CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1757 - Partie 81

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[Il s’écoule cinq ans entre cette lettre et la suivante. Voltaire s’est retiré aux Délices, et Frédéric est engagé dans la guerre dite de Sept-Ans. C’est après la perte de la bataille de Kollin que le roi renoue avec le philosophe en lui faisant tenir sa fameuse Epître à d’Argens, dont on trouve un extrait dans les Mémoires de Voltaire.

 

 

Dans cette troisième partie « toute illusion, dit M. Sainte-Beuve, a cessé, et il ne reste plus que ce goût vif de l’esprit qui se manifeste encore. D’ailleurs le Frédéric primitif et juvénilement enthousiaste a disparu ; il a fait place au philosophe, à l’homme supérieur expérimenté qui ne tâtonne plus en rien. Le roi aussi se fait plus souvent sentir. On se dit de part et d’autre des vérités et (chose rare) on les supporte. Voltaire en dit quelques-unes au roi, et Frédéric les lui rend. »] (G.A.)

 

 

 

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331 – DE VOLTAIRE

 

 

Octobre 1757.

 

Sire, votre Epître d’Erfurt est pleine de morceaux admirables et touchants. Il y aura toujours de très belles choses dans ce que vous ferez, et dans ce que vous écrirez. Souffrez que je vous dise ce que j’ai écrit (1) à son altesse royale votre digne sœur, que cette Epître fera verser des larmes si vous n’y parlez pas des vôtres. Mais il ne s’agit pas ici de discuter avec votre majesté ce qui peut perfectionner ce monument d’une grande âme et d’un grand génie ; il s’agit de vous et de l’intérêt de toute la saine partie du genre humain, que la philosophie attache à votre gloire et à votre conservation.

 

Vous voulez mourir (2) ; je ne vous parle pas ici de l’horreur douloureuse que ce dessein m’inspire. Je vous conjure de soupçonner au moins que, du haut rang où vous êtes, vous ne pouvez guère voir quelle est l’opinion des hommes, quel est l’esprit du temps. Comme roi, on ne vous le dit pas ; comme philosophe et comme grand homme, vous ne voyez que les exemples des grands hommes de l’antiquité. Vous aimez la gloire, vous la  mettez aujourd’hui à mourir d’une manière que les autres hommes choisissent rarement, et qu’aucun des souverains de l’Europe n’a jamais imaginée, depuis la chute de l’empire romain. Mais, hélas ! sire, en aimant tant la gloire, comment pouvez-vous vous obstiner à un projet qui vous la fera perdre ? Je vous ai déjà représenté la douleur de vos amis, le triomphe de vos ennemis, et les insultes d’un certain genre d’hommes qui mettra lâchement son devoir à flétrir une action généreuse.

 

J’ajoute, car voici le temps de tout dire, que personne ne vous regardera comme le martyr de la liberté. Il faut se rendre justice ; vous savez dans combien de cours on s’opiniâtre à regarder votre entrée en Saxe comme une infraction du droit des gens. Que dira-t-on dans ces cours ? que vous avez vengé sur vous-même cette invasion ; que vous n’avez pu résister au chagrin de ne pas donner la loi. On vous accusera d’un désespoir prématuré, quand on saura que vous avez pris cette résolution funeste dans Erfurt, quand vous étiez encore maître de la Silésie et de la Saxe. On commentera votre Epître d’Erfurt, on en fera une critique injurieuse ; on sera injuste, mais votre nom en souffrira.

 

Tout ce que je représente à votre majesté est la vérité même. Celui que j’ai appelé le Salomon du Nord s’en dit davantage dans le fond de son cœur.

