CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1749 - Partie 62

Publié le par loveVoltaire

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242 – DU ROI

 

 

A Sans-Souci, le 15 Août 1749.

 

 

Si mes vers ont contribué à l’épître que je viens de recevoir, je les regarde comme mon plus bel ouvrage. Quelqu’un qui assista à la lecture de cette épître s’écria dans une espèce d’enthousiasme : « Voltaire et le maréchal de Saxe ont le même sort ; ils ont plus de vigueur dans leur agonie (1) que d’autres en pleine santé. »

 

Admirez cependant la différence qu’il y a entre nous deux : vous m’assurez que mes vers ont excité votre verve, et les vôtres ont pensé me faire abjurer la poésie. Je me trouve si ignorant dans votre langue, et si sec d’imagination, que j’ai fait vœu de ne plus écrire. Mais vous savez malheureusement ce que sont les vœux des poètes, les zéphyrs les emportent sur leurs ailes, et notre souvenir s’envole avec eux.

 

Il faut être français et posséder vos talents pour manier votre lyre. Je corrige, j’efface, je lime mes mauvais ouvrages pour les purifier de quantité de fautes dont ils sont remplis. On dit que les joueurs de luth accordent leur instrument la moitié de leur vie, et en touchent l’autre. Je passe la mienne à écrire, et surtout à effacer. Depuis que j’entrevois quelque certitude à votre voyage, je redouble de sévérité sur moi-même.

 

Soyez sûr que je vous attends avec impatience, charmé de trouver un Virgile qui veut bien me servir de Quintilien. Lucine (2) est bien oiseuse, à mon gré ; je voudrais que madame du Châtelet se dépêchât, et vous aussi. Vous pensez ne faire qu’un saut du baptême de Cirey à la messe de notre nouvelle église. La charité est éteinte dans le cœur des chrétiens : les collectes n’ont pu fournir de quoi couvrir cette église, et, à moins que de vouloir entendre la messe en plein vent, il n’y a pas moyen de l’y dire.

 

Marquez-moi, je vous prie, la route que vous tiendrez, et dans quel temps vous serez sur mes frontières, afin que vous trouviez des chevaux. Je sais bien que Pégase vous porte, mais il ne connaît que le chemin de l’immortalité : je vous la souhaite le plus tard possible, en vous assurant que vous ne serez pas reçu avec moins d’empressement que vous êtes attendu avec impatience. FÉDÉRIC.

 

 

 

1 – Frédéric fait allusion à l’état maladif où se trouvait Maurice lorsqu’il livra la bataille de Fontenoy. (G.A.)

 

2 – Déesse qui présidait aux accouchements. (G.A.)

 

 

 

 

 

243 – DE VOLTAIRE

 

 

A Lunéville, le 18 Août 1749.

 

 

J’ai reçu vos vers très plaisants

Sur notre triste académie (1).

Nos Quarante sont fort savants,

Des mots ils sentent l’énergie,

Et de prose et de poésie

Ils donnent des prix tous les ans ;

Ils font surtout des compliments ;

Mais aucun n’a votre génie.

 

 

Votre majesté pense bien que j’ai plus d’envie de lui faire ma cour qu’elle n’en a de me souffrir auprès d’elle. Croyez que mon cœur a fait très souvent le voyage de Berlin, tandis que vous pensiez qu’il était ailleurs. Vous avez excité la crainte, l’admiration, l’intérêt, chez les hommes. Permettez que je vous dise que j’ai toujours pris la liberté de vous aimer. Cela ne se dit guère aux rois, mais j’ai commencé sur ce pied-là avec votre majesté, et je finirai de même. J’ai bien de l’impatience de voir votre Lutrin ou votre Batrachomyomachie homérique sur M. de Valori (2).

 

 

Mais un ministre d’importance,

Envoyé du roi très chrétien,

Et sa bedaine, et sa prestance,

Le courage du Prussien,

La fuite de l’Autrichien,

Que votre active vigilance

A cinq fois battu comme un chien ;

Tout ce grand fracas héroïque,

Vos aventures, vos combats,

Ont un air un peu plus épique

Que les grenouilles et les rats

Chantés par ce poète unique

Qu’on admire et qu’on ne lit pas.

