CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1752 - Partie 78
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309 – DE VOLTAIRE.
A Posdam, le 5 Septembre 1752.
Sire, votre pédant en points et en virgules, et votre disciple en philosophie et en morale, a profité de vos leçons, et met à vos pieds la Religion naturelle, la seule digne d’un être pensant. Vous trouverez l’ouvrage plus fort et plus selon vos vues. J’ai suivi vos conseils ; il en faut à quiconque écrit. Heureux qui peut en avoir de tels que les vôtres ! Si vos bataillons et vos escadrons vous laissent quelque loisir, je supplie votre majesté de daigner lire avec attention cet ouvrage, qui est en partie l’exposition de vos idées, et en partie celle des exemples que vous donnez au monde. Il serait à souhaiter que ces opinions se répandissent de plus en plus sur la terre. Mais combien d’hommes ne méritent pas d’être éclairés !
Je joins à ce paquet ce qu’on vient d’imprimer en Hollande. Votre majesté sera peut-être bien aise de relire l’Eloge de la Métrie (1). Cet Eloge est plus philosophique que tout ce que ce fou de philosophe avait jamais écrit. Les grâces et la légèreté du style de cet Eloge y parent continuellement la raison. Il n’en est pas de même de la pesante lettre de Haller, qui a la sottise de prendre sérieusement une plaisanterie (2). La réponse grave de Maupertuis n’était pas ce qu’il fallait. C’était bien le cas d’imiter Swift, qui persuadait à l’astrologue Partridge qu’il était mort. Persuader un vieux médecin qu’il avait fait des leçons au b….. eût été une plaisanterie à faire mourir de rire.
Nous attendrons tranquillement votre majesté à Potsdam. Qu’irais-je faire à Berlin ? Ce n’est pas pour Berlin que je suis venu, quoique ce soit une fort belle ville ; c’est uniquement pour vous. Je souffre mes maux aussi gaiement que je peux. D’Argens s’amuse et engraisse. Arius de Prades (3) est un très aimable hérésiarque. Nous vivons ensemble en louant Dieu et votre majesté, et en sifflant la Sorbonne. Nous avons de beaux projets pour l’avancement de la raison humaine. Mais un plus beau projet, c’est Gustave Wasa. Il n’y a pas moyen d’y penser en Silésie, mais je me flatte qu’à Potsdam vous ne résisterez pas à la grâce efficace qui vous a inspiré ce bon mouvement. Ce sujet est admirable, et digne de votre génie unique et universel. Je me mets à vos pieds.
1 – Par le roi de Prusse. La Métrie était mort en novembre 1751. (G.A.)
2 – La Métrie, quelque temps avant sa mort, avait rappelé à Haller, dans une brochure, les soupers fins de leur jeunesse, et Haller avait écrit au président de l’Académie de Berlin, Maupertuis, pour protester contre les histoires de La Métrie. (G.A.)
3 – Il venait d’arriver avec une recommandation de d’Alembert.
310 – DU ROI.
A Cosel, Septembre 1752.
J’ai reçu votre poème philosophique (1) proche de ce Carnovie où Marc-Aurèle jeta par écrit ses sages réflexions morales ; j’en ai trouvé votre poème d’autant plus beau. Reste à faire quelques réflexions, non pas sur la poésie, mais sur le fond et la conduite du quatrième chant, dont je me réserve à vous entretenir à mon retour. Ici les housards, les ingénieurs, les officiers de l’infanterie et de la cavalerie me tarabustent si fort, qu’ils ne me laissent pas le temps de me reconnaître. Adieu. Ayez pitié d’une âme qui est dans le purgatoire, et qui vous demande des messes pour en être tirée bientôt.
1 – Toujours la Loi ou Religion naturelle. (G.A.)
311 – DU ROI.
A Neisse, ce 8 (septembre 1752).