 

Il sent qu’en effet, s’il prend ce funeste parti, il y cherche un honneur dont pourtant il ne jouira pas. Il sent qu’il ne veut pas être humilié par des ennemis personnels ; il entre donc dans ce triste parti de l’amour-propre, du désespoir. Ecoutez contre ces sentiments votre raison supérieure ; elle vous dit que vous n’êtes point humilié, et que vous ne pouvez l’être ; elle vous dit qu’étant homme comme un autre, il vous restera (quelque chose qui arrive) tout ce qui peut rendre les autres hommes heureux : biens, dignités, amis. Un homme qui n’est que roi peut se croire très infortuné, quand il perd des Etats ; mais un philosophe peut se passer d’Etats. Encore, sans que je me mêle en aucune façon de politique, je ne peux croire qu’il ne vous en restera pas assez pour être toujours un souverain considérable. Si vous aimiez mieux mépriser toute grandeur, comme ont fait Charles-Quint, la reine Christine, le roi Casimir, et tant d’autres, vous soutiendriez ce personnage mieux qu’eux tous, et ce serait pour vous une grandeur nouvelle. Enfin, tous les partis peuvent convenir, hors le parti odieux et déplorable que vous voulez prendre. Serait-ce la peine d’être philosophe, si vous ne saviez pas vivre en homme privé, ou si en demeurant souverain, vous ne saviez pas supporter l’adversité ?

 

Je n’ai d’intérêt dans tout ce que je dis que le bien public et le vôtre. Je suis bientôt dans ma soixante et cinquième année ; je suis né infirme ; je n’ai qu’un moment à vivre ; j’ai été bien malheureux, vous le savez ; mais je mourrais heureux, si je vous laissais sur la terre mettant en pratique ce que vous avez si souvent écrit.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre de Voltaire à Richelieu, année 1757. (G.A.)

 

 

 

 

 

332 – DE VOLTAIRE

 

 

Octobre 1757.

 

 

Sire, ne vous effrayez pas d’une longue lettre, qui est la seule chose qui puisse vous effrayer.

 

J’ai été reçu chez votre majesté avec des bontés sans nombre ; je vous ai appartenu, mon cœur vous appartiendra toujours. Ma vieillesse m’a laissé toute ma vivacité pour ce qui vous regarde, en la diminuant pour tout le reste. J’ignore encore dans ma retraite paisible si votre majesté a été à la rencontre du corps d’armée de M. de Soubise, et si elle s’est signalée par de nouveaux succès. Je suis peu au fait de la situation présente des affaires ; je vois seulement qu’avec la valeur de Charles XII, et avec un esprit bien supérieur au sien vous vous trouvez avoir plus d’ennemis à combattre qu’il n’en eut quand il revint à Stralsund ; mais il y a une chose bien sûre, c’est que vous aurez plus de réputation que lui dans la postérité, parce que vous avez remporté autant de victoires sur des ennemis plus aguerris que les siens, et que vous avez fait à vos sujets tous les biens qu’il n’a pas faits, en ranimant les arts, en fondant des colonies, en embellissant les villes. Je mets à part d’autres talents aussi supérieurs que rares, qui auraient suffi à vous immortaliser. Vos plus grands ennemis ne peuvent vous ôter aucun de ces mérites : votre gloire est donc absolument hors d’atteinte. Peut-être cette gloire est-elle actuellement augmentée par quelque victoire ; mais nul malheur ne vous l’ôtera. Ne perdez jamais de vue cette idée, je vous en conjure.

 

