhaite paix et salut, non pas au gentilhomme ordinaire, non pas à l’historiographe du Bien-Aimé, non pas au seigneur de vingt seigneuries dans la Suisserie, mais à l’auteur de la Henriade, de la Pucelle, de Brutus, de Mérope, etc., etc. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Toujours Elisabeth de Russie, Marie-Thérèse, et la Pompadour. (G.A.)

 

2 – Voyez ce que dit Voltaire de cette affaire dans sa lettre à d’Alembert du 16 Décembre 1759. (G.A.)

 

3 – Voyez la lettre de Voltaire du 26 Juin 1750. (G.A.)

 

 

 

 

 

352 – DE VOLTAIRE

 

 

19 Mai 1759.

 

 

 

Sire, vous êtes aussi bon frère que bon général ; mais il n’est pas possible que Tronchin aille à Schwedt auprès du prince votre frère ; il y a sept ou huit personnes de Paris, abandonnées des médecins, qui se sont fait transporter à Genève ou dans le voisinage, et qui croient ne respirer qu’autant que Tronchin ne les quitte pas. Votre majesté pense bien que parmi le nombre de ces personnes je ne compte point ma pauvre nièce, qui languit depuis six ans (1) ; d’ailleurs leurs Tronchin gouverne la santé des enfants de France, et envoie de Genève ses avis deux fois par semaine ; il ne peut s’écarter ; il prétend que la maladie de monseigneur le prince Ferdinand sera longue. Il conviendrait peut-être que le malade entreprît le voyage, qui contribuerait encore à sa santé, en le faisant passer d’un climat assez froid dans un air plus tempéré. S’il ne peut prendre ce parti, celui de faire instruire Tronchin toutes les semaines de son état est le plus avantageux.

 

Comment avez-vous pu imaginer que je pusse jamais laisser prendre une copie de votre écrit adressé à M. le prince de Brunswick (2) ? Il y a certainement de très belles choses ; mais elles ne sont pas faites pour être montrées à ma nation. Elle n’en serait pas flattée ; le roi de France le serait encore moins, et je vous respecte trop l’un et l’autre pour jamais laisser transpirer ce qui ne servirait qu’à vous rendre irréconciliables. Je n’ai jamais fait de vœux que pour la paix. J’ai encore une grande partie de la correspondance de madame la margrave de Bareith avec le cardinal de Tencin, pour tâcher de procurer un bien si nécessaire à une grande partie de l’Europe. J’ai été le dépositaire de toutes les tentatives faites pour parvenir à un but si désirable ; je n’en ai pas abusé, et je n’abuserai pas de votre confiance au sujet d’un écrit qui tendrait à un but absolument contraire. Soyez dans un parfait repos sur cet article. Ma malheureuse nièce, que cet écrit a fait trembler, l’a brûlé (3), et il n’en reste de vestige que dans ma mémoire, qui en a retenu trois strophes trop belles.

 

          Je tombe des nues quand vous m’écrivez que je vous ai dit des duretés (4) ; vous avez été mon idole pendant vingt années de suite ;

 

 

Je l’ai dit à la terre, au ciel, à Guzman même,

 

 

Mais votre métier de héros et votre place de roi ne rendent pas le cœur bien sensible ; c’est dommage, car ce cœur était fait pour être humain, et sans l’héroïsme et le trône, vous auriez été le plus aimable des hommes dans la société.

 

En voilà trop si vous êtes en présence de l’ennemi, et trop peu si vous étiez avec vous-même dans le sein de la philosophie, qui vaut encore mieux que la gloire.

 

Comptez que je suis toujours assez sot pour vous aimer autant que je suis assez juste pour vous admirer ; reconnaissez la franchise, et recevez avec bonté le profond respect du Suisse. VOLTAIRE.

 

 

 

 

1 – C’est-à-dire depuis l’aventure de Francfort. Madame Denis y avait été maltraitée, et Frédéric ne lui avait point fait réparation. C’est pourquoi Voltaire la met ici en scène. (G.A.)

 

2 – L’Ode du prince Ferdinand. (G.A.)

 

3 – Voltaire ne dit pas ici la vérité. Voyez, les Mémoires. (G.A.)

 

4 – Voyez la lettre du 27 Mars. (G.A.)

 

 

ROI DE PRUSSE - Partie 86

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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