CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1751 - Partie 73
Photo de PAPAPOUSS
275 – DE VOLTAIRE.
Ce samedi, 1751.
Sire, toutes choses mûrement considérées, j’ai fait une lourde faute d’avoir un procès contre un juif, et j’en demande bien pardon à votre majesté, à votre philosophie, et à votre bonté. J’étais piqué, j’avais la rage de prouver que j’avais été trompé. Je l’ai prouvé, et après avoir gagné ce malheureux procès, j’ai donné à ce maudit Hébreu plus que je ne lui avais offert d’abord, pour reprendre ses maudits diamants, qui ne conviennent point à un homme de lettres. Tout cela n’empêche pas que je ne vous aie consacré ma vie. Faites de moi tout ce qu’il vous plaira. J’avais mandé à son altesse royale madame la margrave de Bayreuth, que frère Voltaire était en pénitence (1). Ayez pitié de frère Voltaire. Il n’attend que le moment de s’aller fourrer dans la cellule du Marquisat. Comptez, sire, que frère Voltaire est un bon homme, qu’il n’est mal avec personne, et surtout qu’il prend la liberté d’aimer votre majesté de tout son cœur. Et à qui montrerez-vous les fruits de votre beau génie, si ce n’est à votre ancien admirateur ? Il n’a plus de talent, mais il a du goût, il sent vivement, et votre imagination est faite pour son âme. Il est tout pétri de faiblesses, mais assurément sa plus grande est pour vous. Il n’est point intéressé comme on vous l’a dit, et il ne cherche dans votre majesté que vous-même. Il est bien malade, mais vos bontés lui rendront peut-être la santé ; en un mot, sa vie est entre vos mains. V.
J’apprends que votre majesté me permet de m’établir pour ce printemps au Marquisat. Je lui en rends les plus humbles grâces. Elle fait la consolation de ma vie.
1 – Lettre du 30 Janvier 1751. On appelait le pavillon de Sans-Souci l’Abbaye, et tous les membres du cercle intime de Frédéric se saluaient comme frères. La margrave était elle-même baptisée sœur Guillemette. (G.A.)
276 – DU ROI
Potsdam, 24 Février 1751.
J’ai été bien aise de vous recevoir chez moi ; j’ai estimé votre esprit, vos talents, vos connaissances, et j’ai dû croire qu’un homme de votre âge, lassé de s’escrimer contre les auteurs, et de s’exposer à l’orage, venait ici pour se réfugier comme un port tranquille ; mais vous avez d’abord, d’une façon assez singulière, exigé de moi de ne point prendre Fréron pour m’écrire des nouvelles. J’ai eu la faiblesse ou la complaisance de vous l’accorder, quoique ce n’était pas à vous de décider de ceux que je prendrais en service. D’Arnaud a eu des torts envers vous : un homme généreux les lui eût pardonnés : un homme vindicatif poursuit ceux qu’il prend en haine. Enfin, quoique d’Arnaud ne m’ait rien fait, c’est par rapport à vous qu’il est parti d’ici. Vous avez été chez le ministre de Russie lui parler d’affaires dont vous n’aviez pas à vous mêler, et l’on a cru que je vous en avais donné la commission. Vous vous êtes mêlé des affaires de madame de Bentinck sans que ce fût certainement de votre département. Vous avez la plus vilaine affaire du monde avec le juif. Vous avez fait un train affreux dans toute la ville. L’affaire des billets saxons est si bien connue en Saxe, qu’on m’en a porté de grièves plaintes. Pour moi, j’ai conservé la paix dans ma maison jusqu’à votre arrivée ; et je vous avertis que si vous avez la passion d’intriguer et de cabaler, vous vous êtes très mal adressé. J’aime des gens doux et paisibles, qui ne mettent point dans leur conduite les passions violentes de la tragédie : en cas que vous puissiez vous résoudre à vivre en philosophe, je serai bien aise de vous voir ; mais si vous vous abandonnez à toutes les fougues de vos passions, et que vous en vouliez à tout le monde, vous ne me ferez aucun plaisir de venir ici, et vous pouvez tout autant rester à Berlin. FÉDÉRIC.
277 – DU ROI
Potsdam, du 28 Février 1751.
Si vous voulez venir ici, vous en êtes le maître. Je n’y entends parler d’aucun procès, pas même du vôtre. Puisque vous l’avez gagné, je vous en félicite, et je suis bien aise que cette affaire soit finie. J’espère que vous n’aurez plus de querelle ni avec le Vieux ni avec le Nouveau Testament ; ces sortes de compromis sont flétrissants, et avec les talents du plus bel esprit de France, vous ne couvririez pas les taches que cette conduite imprimerait à la longue à votre réputation. Un libraire Gosse, un violon de l’Opéra (1), un juif joaillier, ce sont en vérité des gens dont, dans aucune sorte d’affaires, les noms ne devraient se trouver à côté du vôtre. J’écris cette lettre avec le gros bon sens d’un Allemand, qui dit ce qu’il pense, sans employer de termes équivoques et de flasques adoucissements qui défigurent la vérité ; c’est à vous d’en profiter. FÉDÉRIC.
1 – Travenol. (G.A.)
278 – DU ROI
Je viens d’accoucher de six jumeaux (1) qui demandent d’être baptisés, au nom d’Apollon, aux eaux d’Hippocrène. La Henriadeest priée pour marraine ; vous aurez la bonté de l’amener ce soir, à cinq heures, dans l’appartement du père. Darget Lucine s’y trouvera, et l’imagination de l’Homme-Machine (2) tiendra les nouveau-nés sur les fonts.