 

 

Votre majesté, en me parlant des maréchaux de Belle-Isle et de Saxe, dit qu’il faut que chacun fasse son métier : vraiment, sire, vous en parlez bien à votre aise, vous qui faites tant de métiers à la fois, celui de conquérant, de politique, de législateur, et, qui pis est, le mien, qu’assurément vous faites le plus agréablement du monde. Vous m’avez remis sur les voies de ce métier que j’avais abandonné. J’ai l’honneur de joindre ici un petit essai d’une nouvelle tragédie de Catilina ; en voici le premier acte ; peut-être a-t-il été fait trop vite. J’ai fait en huit jours ce que Crébillon avait mis vingt-huit ans à achever ; je ne me croyais pas capable d’une si épouvantable diligence ; mais j’étais ici sans mes livres. Je me souvenais de ce que votre majesté m’avait écrit sur le Catilina de mon confrère : elle avait trouvé mauvais, avec raison, que l’histoire romaine y fût entièrement corrompue ; elle trouvait qu’on avait fait jouer à Catilina le rôle d’un bandit extravagant, et à Cicéron celui d’un imbécile. Je me suis souvenu de vos critiques très justes ; vos bontés polies pour mon vieux confrère ne vous avaient pas empêché d’être un peu indigné qu’on eût fait un tableau si peu ressemblant de la république romaine. J’ai voulu esquisser la peinture que vous désiriez ; c’est vous qui m’avez fait travailler ; jugez ce premier acte ; c’est le seul que je puisse actuellement avoir l’honneur d’envoyer à votre majesté ; les autres sont encore barbouillés. Voyez si j’ai réhabilité Cicéron, et si j’ai attrapé la ressemblance de César.

 

Entre ces deux héros prenez votre balance,

Décidez entre leurs vertus.

César, je le prévois, aura la préférence :

Quelque juste qu’on soit, c’est notre ressemblance

Qui nous touche toujours le plus.

 

 

Je ne vous ai point envoyé cette comédie de Nanine. J’ai cru qu’une petite fille que son maître épouse ne valait pas trop la peine de vous être présentée. Mais, si votre majesté l’ordonne, je la ferai transcrire pour elle. Je suis actuellement avec le sénat romain, et je tâche de mériter les suffrages de Frédéric-le-Grand,

 

 

De qui je suis avec ardeur

Le très prosterné serviteur

Et l’éternel admirateur,

Sans être jamais son flatteur.

 

V.

 

 

 

1 – Lettre du 25 Juillet. (G.A.)

 

2 –C’est toujours le Palladion. (G.A.)

 

 

 

 

 

244 – DE VOLTAIRE

 

 

Le…

 

Sire, voici une des tracasseries que j’eus l’honneur de vous prédire il y a dix ans (1), lorsque, après avoir envoyé votre Anti-Machiavel en Hollande, par les ordres de votre majesté, je fis ce que je pus pour supprimer cet ouvrage.

 

J’avais tort, à la vérité, de vouloir étouffer un si bel enfant, qui s’est conservé malgré moi, et qui est un des plus beaux monuments de votre génie et de votre gloire.

 

Mais vous vous exprimez dans cet ouvrage avec une liberté qui n’est guère permise qu’à un homme qui a cent mille hommes à ses ordres. Je courus, comme vous le savez, sire, chez l’imprimeur, et j’osai raturer sur le manuscrit des endroits dont David pourrait se plaindre, s’il revenait au monde, et ceux qui pourraient être désagréables à des princes contemporains, et surtout à des têtes couronnées que vous avez toujours aimées.

 

Votre majesté peut se souvenir que le fripon Van Duren, qui se dit aujourd’hui votre libraire, n’eut pas plus d’égard à mes ratures que le grand-pensionnaire à mes représentations. Ce coquin avait fait transcrire le manuscrit, et je ne pus obtenir des chefs de la république qu’on l’obligeât à rendre pour de l’argent ce qu’on lui avait donné gratis.

