CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1758 - Partie 83

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336 – DU ROI

 

 

De Ramenau, le 28 Septembre 1758.

 

 

Je suis fort obligé au solitaire des Délices de la part qu’il prend aux aventures du Don Quichotte du Nord : ce Don Quichotte mène la vie des comédiens de campagne : jouant tantôt sur un théâtre, tantôt sur l’autre, quelquefois sifflé, quelquefois applaudi. La dernière pièce qu’il a jouée était la Thébaïde  ; à peine y resta-t-il le moucheur de chandelles. Je ne sais ce qui arrivera de tout ceci ; mais je crois, avec nos bons épicuriens, que ceux qui se tiennent sur l’amphithéâtre sont plus heureux que ceux qui se tiennent sur les tréteaux. Quoique je sois par voies et par chemins, j’entends à bâton rompu parler de ce qui se passe dans la république des lettres, et cette bavarde à cent bouches ne dit point ce que vous faites. J’aurais envie de crier à vos oreilles : Tu dors, Brutus ! Voici trois ans écoulés qu’il ne paraît point de nouvelles éditions de vos ouvrages ; que faites-vous donc ? Au cas que vous ayez fait quelque chose de nouveau, je vous prie de me l’envoyer. D’ailleurs, je vous souhaite toute la tranquillité et tout le repos dont je ne jouis pas. Adieu. FÉDÉRIC.

 

 

 

 

 

 

337 – DU ROI

 

 

Novembre 1758.

 

 

 

Je ne mérite pas toutes les louanges que vous me donnez. Nous nous sommes retirés d’affaire par des à-peu-près ; mais avec la multitude de monde auquel il faut nous opposer, il est presque impossible de faire davantage : nous avons été vaincus (1), et nous pouvons dire, comme François 1er : Tout a été perdu, hors l’honneur. Vous avez grande raison de regretter le maréchal Keith ; c’est une perte pour l’armée et pour la société. Daun avait saisi l’avantage d’une nuit (2)qui laissait peu de place au courage ; mais malgré tout cela nous sommes encore debout, et nous nous préparons à de nouveaux avancements : peut-être que le Turc, plus chrétien que les puissances catholiques apostoliques, ne voudra pas que des brigands politiques se donnent les airs de conspirer contre un prince qu’ils ont offensé, et qui ne leur a rien fait Vivez heureux, et priez Dieu pour les malheureux, apparemment damnés, parce qu’ils sont obligés de guerroyer toujours. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

1 – A la journée de Hochkirch. (G.A.)

 

2 – Il avait surpris Frédéric dans son camp. (G.A.)

 

 

 

 

 

338 – DU ROI

 

Du 6 Octobre 1758.

 

 

Il vous a été facile de juger de ma douleur par la perte que j’ai faite (1).Il y a des malheurs réparables par la constance et par un peu de courage  mais il y en a d’autres contre lesquels toute la fermeté dont on veut s’armer, et tous les discours des philosophes, ne sont que des secours vains et inutiles ; ce sont de ceux-ci dont ma malheureuse étoile m’accable dans les moments les plus embarrassants et les plus remplis de ma vie.

 

Je n’ai point été malade, comme on vous l’a dit : mes maux ne consistent que dans des coliques hémorroïdales et quelquefois néphrétiques. Si cela eût dépendu de moi, je me serais volontiers dévoué à la mort, que ces sortes d’accidents amènent tôt ou tard, pour sauver et pour prolonger les jours de celle qui ne voit plus la lumière. N’en perdez jamais la mémoire, et rassemblez, je vous prie, toutes vos forces pour élever un monument à son honneur. Vous n’avez qu’à lui rendre justice, et, sans vous écarter de la vérité, vous trouverez la matière la plus ample et la plus belle.

 

          Je vous souhaite plus de repos et de bonheur que je n’en ai. FÉDÉRIC.

 

 

1 – La margrave de Bareith. (G.A.)