1 – Les six chants de l’Art de la guerre. (G.A.)
2 – La Mettrie, auteur de l’Homme-Machine. (G.A.)
RÉPONSE DE VOLTAIRE
Par le cerveau le souverain des dieux
Selon ma Bible accoucha d’une fille :
Vos six jumeaux me sont plus précieux,
J’adorerai cette auguste famille.
On vous connaît à leur force, à leurs traits,
A leurs beautés, à leur noble harmonie ;
Les élever, cultiver leur génie,
Qui le pourra ? celui qui les a faits.
Ils sont tous nés pour instruire et pour plaire ;
Ces six enfants sont frères des neuf Sœurs ;
Et nous dirons, comme chez nos docteurs,
Le fils est Dieu, nous l’égalons au père.
279 – DE VOLTAIRE
Vous qui daignez me départir
Les fruits d’une muse divine,
O roi ! je ne puis consentir
Que, sans daigner m’en avertir,
Vous alliez prendre médecine.
Je suis votre malade-né,
Et sur la casse et le séné
J’ai des notions non communes.
Nous sommes de même métier ;
Faut-il de moi vous défier,
Et cacher vos bonnes fortunes ?
Sire, vous avez des crampes, et moi aussi ; vous aimez la solitude, et moi aussi ; vous faites des vers et de la prose, et moi aussi ; vous prenez médecine, et moi aussi : de là je conclus que j’étais fait pour mourir aux pieds de votre majesté.
280 – DE VOLTAIRE
Ce mardi.
Sire, si je ne suis pas court, pardonnez-moi.
Hier le fidèle Darget m’apprit avec douleur qu’on parlait dans Paris de votre poème (1). Je viens de lui montrer les dix-huit lettres que j’ai reçues hier. Elles sont de Cadix. Il n’est pas question de vers.
Permettez que je montre à votre majesté les six dernières lettres de ma nièce, l’unique personne avec qui je suis en correspondance. Elles sont toutes six numérotées de sa main. Elle me parle avec confiance de vous et de tout. Si je lui avais écrit un mot du poème, elle en parlerait (2). Je ne lui ai pas même envoyé l’énigme que j’avais faite et que je vous ai montrée, de peur qu’elle ne la devinât.
Ce ne sont pas les confidents de vos admirables amusements qui en parlent. Je réponds de Darget et de moi.
Daignez jeter les yeux sur les endroits soulignés de ces lettres, où il est question de votre majesté, de d’Argens, de Potsdam, de d’Hamon, etc. Votre majesté n’y perdra rien. Elle verra mon innocence, mes sentiments, et mes desseins.
Il y a onze mois que je suis parti, je comptais en passer deux à vos pieds.
Je peux avoir en France un privilège d’imprimer le Siècle de Louis XIV. Je suis prêt à l’imprimer à Berlin, si cela vous fait plaisir, et je le demande à votre majesté.
Je ne vous flatte pas (que je sache), et vous savez, par mes hardiesses sur vos beaux ouvrages, si j’aime et si je dis la vérité. Je vous admire comme le plus grand homme de l’Europe, et j’ose vous chérir comme le plus aimable. Ne croyez pas que je sois ici pour une troisième raison.
Vous savez que je suis sensible ; soyez sûr que je le suis avec enthousiasme à toutes vos bontés, et que votre personne fait le bonheur de ma vie.
Après vous, j’aime le travail et la retraite. Qui que ce soit ne se plaint de moi. Je demande à votre majesté une grâce pour ne point altérer ce bonheur que je lui dois, c’est de ne me point chasser de l’appartement qu’elle a daigné me donner à Berlin, jusqu’à mon voyage à Paris.
Si j’en sortais, on mettrait dans les gazettes que votre majesté m’a chassé de chez elle, que je suis mal avec elle ; ce serait une nouvelle amertume, un nouveau procès, une nouvelle justification aux yeux de l’Europe, qui a les yeux fixés sur vos moindres démarches… et sur les miennes, parce que je vous approche. J’en sortirai dès qu’il viendra quelque prince, dont il faudra loger la suite, et alors la chose sera honnête.
J’ai eu le malheur d’être traité par Chazot (3) comme le curé de Meckelbourg. On a dit alors que votre majesté ne souffrirait plus que je logeasse dans son palais de Berlin. Je n’ai pas proféré la moindre plainte contre Chazot. Je ne me plaindrai jamais de lui ni de quiconque a pu l’aigrir. J’oublie tout ; je vis tranquille ; je souffre mes maladies avec patience, et je suis trop heureux auprès de vous.
Si votre majesté voulait seulement s’informer du comte de Rothembourg et de M. Jarrige (4) comment je me suis conduit dans l’affaire Hirschell, elle verrait que j’ai agi en homme digne de sa protection, et digne d’être venu auprès de lui.
Mon nom ira peut-être à la suite du vôtre à la postérité, comme celui de l’affranchi de Cicéron. J’espère que, en attendant, le Cicéron, l’Horace et le Marc-Aurèle de l’Allemagne me fera achever ma vie en l’admirant et en le béniss ant. Je supplie votre majesté de daigner me renvoyer les lettres.
1 – Le Palladion. (G.A.)
2 – Voltaire en avait écrit un mot dans une lettre du 3 Janvier 1751. Voyez cette lettre dans la CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. (G.A.)
3 –L’un des familiers du roi. (G.A.)
4 – Secrétaire de la section de philosophie à l’Académie de Berlin. (G.A.)