CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1749 - Partie 60

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 Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

235 – DE VOLTAIRE

 

 

A Versailles, ce 19 Avril 1749.

 

 

Sire, vous vous plaignez que je vous traite avec trop de douceur. Il est vrai que je ne dis pas de duretés à votre majesté ; mais quand je loue, et que je cite ce qui m’a paru bon dans les ouvrages qu’elle daigne me communiquer, n’est-ce pas vous dire la vérité, n’est-ce pas vous prier de la chercher et de la sentir vous-même ? Ne pouvez-vous pas comparer ces beaux morceaux avec les autres ? N’est-ce pas à celui qui les a faits d’en apercevoir la différence ?

 

Par exemple ce morceau, dans votre Epître à son altesse royale madame la margrave de Bareth (1), est excellent, et vous devez, en le relisant, vous rendre à vous-même ce témoignage

 

 

Il n’est rien de plus grand, dans ton sort glorieux,

 

 

(il faudrait pourtant un hémistiche moins faible)

 

 

Que ce vaste pouvoir de faire des heureux,

Ni rien de plus divin dans ton beau caractère

Que cette volonté toujours prête à les faire,

Osait dire à César ce consul orateur

Qui de Ligarius se rendit protecteur ;

Et c’est à tous les rois qu’il paraît encor dire

Pour faire des heureux vous occupez l’empire.

Astres de l’univers votre éclat est pour vous ;

Mais de vos doux rayons l’influence est pour nous.

 

 

Vous devez sentir que, dans tous ces vers, la rime, la césure, le nombre, ne coûtent rien au sens, que la netteté de la construction en augmente la force. Les deux derniers surtout sont admirables. Je ne crois pas que votre majesté doivent trouver mauvais que j’aie lu ce morceau singulier au roi Stanislas (2), qui au moins fait de la prose, et à la reine sa fille (3). Elle en a été bien étonnée. Ce ne sont pas là des vers de roi, ce sont des vers du roi des poètes. Voilà comment il en faut faire. Une douzaine de vers dans ce goût marquent plus de génie et font plus de réputation que cent mille vers médiocres. D’ailleurs je n’en laisse point tirer de copie, et jamais aucun des vers que vous m’avez daigné envoyer n’a couru, mais ceux-ci mériteraient d’être sus par cœur.

 

Voilà donc des pièces de comparaison que vous vous êtes faites vous-même. Voilà votre poids du sanctuaire. Pesez à ce poids tous les vers que vous ferez, et surtout avant que d’en envoyer à nos ministres (4) ; et soyez bien sûr, sire, qu’ils ne s’intéressent pas tant à ce petit avantage, aux charmes de ce talent et à votre personne, que moi, et que je me connais mieux en vers qu’eux.

 

Quand vous avez fait un morceau aussi parfait que celui que je viens de vous citer, ne sentez-vous pas, sire, dans le fond de votre cœur, combien cet art des vers est difficile ? Je vous en crois convaincu ; mais si vous ne l’étiez pas, je vous prierais de relire votre lettre à Darget (5), que je renvoie à votre majesté soulignée et chargée de notes. Ne croyez pas que j’aie tout remarqué. Dites-vous à vous-même tout ce que je ne vous dis point. Examinez ce que j’ose vous dire ; et puis, sire, si vous l’osez, accusez-moi d’en user avec trop de douceur.

 