Il s’agit à présent de votre bonheur ; je ne parlerai pas aujourd’hui des Treize-Cantons. Je m’étais livré au plaisir de dire à votre majesté combien elle est aimée dans le pays que j’habite ; mais je sais qu’en France elle a beaucoup de partisans : je sais très positivement qu’il y a bien des gens qui désirent le maintien de la balance que vos victoires avaient établie. Je me borne à vous dire des vérités simples, sans oser me mêler en aucune façon de politique ; cela ne m’appartient pas. Permettez-moi seulement de penser que si la fortune vous était entièrement contraire, vous trouveriez une ressource dans la France, garante de tant de traités ; que vos lumières et votre esprit vous ménageraient cette ressource ; qu’il vous resterait toujours assez d’Etats pour tenir un rang très considérable dans l’Europe ; que le Grand-Electeur, votre bisaïeul, n’en a pas été moins respecté pour avoir cédé quelques-unes de ses conquêtes. Permettez-moi encore une fois de penser ainsi en vous soumettant mes pensées. Les Caton et les Othon, dont votre majesté trouve la mort belle, n’avaient guère autre chose à faire qu’à servir ou qu’à mourir ; encore Othon, n’était-il pas sûr qu’on l’eût laissé vivre : il prévint, par une mort volontaire, celle qu’on lui eût fait souffrir. Nos mœurs et votre situation sont bien loin d’exiger un tel parti ; en un mot, votre vie est très nécessaire : vous sentez combien elle est chère à une nombreuse famille, et à tous ceux qui ont l’honneur de vous approcher. Vous savez que les affaires de l’Europe ne sont jamais longtemps dans la même assiette, et que c’est un devoir, pour un homme tel que vous, de se réserver aux événements. J’ose vous dire bien plus : croyez-moi, si votre courage vous portait à cette extrémité héroïque, elle ne serait pas approuvée, vos partisans la condamneraient, et vos ennemis en triompheraient. Songez encore aux outrages que la nation fanatique des bigots ferait à votre mémoire. Voilà tout le prix que votre nom recueillerait d’une mort volontaire ; et, en vérité, il ne faudrait pas donner à ces lâches ennemis du genre humain le plaisir d’insulter à votre nom si respectable.

 

Ne vous offensez pas de la liberté avec laquelle vous parle un vieillard qui vous a toujours révéré et aimé, et qui croit, d’après une longue expérience, qu’on peut tirer de très grands avantages du malheur. Mais heureusement nous sommes très loin de vous voir réduit à des extrémités si funestes ; et j’attends tout de votre courage et de votre esprit, hors le parti malheureux que ce même courage peut me faire craindre. Ce sera une consolation pour moi, en quittant la vie, de laisser sur la terre un roi philosophe.

 

 

 

 

 

333 – DU ROI

 

 

9 Octobre 1757.

 

Je suis homme, il suffit, et né pour la souffrance ;

Aux rigueurs du destin j’oppose ma constance.

 

 

Mais avec ces sentiments, je suis bien loin de condamner Caton et Othon ; le dernier n’a eu de beau moment que celui de sa mort.

 

 

Croyez que si j’étais Voltaire,

Et particulier comme lui,

Me contentant du nécessaire,

Je verrais voltiger la Fortune légère

Et m’en moquerais aujourd’hui.

Je connais l’ennui des honneurs,

Le fardeau des devoirs, le jargon des flatteurs,

Ces misères de toute espèce,

Et ces détails de petitesse

Dont il faut s’occuper dans le sein des grandeurs.

Je méprise la vaine gloire,

Quoique poète et souverain.

Quand du ciseau fatal, en tranchant mon destin,

Atropos m’aura vu plongé dans la nuit noire,

Qu’importe l’honneur incertain

De vivre après ma mort au temple de Mémoire ?

Nos destins sont-ils donc si beaux ?

Le doux plaisir et la mollesse,

La vive et naïve allégresse,

Ont toujours fait des grands la pompe et les travaux.

Ainsi la Fortune volage

N’a jamais causé mes ennuis :

Soit qu’elle me flatte ou m’outrage,

Je dormirai toutes les nuits

En lui refusant mon hommage.

Mais notre état fait notre loi ;

Il nous oblige, il nous engage

A mesurer notre courage

Sur ce qu’exige notre emploi.

Voltaire, dans son ermitage,

Dans son pays dont l’héritage

Est son antique bonne foi,

Peut s’adonner en paix à la vertu du sage

Dont Platon nous marqua la loi.

