CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1751 - Partie 75
Photo de PAPAPOUSS
288 – DE VOLTAIRE
A Berlin, 1751.
Par ma foi, ces Anglais, que j’avais crus si sages,
N’ont plus ni rime ni raison.
Avec Pope, avec Addison,
Le bon goût et les bons ouvrages
Ont passé la barque à Caron.
Le soleil sur leur horizon
N’amène plus que des nuages ;
Il faut que chaque nation
Tour à tour ait ses avantages.
Minerve, Thémis, Apollon,
Sont allés sur d’autres rivages,
Assez loin de George second ;
Et c’est à Sans-Souci, dit-on,
Qu’il faut chercher dans ses voyages
Ce qu’on perdit dans Albion.
Sire, le fait est qu’un Anglais atrabilaire vient d’émouvoir ma bile. Cet homme, dans un écrit pédantesque, reproche à l’auteur des Mémoires de Brandebourg de se contredire ; et sa preuve est que l’illustre auteur loue et blâme les mêmes personnes, croit que la réforme était nécessaire dans l’Eglise, et ensuite avoue les fautes des réformés, etc. Si je voulais, moi, louer l’auteur de ces Mémoires, je me servirais des mêmes raisons que cet Anglais apporte contre lui. Il faut avoir une tête bien enivrée de l’esprit de parti et de l’esprit de système, pour exiger qu’un historien approuve ou condamne sans restriction ? Est-il possible que ce critique n’ait pas senti combien il est digne d’un philosophe et d’un homme qui est à la tête des autres, de peser le bien et le mal, d’estimer dans Louis XIV ce qu’il avait de grand, et de montrer ce qu’il avait de faible, d’approuver la réforme, et de faire voir les défauts des réformateurs ? Mais un Anglais veut qu’on soit toujours partial, ou tout wigh, ou tout tory, et la raison, qui est impartiale, ne l’accommode pas. J’ai bien envie de m’escrimer contre cet impertinent, et de me moquer de lui, il le mérite, mais il n’en vaut pas la peine.
Votre majesté arrange à présent des bataillons en attendant qu’elle arrange des strophes et des épisodes. Ses odes l’attendent à Potsdam, à moins qu’elle ne veuille m’en envoyer quelqu’une de Silésie.
Chaque chose, à la fin, dans sa place est remise.
Isaac (1), après mille détours,
Vient de fixer ses pas, son caprice et ses jours
Auprès de Sans-Souci, dans la terre promise.
Moi je vais fixer mon destin
Dans la chambre où Jordan, de savante mémoire,
Commentait à la fois saint Paul et l’Arétin,
Sans savoir des deux à qui croire.
Unir les opposés est un secret bien doux ;
Il tient l’âme en haleine, il exerce le sage.
Je connais un héros dont l’âme a tous les goûts,
Tous les talents, tout l’art de les mettre en usage,
Et je ne sais encor s’il est connu de vous.
Je me mets aux pieds de votre majesté. V.
1 – Le marquis d’Argens. (G.A.)
289 – DE VOLTAIRE
1751.
Au Salomon du Nord une foule d’auteurs
Présente à l’envi leurs ouvrages ;
Vos écrits sont pour nous les plus rares faveurs ;
Les miens ne sont que des hommages.
Sire, en arrivant, et en croyant votre majesté à peine arrivée ; ainsi, en me trompant d’un jour (1) …
1 – On n’a pas le reste. (G.A.)
290 – DE VOLTAIRE
1751.
Marc-Aurèle autrefois disait
Des choses dignes de mémoire ;
Tous les jours même il en faisait,
Et sans jamais s’en faire accroire.
Certain amateur de sa gloire
Un jour à souper lui parlait
D’un des beaux traits de son histoire.
Mais qu’arriva-t-il ? Le héros
N’écouta qu’avec répugnance.
Il se tut, et ce beau silence
Fut encore un de ses bons mots.