Pourquoi vous parlé-je aujourd’hui si franchement ? pourquoi vous fais-je des critiques si détaillées ? pourquoi dorénavant vous traiterai-je durement (si cela ne déplaît pas à la majesté) ? C’est que vous en êtes digne, c’est que vous faites en effet des choses excellentes : je ne dis pas excellentes pour un homme de votre rang, qu’on loue d’ordinaire comme on loue les enfants ; je dis excellentes pour le meilleur de nos académiciens. Vous avez un prodigieux génie, et ce génie est cultivé. Mais si dans l’heureux loisir que vous vous êtes procuré avec tant de gloire, vous continuez à vous occuper des belles-lettres, si cette passion des grandes âmes vous dure, comme je l’espère, si vous voulez vous perfectionner dans toutes les finesses de notre langue et de notre poésie, à qui vous faites tant d’honneur, il faudrait que vous eussiez la bonté de travailler avec moi deux heures par jour pendant six semaines ou deux mois ; il faudrait que je fisse avec votre majesté des remarques critiques sur nos meilleurs auteurs. Vous m’éclaireriez sur tout ce qui est du ressort du génie, et je ne vous serais pas inutile sur ce qui dépend de la mécanique, et sur ce qui appartient au langage, et surtout aux différents styles. La connaissance approfondie de la poésie et de l’éloquence demande toute la vie d’un homme. Je n’ai fait que ce métier, et à l’âge de cinquante-cinq ans, j’apprends encore tous les jours. Ces occupations vaudraient bien des parties de jeu, ou des parties de chasse. Les amusements de Frédéric-le-Grand doivent être ceux de Scipion.

 

Si vous me permettiez alors d’entrer dans les détails, j’ose croire que vous conviendrez que la Sémiramis ancienne (6) dont votre majesté me parle (7) ne vaut rien du tout, et que le public, qui jamais ne s’est trompé à la longue ni sur les rois ni sur les auteurs, a eu très grande raison de la réprouver. Et pourquoi l’a-t-il condamnée unanimement ? C’est que l’amour d’une mère pour son fils, cet amour qui brava les remords, est révoltant, odieux. L’amour de Phèdre avait besoin de remords dans Euripide et dans Racine pour trouver grâce, pour intéresser. Comment voulez-vous donc qu’on supporte l’amour d’une mère, quand d’ailleurs il joint à l’horreur d’un inceste dégoûtant la fadeur des expressions d’un amour de ruelle jointe à un style toujours dur et vicieux ? Qu’est-ce qu’un Bélus qui parle toujours des dieux et de vertu en faisant des actions de malhonnête homme ? Quelle conspiration que la sienne ! Comme elle est embrouillée et peu vraisemblable ! comme le roman sur lequel tout cela est bâti est mal tissu, obscur, et puéril ! Enfin, quelle versification ! Voilà, sire, les raisons qui justifient notre public, depuis trente ans que cette pièce fut donnée. Comment pouvez-vous soupçonner qu’une cabale ait fait tomber cet ouvrage ? Tous les rois de la terre ne seraient pas assez puissants pour gouverner pendant trente ans le parterre de Paris. Passe pour quelques représentations : on ne s’acharne point contre Crébillon en disant ainsi, avec tout le monde, que ce qui est mauvais est mauvais. On lui rend justice, comme quand on loue les très belles choses qui sont dans Electre et dans Rhadamiste. Je parle de lui avec la même vérité que je parle de votre majesté à vous-même.

 

Ne croyez pas non plus que dans notre Académie nous nous reprochions sans cesse nos incorrections. Nous avons trouvé très peu de fautes contre la pureté de la langue dans Racine, dans Boileau, dans Pascal ; et ces fautes, qui sont légères, ne dérobent rien à l’élégance, à la noblesse, à la douceur du style. L’académie de la Crusca a repris beaucoup de fautes dans le Tasse ; mais elle avoue qu’en général le style du Tasse est fort bon.

 

Je ne parlerai ici de moi que par rapport à mes fautes. J’en ai laissé échapper beaucoup de ce genre, et je les corrige toutes. Car actuellement je m’occupe à revoir toute l’édition de Dresde (8). Je change souvent des pages entières, afin de n’être pas indigne du siècle dans lequel vous vivez.

 

J’ai eu en dernier lieu une attention scrupuleuse à écrire correctement ma dernière tragédie. Cependant, après l’avoir revue avec sévérité, j’avais encore laissé trois fautes considérables contre la langue ; que l’abbé d’Olivet m’a fait corriger.

