CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1749 - Partie 64

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249 – DE VOLTAIRE

 

 

A Paris, ce 17 Novembre 1749.

 

 

Sire, voilà Sémiramis en attendant Rome sauvée. Je suis très sûr que Rome sauvée vous plaira davantage, parce que c’est un tableau vrai, une image des temps et des hommes que vous connaissez et que vous aimez. Votre majesté s’intéressera aux caractères de Cicéron et de César. Elle regardera avec curiosité ce tableau que je lui en présenterai ; elle sera empressée de voir s’il y a un peu de ressemblance. Mais il n’en sera pas ainsi avec Sémiramis et Ninias. Je m’imagine que ce sujet intéressera bien moins un esprit aussi philosophe que le vôtre. Il arrivera tout le contraire à Paris. Le parterre et les loges ne sont point du tout philosophes, pas même gens de lettres. Ils sont gens à sentiment, et puis c’est tout. Vous aimerez la Mort de César ; nos Parisiennes aiment Zaïre. Une tragédie où l’on pleure est jouée cent fois ; une tragédie où l’on dit, Vraiment, voilà qui est beau ; Rome est bien peinte ; une telle tragédie, dis-je, est jouée quatre ou cinq fois. J’aurai donc fait une partie de mes ouvrages pour Frédéric-le-Grand, et l’autre partie pour ma nation. Si j’avais eu le bonheur de vivre auprès de votre majesté, je n’aurais travaillé que pour elle. Si j’étais plus jeune, je ferais une requête à la Providence ; je lui dirais : « O Fortune ! fais-moi passer six mois à Sans-Souci et six mois à Paris. » V.

 

 

 

 

 

250 – DU ROI

 

 

Le 25 Novembre 1749.

 

 

D’Olivet me foudroie, à ce que je vois. Je suis plus ignorant que je ne me l’étais cru. Je me garderai bien de faire le puriste, et de parler de ce que je n’entends pas ; mon silence me préservera des foudres des d’Olivet et des Vaugelas. Je me garderai bien encore de vous envoyer de mes ouvrages : si vous laissez voler les vôtres, que serait-ce des miens ? Vous travaillez pour votre réputation et pour l’honneur de votre nation ; si je barbouille du papier, c’est pour mon amusement ; et on pourrait me le pardonner, pourvu que je déchirasse ces ouvrages après les avoir achevés. Lorsqu’on approche de quarante ans, et que l’on fait de mauvais vers, il faut dire comme le Misanthrope :

 

Si j’en faisais d’aussi méchants,

Je me garderais bien de les montrer aux gens.

 

Nous avions à Berlin un ambassadeur russe qui, depuis vingt ans, étudiait la philosophie sans y avoir compris grand’chose. Le comte de Kaiserling, dont je parle (1), et qui a soixante ans bien comptés, partit de Berlin avec son gros professeur. Il est à Dresde à présent ; il étudie toujours, et il espère d’être un écolier passable dans vingt ou trente ans d’ici. Je n’ai point sa patience, et je ne songe pas à vivre aussi longtemps. Quiconque n’est pas poète à vingt ans ne le deviendra de sa vie. Je n’ai point assez de présomption pour me flatter du contraire, ni je ne suis assez aveugle pour ne me pas rendre justice.

 

Envoyez-moi donc vos ouvrages par générosité, et ne vous attendez à rien de ma part qu’à des applaudissements. Je veux

 

 

Imiter de Conrart le silence prudent ;

 

mais cela ne me rendra point insensible aux beautés de la poésie. J’estimerai d’autant plus vos ouvrages, que j’ai éprouvé l’impossibilité d’y atteindre.

 

Ne me faites plus de tracasseries sur les on dit. On dit est la gazette des sots. Personne n’a mal parlé de vous dans ce pays-ci. Je ne sais dans quel livre d’Argens bavarde sur Euripide : qui vous dit que c’est vous ? S’il avait voulu vous désigner, n’aurait-il pas choisi Virgile plutôt qu’Euripide ? Tout le monde vous aurait reconnu à ce coup de pinceau ; et dans le passage que vous me citez, je ne vois aucun rapport avec la réception qu’on vous a faite ici.

 

Ne vous forgez donc pas des monstres pour les combattre. Ferraillez, s’il le faut, avec les ennemis réels que votre mérite vous a faits en France, et ne vous imaginez pas d’en trouver où il n’y en a point : ou si vous aimez les tracasseries, ne m’y mêlez jamais ; je n’y entends rien, ni ne veux jamais rien y entendre.