Pour moi, menacé du naufrage,

Je dois, en affronter l’orage,

Penser, vivre, et mourir en roi.

 

FÉDÉRIC.

 

 

 

 

 

334 – DE VOLTAIRE

 

 

Le 13 Novembre 1757.

 

 

Sire, votre Epître à d’Argens m’avait fait trembler ; celle dont votre majesté m’honore me rassure. Vous sembliez dire un triste adieu dans toutes les formes, et vouloir précipiter la fin de votre vie. Non seulement ce parti désespérait un cœur comme le mien, qui ne vous a jamais été assez développé, et qui a toujours été attaché à votre personne, quoi qu’il ait pu arriver ; mais ma douleur s’aigrissait des injustices qu’une grande partie des hommes ferait à votre mémoire.

 

Je me rends à vos trois derniers vers, aussi admirables par le sens que par les circonstances où ils sont faits :

 

 

Pour moi, menacé du naufrage,

Je dois, en affrontant l’orage,

Penser, vivre et mourir en roi.

 

 

Ces sentiments sont dignes de votre âme, et je ne veux entendre autre chose par ces vers, sinon que vous vous défendrez jusqu’à la dernière extrémité avec votre courage ordinaire. C’est une des preuves de ce courage supérieur aux événements, de faire de beaux vers dans une crise où tout autre pourrait à peine faire un peu de prose. Jugez si ce nouveau témoignage de la supériorité de votre âme doit faire souhaiter que vous viviez. Je n’ai pas le courage, moi, d’écrire en vers à votre majesté, dans la situation où je vous vois ; mais permettez que je vous dise tout ce que je pense.

 

Premièrement, soyez très sûr que vous avez plus de gloire que jamais. Tous les militaires écrivent de tous côtés qu’après vous être conduit à la bataille du 18 (1) comme le prince de Condé à Sénef, vous avez agi dans tout le reste en Turenne. Grotius disait : « Je puis souffrir les injures et la misère ; mais je ne peux vivre avec les injures, la misère et l’ignominie ensemble. » Vous êtes couvert de gloire dans vos revers ; il vous reste de grands Etats ; l’hiver vient ; les choses peuvent changer. Votre majesté sait que plus d’un homme considérable pense qu’il faut une balance, et que la politique contraire est une politique détestable : ce sont leurs propres paroles.

 

J’oserai ajouter encore une fois que Charles XII, qui avait votre courage, avec infiniment moins de lumières et moins de compassion pour ses peuples, fit la paix avec le czar sans s’avilir. Il ne m’appartient pas d’en dire davantage, et votre raison supérieure vous en dit cent fois plus.

 

Je dois me borner à représenter à votre majesté combien sa vie est nécessaire à sa famille, aux Etats qui lui demeureront, aux philosophes qu’elle peut éclairer et soutenir, et qui auraient, croyez-moi, beaucoup de peine à justifier devant le public une mort volontaire, contre laquelle tous les préjugés s’élèveraient. Je dois ajouter que, quelque personnage que vous fassiez, il sera toujours grand.

 

Je prends, du fond de ma retraite, plus d’intérêt à votre sort que je n’en prenais dans Potsdam et dans Sans-Souci. Cette retraite serait heureuse, et ma vieillesse infirme serait consolée, si je pouvais être assuré de votre vie, que le retour de vos bontés me rend encore plus chère.

 

J’apprends que monseigneur le prince de Prusse est très malade ; c’est un nouveau surcroît d’affliction et une nouvelle raison de vous conserver. C’est très peu de chose, j’en conviens, d’exister pour un moment au milieu des chagrins, entre deux éternités qui nous engloutissent ; mais c’est à la grandeur de votre courage à porter le fardeau de la vie, et c’est être véritablement roi que de soutenir l’adversité en grand homme.

 

 

1 – Celle de Kollin. (G.A.)

 

 CITATION DU JOUR - 1.4.13

 

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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