Pardonnez, sire, à des cœurs qui sont pleins de vous. J’ose, pour me justifier, supplier votre majesté de daigner seulement jeter un coup d’œil sur les lignes marquées par un tiret de cette lettre de M. de Chauvelin, neveu (1) du fameux garde des sceaux. Ne soyez fâché ni contre lui, qui m’écrit de l’abondance du cœur, ni contre moi, qui ai la témérité de vous envoyer sa lettre. Il faut bien, après tout, que votre majesté connaisse ce que pensent les hommes de l’Europe qui pensent le mieux.
Je supplie votre majesté de me renvoyer ma lettre, car je ne veux pas perdre à la fois vos bonnes grâces et la lettre de M. de Chauvelin.
1 – Ou plutôt, cousin. (G.A.)
291 – DE VOLTAIRE
1751.
Sire, je supplie votre majesté de daigner jeter les yeux sur ce petit billet qui finit par un que. Il est adressé à votre ministre d’Hamon (1). Je n’ose prier votre majesté d’achever ma phrase. Plût à Dieu que, etc. M. d’Hamon me servirait dans ma détresse, si vous daigniez, sire, mettre que, que, que vous n’en serez pas fâché ; du moins je me flatte que votre majesté me permettra de le dire. Il faut s’attendre dans ce monde à des tribulations ; mais, quand on est auprès du digne auteur de l’Art de la guerre, on est bien consolé. J’attends vos beaux vers avec plus d’impatience que mon que. Ils me sont aussi nécessaires que votre protection.
1 – A Paris. (G.A.)
292 – DE VOLTAIRE
1751.
Sire, si vous aimez des critiques libres, si vous souffrez des éloges sincères, si vous voulez perfectionner un ouvrage que vous seul, dans l’Europe, êtes capable de faire, votre majesté n’a qu’à ordonner à un solitaire de monter.
Ce solitaire est aux ordres de votre majesté pour toute sa vie.
293 – DU ROI
1751.
J’ai lu votre premier article (1) qui est très bon. Vous aurez commencé la table alphabétique des articles ; je crois qu’il faudrait l’achever, avant de commencer l’ouvrage, afin de se fixer à un nombre d’articles, de mieux choisir les principaux, et de ne point permettre d’entrée aux petits détails ; car si quelques articles subordonnés aux autres ont l’entrée dans le dictionnaire, ce sera une nécessité ou de mettre un plus grand détail, ou de changer de projet en travaillant, ce qui ne répondrait pas, il me semble, à l’unité du but qu’il faut se proposer dans un ouvrage de ce genre.
1 – Il s’agit de l’ébauche du Dictionnaire philosophique. Voyez, notre Avertissement sur ce Dictionnaire. (G.A.)
294 – DU ROI
1751.
Si vous continuez du train dont vous allez, le Dictionnaire sera fait en peu de temps. L’article de l’ÂME que je reçois est bien fait ; celui de BAPTÊMEy est supérieur. Il semble que le hasard vous fait dire ce qui pourtant est la suite d’une méditation. Votre dictionnaire imprimé, je ne vous conseille pas d’aller à Rome ; mais qu’importe Rome, sa sainteté, l’inquisition, et tous les chefs tondus des ordres religieux qui crieront contre vous ! l’ouvrage que vous faites sera utile par les choses, et agréable par le style ; il n’en faut pas davantage. Si l’âme de vos nerfs demeure dans un état de quiétude, je serai charmé de vous voir ce soir ; sinon je croirai qu’elle se venge sur votre corps du tort que votre esprit lui fait. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne crois pas que moi ni personne soit double. Les grands, en parlant d’eux, disent nous ; ils n’en sont pas multipliés pour cela. Mettons la main sur la conscience, et parlons franchement ; l’on avouera de bonne foi que la pensée et le mouvement, dont notre corps a la faculté, sont des tributs de la machine animée, formée et organisée comme l’homme. Adieu.
295 – DE VOLTAIRE
Le 3 Octobre 1751.
Faible réponse à votre belle ode, en attendant que j’aie l’honneur de la renvoyer avec très peu d’apostilles.
La mère de la Mort, la Vieillesse pesante,
A de son bras d’airain courbé mon faible corps (1), etc.
1 – Voyez ces STANCES. (G.A.)