CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1746 - Partie 54

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222 – DE VOLTAIRE

 

Paris, 22 Septembre (1) .

 

 

Sire, votre personne me sera toujours chère, comme votre nom sera toujours respectable à vos ennemis mêmes, et glorieux dans la postérité. Le sieur Thieriot m’apprit, il y a quelques mois, que vous aviez perdu, dans le tumulte d’une de vos victoires, ce commencement de l’Histoire de Louis XIV (2), que j’avais eu l’honneur de remettre entre les mains de votre majesté. J’envoyai quelques jours après à Cirey chercher le manuscrit original, sur lequel je fis faire une nouvelle copie. M. de Maupertuis partit de Paris avant que cette copie fût prête, sans quoi je l’en aurais chargé ; il me dit l’étrange raison alléguée par le sieur Thieriot à votre majesté même, par laquelle ledit Thieriot s’excusait de faire cet envoi. C’est ce qui m’a déterminé à presser les copistes, et à leur faire quitter tout autre ouvrage. J’ai donc porté l’Histoire de Louis XIV chez le correspondant du sieur Jordan, et votre majesté la recevra probablement avec cette lettre.

 

Si vous aviez, sire, daigné vous adresser à moi, vos ordres n’en auraient pas été, à la vérité, exécutés plus tôt, puisqu’il a fallu le temps d’envoyer à Cirey, mais vous m’auriez donné une marque de confiance et de bonté que j’étais en droit d’attendre. Car, quoique ma destinée m’ait forcé de vivre loin de votre cour, elle n’a pu assurément rien diminuer des sentiments qui m’attacheront à vous jusqu’au dernier jour de ma vie.

 

Non-seulement je vous envoie, sire, cette Histoire, mais je ferai tenir aussi à votre majesté la tragédie de Sémiramis, que j’avais faite pour la dauphine, qui nous a été enlevée (3). Je n’ai pu vous donner la Pucelle ; il faudrait pour cela user de violence, et la violence n’est bonne qu’avec les pandours et les hussards (4). C’est malgré moi que je ne remets pas entre vos mains tout ce que j’ai pu jamais faire ; il est juste que l’homme de la terre le plus capable d’en juger en soit le possesseur. Je ne crois pas que dorénavant ma santé me permette de travailler beaucoup ; je suis tombé enfin dans un état auquel je ne crois pas qu’il y ait de ressource. J’attends la mort patiemment ; et si votre majesté veut le permettre, j’aurai soin que tous mes manuscrits vous soient fidèlement remis après ma mort, et votre majesté en disposera comme elle voudra. C’est déjà pour moi une idée bien consolante de penser que tout ce qui m’a occupé pendant ma vie ne passera que dans les mains du grand Frédéric.

 

Je sais que votre majesté a ordonné au sieur Thieriot de lui envoyer toutes les éditions qu’il aura pu recouvrer ; mais elles sont toutes si informes et si fautives, qu’il n’y en a aucune que je puisse adopter. Celle des Ledet est une des plus mauvaises ; et surtout leur sixième volume serait punissable (5), si on savait en Hollande punir la licence des libraires.

 

Votre majesté ne sera peut-être pas fâchée d’apprendre que les armes du roi mon maître et ses succès en Flandre ont prévenu de nouvelles  prévarications de la part des libraires hollandais. Un secrétaire (6), que malheureusement madame du Châtelet m’avait donné elle-même, avait pris la peine de transcrire à Bruxelles plusieurs de mes lettres et de celles de madame du Châtelet, plusieurs même de votre majesté, et les avait mises en dépôt chez une marchande de Bruxelles, nommée Desvignes, qui demeure à l’enseigne du Ruban bleu. Cette femme en avait vendu une partie aux Ledet, qui les ont imprimées dans leur sixième volume ; et elle était en marché du reste, lorsque le roi mon maître prit Bruxelles (7). Nous nous adressâmes sur-le-champ à M. de Séchelles, nommé intendant des pays conquis. Il fit une descente chez la Desvigne, se saisit des papiers, et les renvoya à madame la marquise du châtelet.

 

Au reste, sire, madame du Châtelet et moi nous sommes toujours pénétrés de la même vénération pour votre majesté, et elle vous donne sans difficulté la préférence sur toutes les monades de Leibnitz. Tout sert à la faire souvenir de vous : votre portrait, qui est dans sa chambre à la droite de Louis XIV ; vos médailles, qui sont entre celles de Newton et de Marlborough ; votre couvert, avec lequel elle mange souvent ; enfin votre réputation, qui est présente partout et à tous les moments.

 

Pour moi, sire, je n’ai d’autre regret dans ce monde que celui de ne plus voir le grand homme qui en est l’ornement. J’achève paisiblement ma carrière, et je la finirai en vous protestant que j’aurai toujours vécu avec le plus véritable attachement et le plus profond respect, etc.

 

 

 

 

1 – On n’a rien trouvé de 1745, et peu de lettres des années suivantes. (K.)