 

Le livre parut donc, malgré tous mes efforts réitérés, et il parut avec quelques passages contre la personne d’un roi que vous avez imité par vos victoires, et contre un autre monarque que vous chérissez, et qui eût été votre allié naturel contre les Russes, si les Polonais avaient été assez heureux et assez fermes pour soutenir celui qu’ils ont si légitimement élu. Ses vertus et son alliance avec la maison de France sont des nœuds qui vous unissent avec lui. Ce monarque est très affligé de la manière dont vous vous êtes expliqué sur Charles XII et sur lui-même. Il est très aisé de réparer ce qui peut être échappé à votre plume sur ces deux princes qui vous sont chers. Je vous supplie, sire, de faire une édition qui sera la seule authentique, et dans laquelle je ne doute pas que votre majesté ne rende plus de justice à deux rois ses amis.

 

Votre majesté doit approuver aujourd’hui plus que jamais le dessein qu’avait Charles XII de chasser les Russes de la Livonie et de Lingrie, et de mettre une barrière entre eux et l’Europe. Si le roi de Pologne était sur le trône où il doit être, les Polonais pourraient alors se souvenir de ce qu’ils ont été, et contribuer à renvoyer les ours moscovites dans leurs forêts ; ce sont là vos sentiments et vos désirs.

 

Quelques lignes, conformes à vos idées, et qui rendraient justice aux deux monarques, feraient un effet désiré de tous ceux qui admirent votre livre ; et votre plume serait comme la lance d’Achille, qui guérit la blessure qu’elle avait faite.

 

 

 

1 – Voyez les lettres de Voltaire, juin et juillet 1740. (G.A.)

 

 

 

 

 

245 – DE VOLTAIRE

 

 

A Lunéville en Lorraine, ce 31 Août 1749.

 

 

Sire, j’ai le bonheur de recevoir votre lettre datée de votre Tusculum de Sans-Souci, du Linterne de Scipion. Je suis bien consolé que mon agonie vous amuse. Ceci est le chant du cygne. Je fais les derniers efforts. J’ai achevé l’esquisse entière de Catilina, telle que votre majesté en a vue les prémices dans le premier acte. J’ai depuis commencé la tragédie d’Electre (1), que je voudrais bien venir au plus vite achever à Sans-Souci. Je roule aussi de petits projets dans ma tête pour donner plus de force et d’énergie à notre langue, et je pense que si votre majesté voulait m’aider, nous pourrions faire l’aumône à cette langue française, à cette gueuse pincée et dédaigneuse qui se complaît dans son indigence (2). Votre majesté saura qu’à la dernière séance de notre Académie, où je me trouvais pour l’élection du maréchal de Belle-Isle, je proposai cette petite question : Peut-on dire, Un homme soudain dans ses transports, dans ses résolutions, dans sa colère, comme on dit un événement soudain ? « Non, répondit-on ; car soudain n’appartient qu’aux choses inanimées. ― Eh ! messieurs, l’éloquence ne consiste-t-elle pas à transporter les mots d’une espèce dans une autre ? N’est-ce pas à elle d’animer tout ? Messieurs, il n’y a rien d’inanimé pour les hommes éloquents. » J’eus beau faire, sire, Fontenelle, le cardinal de Rohan, mon ami l’ancien évêque de Mirepoix (3) jusqu’à l’abbé d’Olivet, tout fut contre moi. Je n’eus que deux suffrages pour mon soudain.

 

Croit-on, sire, que si M. Bestuchef ou Bartenstein disait de votre majesté :

 

 

Profond dans ses desseins, soudain dans ses efforts,

De notre politique il rompt tous les ressorts,

 

 

croit-on, dis-je, que Bartenstein ou Bestuchef s’exprimât d’une manière peu correcte ? Si on laisse faire l’Académie, elle appauvrira notre langue, et je propose à votre majesté de l’enrichir. Il n’y a que le génie qui soit assez riche pour faire de telles entreprises. Le purisme est toujours pauvre.

