CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1759 - Partie 84
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340 – DU ROI
A Breslau, le 23 Janvier 1759.
J’ai reçu les vers que vous avez faits : apparemment que je ne me suis pas bien expliqué. Je désire quelque chose de plus éclatant et de public. Il faut que toute l’Europe pleure avec moi une vertu trop peu connue. Il ne faut point que mon nom partage cet éloge ; il faut que tout le monde sache qu’elle est digne de l’immortalité ; et c’est à vous de l’y placer.
On dit qu’Apelle était le seul digne de peindre Alexandre : je crois votre plume la seule digne de rendre ce service à celle qui sera le sujet éternel de mes larmes.
Je vous envoie des vers faits dans un camp, et que je lui envoyais un mois avant cette cruelle catastrophe qui nous en prive pour jamais. Ces vers ne sont certainement pas dignes d’elle ; mais c’était du moins l’expression vraie de mes sentiments. En un mot, je ne mourrai content que lorsque vous vous serez surpassé dans ce triste devoir que j’exige de vous.
Faites des vœux pour la paix : mais quand même la victoire la ramènerait, cette paix, et la victoire, ni tout ce qu’il y a dans l’univers, n’adouciront la douleur cruelle qui me consume (1).
Vivez plus heureux à Lausanne, etc. FÉDÉRIC.
1 – Frédéric avait eu pour cette sœur une amitié sans égale. (G.A.)
341 – DU ROI
A Breslau, le 2 Mars 1759.
Votre lettre (1) contient une contradiction dans les termes et dans les choses. Vous marquez que votre imagination s’éteint, et en même temps vous en remplissez toute votre lettre. Il fallait être plus sur ses gardes en m’écrivant, et supprimer ce beau feu qui vous anime encore à soixante-cinq ans. Je crains bien que vous ne soyez dans le cas de la plupart des hommes, qui s’occupent de l’avenir et oublient le passé.
Et comme à l’intérêt l’âme humaine est liée,
La vertu qui n’est plus est bientôt oubliée.
ŒDIPE.
Mes vers (2) ne sont point faits pour le public. Je n’ai ni assez d’imagination, ni ne possède assez bien la langue pour faire de bons vers, et les médiocres sont détestables. Ils sont soufferts entre amis, et voilà tout. Je vous en envoie de genres différents, mais qui ont le même goût de terroir, et qui se ressentent du temps où ils ont été faits. Et comme vous êtes à présent riche et puissant seigneur, ne craignant point de vous faire payer cher le port de mes balivernes, je vous envoie en même temps toutes sortes de misères que je me suis amusé à faire par intervalles. J’en viens à l’article qui semble vous toucher le plus, et je vous donne toute assurance de ne plus songer au passé, et de vous satisfaire (3) ; mais laissez auparavant mourir en paix un homme que vous avez cruellement persécuté (4), et qui, selon toutes les apparences, n’a plus que peu de jours à vivre.
Pour ce que je vous ai demandé, je vous avoue que je l’ai toujours très fort dans l’esprit ; soit prose, soit vers, tout m’est égal. Il faut un monument pour éterniser cette vertu si pure, si rare, et qui n’a pas été assez généralement connue. Si j’étais persuadé de bien écrire, je n’en chargerais personne : mais, comme vous êtes certainement le premier de notre siècle, je ne puis m’adresser qu’à vous.
Pour moi, je suis sur le point de recommencer ma maudite vie errante. Souvent il m’arrive de recevoir des lettres de Berlin, vieilles de six mois : ainsi je ne fais pas état de recevoir sitôt votre réponse. Mais j’espère que vous n’oublierez point un ouvrage qui sera de votre part un acte de reconnaissance. Adieu, FÉDÉRIC.
1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
2 – On n’a pas ces vers. (G.A.)
3 – En lui rendant la croix de l’Ordre du Mérite. (G.A.)
4 – Maupertuis, qui mourut cinq mois plus tard. (G.A.)
342 – DU ROI
A Breslau, le 12 Mars 1759.
Il faut avouer que vos mois ne ressemblent pas aux semaines du prophète Daniel : ses semaines sont des siècles, et vos mois des jours.