 

 

 

 

 

339 – DE VOLTAIRE

 

SUR LA MORT DE SON ALTESSE ROYALE

MADAME LA MARGRAVE DE BAREITH.

 

 

Décembre 1758.

 

 

Ombre illustre, ombre chère, âme héroïque et pure

Toi que mes tristes yeux ne cessent de pleurer,

Quand la fatale loi de toute la nature

Te conduit dans la sépulture,

Faut-il te plaindre ou t’admirer ?

 

Les vertus, les talents, ont été ton partage,

Tu vécus, tu mourus en sage ;

Et, voyant à pas lents avancer le trépas,

Tu montras le même courage

Qui fait voler ton frère au milieu des combats.

 

Femme sans préjugés, sans vice et sans mollesse,

Tu bannis loin de toi la Superstition,

Fille de l’Imposture et de l’Ambition,

Qui tyrannise la Faiblesse.

 

Les Langueurs, les Tourments, ministres de la Mort,

T’avaient déclaré la guerre ;

Tu les bravas sans effort,

Tu plaignis ceux de la terre.

 

Hélas ! si tes conseils avaient pu l’emporter

Sur le faux intérêt d’une aveugle vengeance,

Que de torrents de sang on eût vu s’arrêter !

Quel bonheur t’aurait dû la France !

 

Ton cher frère aujourd’hui, dans un noble repos,

Recueillerait son âme à soi-même rendue ;

Le philosophe, le héros,

Ne serait affligé que de t’avoir perdue.

 

Sur ta cendre adorée il jetterait des fleurs

Du haut de son char de victoire ;

Et les mains de la Paix et les mains de la Gloire

Se joindraient pour sécher ses pleurs.

 

Sa voix célébrerait ton amitié fidèle,

Les échos de Berlin répondraient à ses chants :

Ah ! j’impose silence à mes tristes accents,

Il n’appartient qu’à lui de te rendre immortelle (1).

 

 

Voilà, sire, ce que ma douleur me dicta quelque temps après le premier saisissement dont je fus accablé à la mort de ma protectrice. J’envoie ces vers à votre majesté, puisqu’elle l’ordonne. Je suis vieux ; elle s’en apercevra bien. Mais le cœur, qui sera toujours à vous et à l’adorable sœur que vous pleurez, ne vieillira jamais. Je n’ai pu m’empêcher de me souvenir, dans ces faibles vers, des efforts que cette digne princesse avait faits pour rendre la paix à l’Europe. Toutes ses lettres (vous le savez sans doute) avaient passé par moi. Le ministre (2), qui pensait absolument comme elle, et qui ne put lui répondre que par une lettre, qu’on lui dicta, en est mort de chagrin. Je vois avec douleur, dans ma vieillesse accablée d’infirmités, tout ce qui se passe ; et je me console parce que j’espère que vous serez aussi heureux que vous méritez de l’être. Le médecin Tronchin dit que votre colique hémorroïdale n’est point dangereux ; mais il craint que tant de travaux n’altèrent votre sang. Cet homme est sûrement le plus grand médecin de l’Europe, le seul qui connaisse la nature. Il m’avait assuré qu’il y avait du remède pour l’état de votre auguste sœur, six mois avant sa mort. Je fis ce que je pus pour engager son altesse royale à se mettre entre les mains de Tronchin ; elle se confia à des ignorants entêtés, et Tronchin m’annonça sa mort deux mois avant le moment fatal. Je n’ai jamais senti un désespoir plus vif. Elle est morte victime de la confiance de ceux qui l’ont traitée  Conservez-vous, sire, car vous êtes nécessaire aux hommes.

 

 

 

 

1 – Le roi de Prusse n’ayant pas été satisfait de ces vers, Voltaire fit l’ode qu’on trouve dans le tome VI. (G.A.)

 

2 – On n’a pas ces lettres. (G.A.)

 

 

 

 

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