Esclave de la poésie,
Je perdais le sommeil à tourner un couplet ;
Revenu de ma frénésie,
J’ai vu que ce beau feu n’était qu’un feu follet :
La sévère raison pour mon malheur m’éclaire ;
Son œil perçant, son front austère
Du crédule amour-propre a confondu l’erreur ;
J’abandonne au brillant Voltaire
L’empire d’Apollon et le sceptre d’Homère ;
Content d’être son auditeur,
Je veux l’écouter et me taire.
Voilà le parti que j’ai pris. Les affaires et les vers sont des choses d’une nature bien différente : les unes donnent un frein à l’imagination ; les autres veulent l’étendre. Je suis entre deux comme l’âne de Buridan. J’ai regretté quelques strophes d’une vieille ode ; mais ce n’est pas la peine de vous l’envoyer. Le cher Isaac a voyagé comme une tortue très lente. Je crois que votre gros duc de Chevreuse, qui sûrement n’a pas la taille d’un coureur, aurait fait à pied, et plus vite que le sieur Isaac avec ses chevaux, le chemin de Paris à Berlin. Mais à cela ne tienne ; je suis bien aise de le revoir ; il faut prendre les hommes comme ils sont. Le ciel a voulu que d’Argens fût fait ainsi ; il n’est pas en son pouvoir de se refondre.
Je ne vous rends aucun compte de mes occupations, parce que ce sont des choses dont vous vous souciez très peu. Des camps, des soldats, des forteresses, des finances, des procès sont de tous pays ; toutes les gazettes ne sont remplies que de ces misères. Je compte vous revoir le 16, et je vous souhaite santé, tranquillité, et contentement. Adieu.
312 – DE VOLTAIRE.
1752.
Sire, je mets à vos pieds Abraham (1) et un Catalogue (2). Le père des croyants n’est qu’ébauché, parce que je suis sans livres. Mais, si votre majesté jette les yeux sur cet article, dans Bayle, elle verra que cette ébauche est plus pleine, plus curieuse, et plus courte. Ce livre, honoré de quelques articles de votre main, ferait du bien au monde. Chérisac (3) coulerait à fond les saints Pères.
Il y a une grande apparence que j’ai fait une grosse sottise en envoyant à votre majesté un mémoire détaillé. Mais, sire, j’ai parlé en philosophe qui ne craint point de faire des fautes devant un roi philosophe, auquel il est assurément attaché avec tendresse. Je peux très bien me corriger de mes sottises, mais non en rougir.
J’aurai encore la hardiesse de dire que je ne conçois pas comment on peut habiller tous les ans cent cinquante mille hommes, nourrir tous les officiers de ses gardes, bâtir des forteresses, des villes, des villages, établir des manufactures, avoir trois spectacles, donner tant de pensions, etc., etc.
Il m’a paru qu’il y aurait une prodigieuse indiscrétion à moi de proposer de nouvelles dépenses à votre majesté pour mes fantaisies, quand elle me donne cinq mille écus par an pour ne rien faire.
De plus, je ne connais que le style des personnes que j’ai voulu attirer ici pour travailler, et point leur caractère. Il se pourrait qu’étant employées par votre majesté pour un ouvrage qui ne laisse pas d’être délicat et qui demande le secret, elles fissent les difficiles, s’en allassent, et vous compromissent. En me chargeant de tout sous vos ordres, votre majesté n’était compromise en rien (4) ?
Voilà mes raisons ; si elles ne vous plaisent pas, si votre majesté ne se soucie pas de l’ouvrage proposé, me voilà résigné avec la même soumission que je travaillais avec ardeur.
Si votre majesté a des ordres à donner, ils seront exécutés.
Pourvu que je me console de mes maux par l’étude et par vos bontés, je vivrai et mourrai content.
1 – L’article ABRAHAM du Dictionnaire philosophique. (G.A.)
2 – Catalogue des écrivains du Siècle de Louis XIV. (G.A.)
3 – Voltaire voulait sans doute signer de ce nom le Dictionnaire entier qu’on s’était proposé de faire en commun. La suite de la lettre le fait supposer. (G.A.)
4 – Il s’agissait, comme on voit, de faire une Encyclopédie philosophique plus hardie que celle que Diderot et d’Alembert commençaient en France. (G.A.)