J’ai reçu cette ode (1) qui vous a si peu coûté, qui est très belle, et qui certainement ne vous fera pas déshonneur. C’est le premier moment de consolation que j’aie eu depuis cinq mois. Je vous prie de la faire imprimer, et de la répandre dans les quatre parties du monde. Je ne tarderai pas longtemps à vous en témoigner ma reconnaissance.
Je vous envoie une vieille épître (2), que j’ai faite il y a un an ; et comme il y est parlé de vous, c’est à vous à vous défendre, si vous croyez qu’on le puisse. Ce sont de mauvais vers, mais je suis persuadé que ce sont des vérités qu’ils disent. Je pense au moins ainsi. Plus on vieillit, et plus on se persuade que sa sacrée majesté le Hasard fait les trois quarts de la besogne de ce misérable univers, et que ceux qui pensent être les plus sages sont les plus fous de l’espèce à deux jambes et sans plumes dont nous avons l’honneur d’être.
On peut, en conscience, me pardonner et des solécismes et de mauvais vers, dans le tumulte et parmi les soins et les embarras dont je suis sans cesse environné.
Vous voulez savoir ce que Néaulme imprime, vous me le demandez à moi qui ne sais pas si Néaulme est encore au monde, qui n’ai pas mis, depuis près de trois ans, le pied à Berlin, qui ne sais que des nouvelles de Fermon, de Daun, de Soubise, de Lautrihaussen (3), et d’une espèce d’hommes (4) dont vous vous souciez très peu, et dont je serais bien aise de ne pas être obligé de m’informer.
Adieu ; vivez heureux, et maintenez la paix dans votre seigneurie suisse ; car la guerre de la plume et de l’épée n’ont que rarement d’heureux succès. Je ne sais quel sera mon sort cette année ; en cas de malheur, je me recommande à vos prières, et je vous demande une messe pour tirer mon âme du purgatoire, s’il y en a un dans l’autre monde qui soit pire que la vie que je mène en celui-ci. FÉDÉRIC.
1 – L’Ode sur la mort de la margrave. (G.A.)
2 – Epître à ma sœur Amélie sur le Hasard. (G.A.)
3 – Tous généraux ennemis. (G.A.)
4 – Les jésuites. (G.A.)
343 – DU ROI
A Breslau, le 21 Mars 1759.
Vous ne vous êtes pas trompé tout à fait : je suis sur le point de me mettre en marche. Quoique ce ne soit pas pour des sièges, toutefois c’est pour résister à mes persécuteurs.
J’ai été ravi de voir les changements et les additions que vous avez faits à votre ode. Rien ne me fait plus de plaisir que ce qui regarde cette matière-là. Les nouvelles strophes sont très belles et je souhaiterais fort que le tout fût déjà imprimé. Vous pourrez y ajouter une lettre (1)selon votre bon plaisir ; et quoique je sois très indifférent sur ce qu’on peut dire de moi en France et ailleurs, on ne me fâchera pas en vous attribuant mon Histoire de Brandebourg (2). C’est la trouver bien écrite, et c’est plutôt me louer que me blâmer.
Dans les grandes agitations où je vais entrer, je n’aurai pas le temps de savoir si on fait des libelles contre moi en Europe, et si on me déchire. Ce que je saurai toujours, et dont je serai témoin, c’est que mes ennemis font bien des efforts pour m’accabler. Je ne sais pas si cela en vaut la peine. Je vous souhaite la tranquillité et le repos dont je ne jouirai pas, tant que l’acharnement de l’Europe me persécutera. Adieu. FÉDÉRIC.
N.B. – Vous m’avez tant parlé du médecin Tronchin, que je vous prie de le consulter sur la santé de mon frère Ferdinand, qui est très mauvaise. Dans le courant de l’année passée, il a eu deux fièvres chaudes, dont il lui est resté de grandes faiblesses. A cela se sont joints les symptômes d’une sueur de nuit et d’une toux avec expectoration. Les médecins jusqu’ici croient qu’il crache une vomique ; et pour moi, qui ai tant vu de maladies pareilles funestes à tous ceux qui en ont été attaqués, je crains beaucoup pour sa vie ; non pas les effets d’une mort prochaine, mais d’un accablement qui le conduira au tombeau à la chute des feuilles. Je crois ne devoir rien négliger pour les secours que l’art peut fournir, quoique j’aie très peu de confiance en tous les médecins.