 

Je vois, par tous les arrangements que vous prenez, le peu d’espérance qu’il me reste de vous voir. Vous ne manquerez pas d’excuses ; une imagination aussi vive que la vôtre est intarissable. Tantôt ce sera une tragédie dont vous voudrez voir le succès, tantôt des arrangements domestiques ; ou bien le roi Stanislas, ou des nouveaux on dit. Enfin je suis plus incrédule sur ce voyage que sur l’arrivée du Messie, que les Juifs attendent encore.

 

Il paraît ici une Elégie (1)… Serait-elle de vous ? Voici le premier vers :

 

Un sommeil éternel a donc fermé ses yeux, etc.

 

Mandez-le moi, je vous prie ; j’ai quelques doutes là-dessus ; vous seul pouvez les éclaircir.

 

J’attends avec impatience le grand envoi que vous m’annoncez, et je vous admirerai, tout ingrat et absent que vous êtes, parce que je ne saurai m’en empêcher.

 

Adieu ; je vais voir les agréables folies de Roland, et les héroïques sottises de Coriolan. Je vous souhaite tranquillité, joie et longue vie. FÉDÉRIC.

 

 

 

1 – Sur la mort de madame du Châtelet. Cette pièce n’est pas de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

251 – BILLET DE VOLTAIRE

 

 

27 Novembre 1749.

 

Ceci (1) n’est guère digne de votre majesté ; mais il faut offrir à son dieu tous les fruits de sa terre. Vous aurez incessamment le manuscrit de Rome sauvée. Le sujet, au moins, sera plus digne d’un héros éloquent.

 

 

 

1 – Sans doute, la comédie de Nanine. (G.A.)

 

 

 

 

 

252 – DU ROI

 

 

Décembre 1749.

 

 

Dans votre prose délicate

Vous avancez très poliment

Que je ne suis qu’un automate,

Un stoïque sans sentiment ;

Mes larmes coulent pour Electre ;

Je suis sensible à l’amitié :

Mais le plus héroïque spectre

Ne m’inspire que la pitié.

 

 

 

Votre cardinal Quirini (1) est bien digne du temps des spectres et des sortilèges : vous connaissez votre monde, et c’était bien s’adresser de lui dire que tout catholique étant obligé de croire aux miracles, le parterre se trouvait obligé en conscience de trembler devant l’ombre de Ninus : je vous réponds que le bibliothécaire de sa sainteté approuvera fort cette doctrine orthodoxe. Pour moi, qui ne suis qu’un maudit hérétique, vous me permettrez d’être d’un sentiment différent, et de vous dire ingénument ce que je pense de votre tragédie. Quelque détour que vous preniez pour cacher le nœud de Sémiramis, ce n’en est pas moins l’ombre de Ninus : c’est cette ombre qui inspire des remords dévorants à sa veuve parricide ; c’est l’ombre qui permet galamment à sa veuve de convoler en secondes noces. L’ombre fait entendre du fond de son tombeau une voix gémissante à son fils ; il fait mieux, il vient en personne effrayer le conseil de la reine, et atterrer la ville de Babylone ; il arme enfin son fils du poignard dont Ninias assassine sa mère. Il est si vrai que défunt Ninus fait le nœud de votre tragédie, que sans les rêves et les apparitions différentes de cette âme errante, la pièce ne pourrait pas se jouer. Si j’avais un rôle à choisir dans cette tragédie, je prendrais celui du revenant ; il y fait tout. Voilà ce que vous dit la critique. L’admiration ajoute, avec la même sincérité, que les caractères sont soutenus à merveille, que la vérité parle par vos acteurs, que l’enchaînure des scènes est faite avec un grand art. Sémiramis inspire une terreur mêlée de pitié. Le féroce et artificieux Assur, mis en opposition avec le fier et généreux Ninias, forme un contraste admirable ; on déteste le premier : aussi ne lui arrive-t-il aucune catastrophe dans l’action, parce qu’elle n’aurait produit aucun effet. On s’intéresse à Ninias, mais on est étonné de la façon dont il tue sa mère ; c’est le moment où il faut se faire la plus forte illusion. On est un peu fâché contre Azéma qu’elle porte des paquets, et que ses quiproquo soient la cause de la catastrophe. Toute la pièce est versifiée avec force ; les vers me paraissent de la plus belle harmonie, et dignes de l’auteur de la Henriade. J’aime mieux cependant lire cette tragédie que de la voir représenter, parce que le spectre me paraîtrait risible, et que cela serait contraire au devoir que je me suis proposé de remplir exactement, de pleurer à la tragédie, et de rire à la comédie.