 

La difficulté d’écrire purement dans notre langue ne doit pas vous rebuter. Vous êtes parvenu, sire, au point où beaucoup d’habitants de Versailles ne parviendront jamais. Il vous reste peu de pas à faire. Vous avez arraché les épines, il ne vous coûtera guère de cueillir les roses ; et votre puissant génie triomphe des petits détails comme des grandes choses. Mais j’ai bien peur que vous n’alliez cueillir des lauriers aux dépens des Russes (9), au lieu de cultiver en paix ceux du Parnasse. Votre majesté ne m’a point envoyé l’épître à M. Algarotti. Je crois qu’à la place on a mis dans le paquet une seconde copie de celle à M. Darget.

 

Je me mets aux pieds de votre majesté.

 

 

 

1 – Sur l’usage de la fortune. (G.A.)

 

2 – Il avait composé un ouvrage intitulé, le Philosophe chrétien. (G.A.)

 

3 – La reine de France. (G.A.)

 

4 – Maurepas s’était sans doute moqué de l’épître que le roi de Prusse lui avait adressée. (G.A.)

 

5 – L’épître intitulée Apologie des rois. (G.A.)

 

6 – Celle de Crébillon. (G.A.)

 

7 – Voyez la lettre du 13 Février. (G.A.)

 

8 – Publiée par Walther. (G.A.)

 

9 – L’impératrice Elisabeth, excitée par son ministre Bestuchef, armait contre la Prusse. (G.A.)

 

 

 

 

 

236 – DE VOLTAIRE

 

 

A Paris, le 15 Mai 1749.

 

 

J’aurai l’honneur d’être purgé

De la main royale et chérie

Qu’on vit, bravant le préjugé

Saigner (1) l’Autriche et la Hongrie.

 

Grand prince, je vous remercie

Des salutaires petits grains

Qu’avec des vers un peu malins

Me [illisible] votre courtoisie.

 

L’inventeur de la poésie,

Ce dieu que si bien vous servez,

Ce dieu dont l’esprit vous domine,

Fut aussi, comme vous savez,

L’inventeur de la médecine.

Mais vous avez aux champs de Mars

Fait connaître à toute la terre

Que ce dieu qui préside aux arts

Est maître dans l’art de la guerre.

 

C’est peu d’avoir, par maint écrit,

Etendu votre renommée ;

L’Autriche a ses dépens apprit

Ce que vaut un homme d’esprit

Qui conduit une bonne armée.

 

Il prévoit d’un cil pénétrant,

Il combine avec prud’homie,

Avec ardeur il entreprend

Jamais sot ne fut conquérant,

Et pour vaincre il faut du génie.

 

 

          Je crois actuellement votre majesté à Neiss ou à Glogau, faisant quelques bonnes épigrammes contre les Russes. Je vous supplie, sire, d’en faire aussi contre le mois de mai, qui mérite si peu le nom de printemps, et pendant lequel nous avons froid comme dans l’hiver. Il me paraît que ce mois de mai est l’emblème des réputations mal acquises. Si les pilules dont votre majesté a honoré ma caducité peuvent me rendre quelque vigueur, je n’irai pas chercher les chambrières de M. de Valori ; l’espèce féminine ne me ferait pas faire une demi-lieue ; j’en ferai mille pour vous faire encore ma cour. Mais je vous prie de m’accorder une grâce qui vous coûtera peu, c’est de vouloir bien conquérir quelques provinces vers le midi, comme Naples et la Sicile, ou le royaume de Grenade et l’Andalousie. Il y a plaisir à vivre dans ces pays-là, où l’on a toujours chaud. Votre majesté ne manquerait pas de les visiter tous les ans, comme elle va au grand Glogau, et j’y serais courtisan très assidu. Je vous parlerais de vers ou de prose sous des berceaux de grenadiers et d’orangers, et vous ranimeriez ma verve glacée, je jetterais des fleurs sur les tombeaux de Kaiserling et du successeur de La Croze (2), que votre majesté avait si heureusement arraché à l’Eglise pour l’attacher à votre personne ; et je voudrais comme eux mourir, mais fort tard, à votre service : car en vérité, sire, il est bien triste de vivre si longtemps loin de Frédéric-le-Grand.