Je vous prie de consulter Tronchin, pour savoir ce qu’il en pense, et s’il croit pouvoir le sauver. Je dois ajouter à ceci, pour le médecin, que les urines sont fort rouges et fort colorées, que l’expectoration sent mauvais, que la faiblesse est grande, l’abattement considérable, qu’il y a tous les symptômes d’une fièvre lente, qui cependant ne paraît point le jour, pendant lequel le pouls est faible. Je souhaite qu’il en ait meilleure espérance que moi.
1 – Voltaire y ajouta une longue note. (G.A.)
2 – L’abbé Caveyrac avait en effet attribué cette histoire à Voltaire. (G.A.)
344 – DE VOLTAIRE
Aux Délices, le 27 Mars 1759.
Sire, je reçois la lettre dont votre majesté m’honore, écrite le 2 Mars, de la main de votre secrétaire (1), mon compatriote suisse, signée Fédéric. Il paraît que votre majesté n’avait pas encore reçu le petit monument qu’elle a voulu que je dressasse de mes faibles mains à votre adorable sœur. En voici donc une copie que je hasarde encore dans ce paquet ; je le recommande à Dieu, aux housards, et aux curieux qui ouvrent les lettres. Votre paquet, que j’ai reçu avec votre lettre, contenait votre Ode au prince Henri, votre Epître à milord Maréchal, et votre Ode au prince Ferdinand. Il y a dans cette ode un certain endroit dont il n’appartient qu’à vous d’être l’auteur. Ce n’est pas assez d’avoir du génie pour écrire ainsi, il faut encore être à la tête de cent cinquante mille hommes.
Votre majesté me dit dans sa lettre, qu’il paraît que je ne désire que les brimborions dont vous me faites l’honneur de me parler (2). Il est vrai qu’après plus de vingt ans d’attachement vous auriez pu ne me pas ôter des marques qui n’ont d’autre prix à mes yeux que celui de la main qui me les avait données. Je ne pourrais même porter ces marques de mon ancien dévouement pour vous pendant la guerre ; mes terres sont en France ; il est vrai qu’elles sont sur la frontière de Suisse ; il est vrai même qu’elles sont entièrement libres, et que je ne paie rien à la France ; mais enfin elles y sont situées. J’ai en France soixante mille livres de rente ; mon souverain m’a conservé, par un brevet, la place de gentilhomme ordinaire de sa chambre. Croyez très fermement que les marques de bonté et de justice que vous voulez me donner ne me toucheraient que parce que je vous ai toujours regardé comme un grand homme. Vous ne m’avez jamais connu.
Je ne vous demande point du tout les bagatelles dont vous croyez que j’ai tant d’envie ; je n’en veux point, je ne voulais que votre bonté : je vous ai toujours dit vrai, quand je vous ai dit que j’aurais voulu mourir auprès de vous.
Votre majesté me traite comme le monde entier : elle s’en moque, quand elle dit que le président (3) se meurt. Le président vient d’avoir à Bâle un procès avec une fille qui voulait être payée d’un enfant qu’il lui a fait. Plût à Dieu que je pusse avoir un tel procès : j’en suis un peu loin ; j’ai été très malade, et je suis très vieux : j’avoue que je suis très riche, très indépendant, très heureux ; mais vous manquez à mon bonheur, et je mourrai bientôt sans vous avoir vu ; vous ne vous en souciez guère, et je tâche de ne m’en point soucier. J’aime vos vers, votre prose, votre esprit, votre philosophie hardie et ferme. Je n’ai pu vivre sans vous, ni avec vous. Je ne parle point au roi, au héros, c’est l’affaire des souverains ; je parle à celui qui m’a enchanté, que j’ai aimé, et contre qui je suis toujours fâché.
1 – Le Catt. (G.A.)
2 – Voyez le troisième paragraphe de la lettre du 2 Mars. (G.A.)
3 – Maupertuis. (G.A.)