 

Du temps de Plaute et d’Euripide,

Le parterre morigéné

Suivait ce goût sage et solide ;

Par malheur il est suranné.

 

 

Vous dirai-je encore un mot sur la tragédie ? Les grandes passions me plaisent sur le théâtre ; je sens une satisfaction secrète lorsque l’auteur trouve moyen de remuer et de transporter mon âme par la force de son éloquence ; mais ma délicatesse souffre, lorsque les passions héroïques sortent de la vraisemblance. Les machines sont trop outrées dans un spectacle ; au lieu d’émouvoir, elles deviennent puériles. S’il fallait opter, j’aimerais mieux, dans la tragédie, moins d’élévation et plus de naturel. Le sublime outré donne dans l’extravagance ; Charles XII a été le seul homme de tout ce siècle qui eût ce caractère théâtral ; mais, pour le bonheur du genre humain, les Charles XII sont rares. Il y a une Marianne de Tristan, qui commence par ce vers :

 

 

Fantôme injurieux qui troubles mon repos…

 

 

Ce n’est pas certainement comme nous parlons : apparemment que c’est le langage des habitants de la lune. Ce que je dis des vers doit s’entendre également de l’action : pour qu’une tragédie me plaise, il faut que les personnages ne montrent les passions que telles qu’elles sont dans les hommes vifs et dans les hommes vindicatifs. Il ne faut dépeindre les hommes ni comme des démons ni comme des anges, car ils ne sont ni l’un ni l’autre, mais puiser leurs traits dans la nature.

 

Pardon, mon cher Voltaire, de cette discussion ; je vous parle comme faisait la servante de Molière ; je vous rends compte des impressions que les choses font sur mon âme ignorante. J’ai trouvé dans le volume que je viens de recevoir l’Eloge que vous faites des officiers qui ont péri dans cette guerre (2), ce qui est digne de vous ; et j’ai été surpris que nous nous soyons rencontrés sans le savoir dans le choix du même sujet. Les regrets que me causait la perte de quelques amis me firent naître l’idée de leur payer, au moins après leur mort, un faible tribut de reconnaissance, et je composai ce petit ouvrage, où le cœur eut plus de part que l’esprit ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est que le mien est en vers, et celui du poète en prose. Racine n’eut de sa vie de triomphe plus éclatant que lorsqu’il traitait le même sujet que Pradon. J’ai vu combien mon barbouillage était inférieur à votre Eloge. Votre prose apprend à mes vers comme ils auraient dû s’énoncer.

 

Quoique je sois de tous les mortels celui qui importune le moins les dieux par mes prières, la première que je leur adresserai sera conçue en ces termes :

 

O dieux ! qui douez les poètes

De tant de sublimes faveurs,

 

Ah ! rendez vos grâces parfaites,

Et qu’ils soient un peu moins menteurs !

 

 

Si les dieux daignent m’exaucer, je vous verrai l’année qui vient à Sans-Souci, et si vous êtes d’humeur à corriger de mauvais vers, vous trouverez à qui parler. Vale.

 

 

 

1 – A qui Sémiramis est dédiée. (G.A.)

 

2 – Voyez, DISCOURS. (G.A.)

 

 

 

 

 

253 – DE VOLTAIRE

 

 

A Paris, 31 Décembre 1749.

 

 

Vous êtes pis qu’un hérétique ;

Car ces gens, qu’un bon catholique

Doit pieusement détester,

Pensent qu’on peut ressusciter,

Et que la Bible est véridique ;

Mais le héros de Sans-Souci,

En qui tant de lumière abonde,

Fait peu de cas de l’autre monde,

Et se moque de celui-ci (1).

 

 

Et moi aussi, sire, je prends la liberté de m’en moquer. Mais quand je travaille pour le public, je parle à l’imagination des hommes, à leurs faiblesses, à leurs passions. Je ne voudrais pas qu’il y eût deux tragédies comme Sémiramis ; mais il est bon qu’il y en ait une, et ce n’est pas une petite affaire d’avoir transporté la scène grecque (2) à Paris, et d’avoir forcé un peuple frivole et plaisant à frémir à la vue d’un spectre. Votre majesté sent bien que je pouvais me passer de cette ombre. Rien n’était plus aisé ; mais j’ai voulu faire voir qu’on peut accoutumer les hommes à tout, et qu’il n’y a que manière de s’y prendre. Vous les accoutumez à des choses plus rares et plus difficiles.