 

          Madame du Châtelet n’est point encore accouchée ; elle a plus de peine à mettre au monde un enfant qu’un livre. Tous nos accouchements, sire, à nous autres poètes, sont plus difficiles à mesure que nous voulons faire de bonne besogne. Les vers didactiques surtout se font beaucoup plus difficilement que les autres. Belle matière à dissertation quand je serai à vos pieds !

 

          Mais voici un autre cas : il s’agit ici de prose.

 

          Votre majesté se souvient d’un certain Anti-Machiavel, dont on a fait une vingtaine d’éditions. Une de ces éditions est tombée entre les mains du roi à la cour de qui on accouche. Il y a deux endroits où l’on rend une justice un peu sévère au roi de Suède, et où le monarque dont j’ai l’honneur de vous parler est traité un peu légèrement. Il y est infiniment sensible, et d’autant plus qu’il sent bien que le coup part d’une main trop respectable et faite pour peser les hommes. Vous vous en tirerez, sire, comme vous voudrez, parce que les héros ont toujours beau jeu : mais moi, qui ne suis qu’un pauvre diable, j’essuie tout l’orage, et l’orage a été assez fort.

 

Autre affaire. Il a plu à mon cher Isaac-Onitz (4), fort aimable chambellan de votre majesté, et que j’aime de tout mon cœur, d’imprimer que j’étais très mal dans votre cour. Je ne sais pas trop sur quoi fondé, mais la chose est moulée, et je le pardonne de tout mon cœur à un homme que je regarde comme le meilleur enfant du monde (5). Mais, sire, si le maître de la chapelle du pape avait imprimé que je ne suis pas bien auprès du pape, je demanderais des agnus et des bénédictions à sa sainteté. Votre majesté m’a daigné donner des pilules qui m’ont fait beaucoup de bien ; c’est un grand point : mais si elle daigne m’envoyer une demi-aune de ruban noir (6), cela me servirait mieux qu’un scapulaire. Le roi auprès de qui je suis ne peut m’empêcher de courir vous remercier. Personne ne pourra me retenir. Ce n’est pas assurément que j’aie besoin d’être mené en laisse par vos faveurs ; et je vous jure que j’irai bien me mettre aux pieds de votre majesté sans ficelle et sans ruban. Mais je peux assurer votre majesté que le souverain de Lunéville a besoin de ce prétexte pour n’être pas fâché contre moi de ce voyage. Il a fait une espèce de marché avec madame du Châtelet, et je suis, moi, une des clauses du marché. Je suis logé dans sa maison, et tout libre qu’est un animal de ma sorte, il doit quelque chose au beau-père de son maître. Voilà mes raisons, sire. J’ajouterai que je vous étais tendrement attaché, avant qu’aucun de ceux que vous avez comblés de vos bienfaits eût été connu de votre majesté, et que je vous demande une marque qui puisse apprendre à Lunéville et sur la route de Berlin que vous daignez m’aimer. Permettez-moi encore de dire que la charge que je possède auprès du roi mon maître (7), étant un ancien office de la couronne qui donne les droits de la plus ancienne noblesse, est non seulement très compatible avec cet honneur que j’ose demander, mais m’en rend plus susceptible. Enfin c’est l’Ordre du Mérite, et je veux tenir mon Mérite de vos bontés. Au reste je me dispose à partir le mois d’octobre ; et que j’aie du Mérite ou non, je suis à vos pieds.

 

 

 

1 – Représentée sous le nom d’Oreste. (G.A.)

 

2 – Cette qualification de la langue française est célèbre. (G.A.)

 

3 – Boyer, son ennemi. (G.A.)

 

4 – Le marquis d’Argens, ainsi baptisé par Voltaire à cause de ses Lettres juives. (G.A.)

 

5 – Ce meilleur enfant du monde ne se faisait pas faute de mordre le poète par derrière en toute occasion. (G.A.)

 

6 – C’est-à-dire la croix du Mérite. (G.A.)

 

7 – La charge de gentilhomme ordinaire de la chambre. (G.A.)

 

 

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Publié dans Frédéric de Prusse

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