 

2 – A la bataille de Sorr. Voyez, notre Avertissement sur l’Essai sur les mœurs, dont le commencement fut aussi perdu. (G.A.)

 

3 – Voyez, notre Avertissement sur Sémiramis. (G.A.)

 

4 – C’était madame du Châtelet qui refusait toujours de communiquer ce poème ; Frédéric n’en avait que quelques chants. (G.A.)

 

5 – Ce sixième volume renfermait des lettres de Frédéric à Voltaire et de Voltaire à Frédéric. (G.A.)

 

6 – Longchamp. (G.A.)

 

7 – Février 1746. (G.A.)

 

 

 

 

 

223 – DU ROI

 

A Berlin, le 18 Décembre 1746.

 

 

Le marquis de Paulmi sera reçu comme le fils d’un ministre français que j’estime (1), et comme un nourrisson du Parnasse accrédité par Apollon même. Je suis bien fâché que le chemin du duc de Richelieu ne le conduise pas par Berlin ; il a la réputation de réunir mieux qu’homme de France les talents de l’esprit et de l’érudition aux charmes et à l’illusion de la politesse. C’est le modèle le plus avantageux à la nation française que son maître ait pu choisir pour cette ambassade, un homme de tout pays, citoyen de tous les lieux, et qui aura dans tous les siècles les mêmes suffrages que lui accordent Paris, la France, et l’Europe entière.

 

Je suis accoutumé à me passer de bien des agréments dans la vie. J’en supporterai plus facilement la privation de la bonne compagnie dont les gazettes nous avaient annoncé la venue.

 

Tant que vous ne mourrez que par métaphore, je vous laisserai faire. Confessez-vous, faites-vous graisser la physionomie des saintes huiles, recevez à la fois les sept sacrements, si vous le voulez ; peu m’importe ; cependant dans votre soi-disant agonie, je me garderai bien d’avoir autant de sécurité que les Hollandais en ont eu envers le maréchal de Saxe (2). Certes, vous autres Français vous êtes étonnants. Vos héros gagnent des batailles ayant la mort sur les lèvres, et vos poètes font des ouvrages immortels à l’agonie. Que ne ferez-vous pas, si jamais la nature se plaît par un caprice à vous rendre sains et robustes !

 

Les anecdotes sur la vie privée de Louis XIV m’ont fait bien du plaisir, quoique à la vérité je n’y aie pas trouvé des choses nouvelles. Je voudrais que vous n’écrivissiez point la campagne de 44 (3), et que vous missiez la dernière main au Siècle de Louis-Le-Grand. Les auteurs contemporains sont accusés par tous les siècles d’être tombés dans les aigreurs de la satire ou dans la fatuité de la flatterie. S’il y a moyen de vous faire faire un mauvais ouvrage, c’est en vous obligeant à travailler à celui que vous avez entrepris. C’est aux hommes de faire de grandes choses, et à la postérité impartiale à prononcer sur eux et sur leurs actions.

 

Croyez-moi, achevez la Pucelle. Il vaut mieux dérider le front des honnêtes gens que de faire des gazettes pour des polissons. Un Hercule enchaîné et retenu par trop d’entraves doit perdre sa force et devenir plus flasque que le lâche Pâris.

 

Il semble que le dauphin ne se marie que pour exercer votre génie. Sémiramis fait autant de bruit en Allemagne que la nouvelle dauphine (4) en fait en France. Mettez-moi donc en état de juger ou de l’une ou de l’autre, et de joindre mes suffrages à ceux de Versailles.

 

Maupertuis se remet de sa maladie. Toute la ville s’intéresse à son sort ; c’est notre Palladium, et la plus belle conquête que j’aie faite de ma vie. Pour vous, qui n’êtes qu’un inconstant, un ingrat, un perfide, un … que ne vous dirais-je pas, si je ne faisais grâce à vous et à tous les Français en faveur de Louis XV (5) !

 

Adieu ; les vêpres de la comédie sonnent. Barbarin (6), Cochois (7), Hauteville, m’appellent ; je vais les admirer. J’aime la perfection dans tous les métiers, dans tous les Arts ; c’est pourquoi je ne saurais refuser mon estime à l’auteur de la Henriade. FÉDÉRIC.

 

 

 

 

1 – Paulmi était fils du marquis d’Argenson. Il venait d’être nommé pour accompagner Richelieu, qui se rendait à Dresde comme ambassadeur. (G.A.)

 

2 – Voyez le chapitre XV du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

 

3 – Voyez notre Avertissement sur le Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

 

4 – C’était la fille du roi de Saxe que Richelieu allait chercher. (G.A.)

 

5 – M. Beuchot croit qu’il faut lire Louis XIV. (G.A.)

 

6 – Ou plutôt Barberini, danseuse, qui fut maîtresse de Frédéric II. (G.A.)

 

7 – Actrice qui devint plus tard femme de d’Argens. (G.A.)

 

 

 

 

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