 

Ce que votre majesté me fait l’honneur de me mander à propos de la petite commémoration que j’ai faite de nos pauvres officiers tués et oubliés, me ravit en admiration. Quoi ! vous roi, vous avez eu la même idée, et l’avez exécutée en vers ! Vous avez fait ce que faisait le peuple d’Athènes. Vous valez bien ce peuple à vous tout seul. Il est bien juste qu’un roi qui fait tuer des hommes les regrette et les célèbre ; mais où sont les monarques qui en usent ainsi ? Ils se contentent de faire tuer. Mais vous êtes roi et homme, homme éloquent, homme sensible ; vous redoublez plus que jamais mon extrême envie de vous voir encore avant que ma malheureuse machine se détruise, et cesse pour jamais de vous admirer et de vous aimer. La mort me fait de la peine. On vit trop peu. Je crois que le peu de temps que j’ai à pouvoir approcher d’un être tel que vous me fait encore envisager la brièveté de la vie avec plus de chagrin.

 

Je ne sais ce que c’est que ces vers dont votre majesté me parle sur la mort de madame du Châtelet (3). Je n’ai rien vu de ce qu’on a publié pour et contre dans notre nation frivole. Je me borne à regretter dans la retraite un grand homme qui portait des jupes, à respecter sa mémoire, et à ne me point soucier du tout de ses faiblesses de femme.

 

Voici un petit recueil (4), où vous trouverez bien des vers corrigés et arrondis. On n’a jamais fait avec les vers. Quel métier ! Pourquoi faut-il qu’il soit le plus inutile de tous et le plus difficile ?

 

Je reprends cette lettre, sire, que j’avais commencée il y a quelques jours. Je suis retombé malade. Me voilà à peu près guéri, et je reprends ma lettre. J’avertis votre majesté qu’elle n’aura pas sitôt une certaine Rome sauvée. J’ai beaucoup retravaillé cet ouvrage, parce qu’il s’agit de grands hommes que vous connaissez comme si vous aviez vécu avec eux. Quand il s’agit de peindre Rome pour Frédéric-le-Grand, il y faut un peu d’attention. On va jouer une Electre de ma façon, sous le titre d’Oreste. Je ne sais pas si elle vaudra celle de Crébillon, qui ne vaut pas grand’chose ; mais du moins Electre ne sera pas amoureuse, et Oreste ne sera pas galant. Il faut petit à petit défaire le théâtre français des déclarations d’amour, et cesser de

 

 

Peindre Caton galant, et Brutus dameret. (BOIL., Art poét.)

 

 

J’ai actuellement un petit procès dont je fais votre majesté juge. Madame la duchesse d’Aiguillon croit avoir trouvé un manuscrit du Testament politique du cardinal de Richelieu, et un manuscrit authentique. Je crois la chose impossible, parce que je crois impossible que le cardinal de Richelieu ait écrit ce fatras de puérilités, de contradictions, et de faussetés, dont ce testament fourmille. On a estimé cet ouvrage, parce qu’on l’a cru d’un grand homme. Voilà comme on juge. J’ose le croire d’un homme au-dessous du médiocre (5). Si par malheur il était du cardinal, à quoi tiennent les réputations ! La vôtre, sire, est en sûreté. Je souhaite à votre majesté autant d’années que de gloire. Je lui renouvelle, pour l’année 1750, mes respects, mon admiration, et mon tendre dévouement.

 

 

 

1 – Réponse à la lettre précédente, où le spectre de Sémiramis est critiqué. (G.A.)

 

2 – On voit que Voltaire, en imaginant l’ombre de Ninus, songeait non-seulement à l’ombre du père d’Hamlet, mais encore à celle de Darius dans les Perses  d’Eschyle. (G.A.)

 

3 – Voyez la lettre du 25 Novembre. (G.A.)

 

4 – Recueil de pièces en vers et en prose, par l’auteur de la tragédie de Sémiramis. Il renfermait les six Discours sur l’homme. (G.A.)

 

5 – Voyez, des Mensonges imprimés. (G.A.)

 

 

 

 

  ROI DE PRUSSE - 1749 - Partie 64

 

 

 

 

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