 

 

 

1 – Frédéric a employé cette expression dans une de ses lettres. Voltaire la lui rappelle. (G.A.)

 

2 – Jordan, qui avait remplacé La Croze, était mort depuis 1745. (G.A.)

 

 

 

 

 

237 – DU ROI

 

 

Le 16 Mai 1749.

 

Voilà ce qui s’appelle écrire. J’aime votre franchise ; oui, votre critique m’instruit plus en deux lignes que ne feraient vingt pages de louanges.

 

          Ces vers, que vous avez trouvés passables, sont ceux qui m’ont le moins coûté. Mais quand la pensée, la césure et la rime, se trouvent en opposition, alors je fais de mauvais vers, et je ne suis pas heureux en corrections.

 

          Vous ne vous apercevez pas des difficultés qu’il me faut surmonter pour faire passablement quelques strophes. Une heureuse disposition de la nature, un génie facile et fécond, vous ont rendu poète sans qu’il vous en ait rien coûté : je rends justice à l’infériorité de mes talents : je nage dans cet océan poétique avec des joncs et des vessies sous les bras. Je n’écris pas aussi bien que je pense ; mes idées sont souvent plus fortes que mes expressions, et dans cet embarras je fais le moins mal que je peux.

 

          J’étudie à présent vos critiques et vos corrections, elles pourront m’empêcher de retomber dans mes fautes précédentes : mais il en reste encore tant à éviter, qu’il n’y a que vous seul qui puissiez me sauver de ces écueils.

 

          Sacrifiez-moi, je vous prie, ces deux mois que vous me promettez (1). Ne vous ennuyez point de m’instruire : si l’extrême envie que j’ai d’apprendre, et de réussir dans une science qui de tout temps a fait ma passion, peut vous récompenser de vos peines, vous aurez lieu d’être satisfait.

 

          J’aime les arts par la raison qu’en donne Cicéron. Je ne m’élève point aux sciences par la raison que les belles-lettres sont utiles en tout temps, et qu’avec toute l’algèbre du monde on n’est souvent qu’un sot lorsqu’on ne sait pas autre chose. Peut-être dans dix ans la société tirera-t-elle de l’avantage des courbes que des songe-creux d’algébristes auront carrées laborieusement. J’en félicite d’avance la postérité ; mais, à vous parler vrai, je ne vois dans tous ces calculs qu’une scientifique extravagance. Tout ce qui n’est ni utile ni agréable ne vaut rien. Quant aux choses utiles, elles sont toutes trouvées (2) ; et pour les agréables, j’espère que le bon goût n’y admettra point d’algèbre.

 

          Je ne vous enverrai plus ni prose ni vers. Je vous compte ici au commencement de juillet, et j’ai tout un fatras poétique dont vous pourrez faire la dissection ; cela vaut mieux que de critiquer Crébillon ou quelque autre, où certainement vous ne trouverez ni des fautes aussi grossières ni en aussi grand nombre que dans mes ouvrages.

 

          Il n’y a que des chardons à cueillir sur les bords de la Neva, et point de lauriers : ne vous imaginez point que j’aille là pour faire mon bonheur ; vous me trouverez ici, pacifique citoyen de Sans-Souci, menant la vie d’un particulier philosophe.

 

          Si vous aimez à présent le bruit et l’éclat, je vous conseille de ne point venir ici ; mais si une vie douce et unie ne vous déplaît pas, venez, et remplissez vos promesses. Mandez-moi précisément le jour que vous partirez ; et si la marquise du Châtelet est une usurière, je compte de m’arranger avec elle pour vous emprunter à gages, et pour lui payer par jour quelque intérêt qu’il lui plaira pour son poète, son bel esprit, son…, etc.

 

          Adieu ; j’attends votre réponse. FÉDÉRIC.

 

 

 

1 – Voyez la lettre de Voltaire, du 19 Avril. (G.A.)

 

2 – Il est à noter que c’est le plus grand roi d’alors qui parle ainsi ! L’esprit de Voltaire est bien autrement ouvert. (G.A.)

 

 

 

ROI DE PRUSSE 1749 - Partie 60

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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