CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1751 - Partie 72
Photo de PAPAPOUSS
272 – DE VOLTAIRE
1751.
Sire, eh bien ! votre majesté a raison, et la plus grande raison du monde ; et moi, à mon âge, j’ai un tort presque irréparable. Je ne me suis jamais corrigé de la maudite idée d’aller toujours en avant dans toutes les affaires, et quoique très persuadé qu’il y a mille occasions où il faut savoir perdre et se taire, et quoique j’en eusse l’expérience, j’ai eu la rage de vouloir prouver que j’avais raison contre un homme avec lequel il n’est pas même permis d’avoir raison. Comptez que je suis au désespoir, et que je n’ai jamais senti une douleur si profonde et si amère. Je me suis privé, de gaieté de cœur, du seul objet pour qui je suis venu (1) ; j’ai perdu des conférences qui m’éclairaient et qui me ranimaient, j’ai déplu au seul homme à qui je voulais plaire. Si la reine de Saba avait été dans la disgrâce de Salomon, elle n’aurait pas plus souffert que moi. Je peux répondre au Salomon d’aujourd’hui que tout son génie n’est pas capable de me faire sentir ma faute au point où mon cœur me la fait sentir. J’ai une maladie bien cruelle ; mais elle n’approche pas, en vérité, de mon affliction, et cette affliction n’est égale qu’à ce tendre et respectueux attachement qui ne finira qu’avec ma vie.
1 – Frédéric avait défendu à Voltaire de paraître devant lui tant que durerait le procès Hirsch. (G.A.)
273 – DE VOLTAIRE.
1751.
Sire, votre majesté joint à ses grands talents celui de connaître les hommes. Mais pour moi, je ne comprends pas comment, dans une retraite (royale à la vérité, mais encore plus philosophique) dans laquelle on n’a rien à se disputer, et qui devrait être l’asile de la paix, le diable peut encore semer sa zizanie. Pourquoi souleva-t-on d’Arnaud contre moi ? pourquoi le rendit-on méchant ? Pourquoi corrompit-on mon secrétaire ? Pourquoi m’a-t-on attaqué auprès de vous par les rapports les plus bas et par les détails les plus vils ? Pourquoi vous fit-on dire, dès le 29 Novembre, que j’avais acheté pour quatre-vingt mille écus de billets de la Stère (1), tandis que je n’en ai jamais eu un seul, et qu’ayant été publiquement sollicité par le juif Hirschell d’en prendre comme les autres, et ayant consulté le sieur Kercheisen sur la nature de ces effets, j’avais, dès le 24 Novembre, révoqué mes lettres de change, et défendu à Hirschell de prendre pour moi un seul billet en question ? Pourquoi dicta-t-on à Hirschell une lettre calomnieuse adressée à votre majesté, lettre dont tous les points sont reconnus autant de mensonges par un jugement authentique ? Pourquoi osa-t-on dire à votre majesté que l’arrêt nécessaire de la personne de ce juif, arrêt sans lequel j’aurais perdu dix mille écus de lettres de change, arrêt fait selon toutes les règles, était contre toutes les règles ? Pardon, sire : que votre grand cœur me permette de continuer. Pourquoi poursuivre ainsi auprès de vous un malheureux étranger, un malade, un solitaire, qui n’est ici que pour vous seul, à qui vous tenez lieu de tout sur la terre, qui a renoncé à tout pour vous entendre et pour vous lire, que son cœur seul a conduit à vos pieds, qui n’a jamais dit un seul mot qui pût blesser personne, et qui, malgré ce qu’il a essuyé, ne se plaindra de personne ? Pourquoi m’avait-on prédit ces persécutions, prédictions que vous avez lues (2), et que votre bonté me promit de détourner et de rendre inutiles ? Pourquoi a-t-on forcé d’Argens de partir ? Pourquoi m’a-t-on accablé si cruellement ? Voilà, je vous le jure, un problème que je ne peux résoudre.
Ce procès que j’ai eu, que j’ai gagné dans tous ses points, n’ai-je pas tout tenté pour ne le point avoir ? On m’a forcé à le soutenir, sans quoi j’étais volé de treize mille écus ; tandis que je soutiens depuis huit mois, à Paris, la dépense d’une grosse maison, et que, par le désordre où j’ai laissé mes affaires, comptant passer deux mois à vos pieds, je souffre, depuis cinq mois, sans le dire, la saisie de tous mes revenus à Paris. Cependant on m’a fait passer auprès de votre majesté pour un homme bassement intéressé. Voilà pourquoi, sire, j’avais prié Darget de se jeter pour moi à vos pieds, et de vous supplier de supprimer ma pension (3) ; non pas assurément pour rejeter vos bienfaits, dont je suis pénétré, mais pour convaincre votre majesté qu’elle est mon unique objet. Suis-je venu chercher ici de l’éclat, de la grandeur, du crédit ? Je voulais vivre dans une solitude, et admirer quelquefois votre personne et vos ouvrages, travailler, souffrir patiemment les maux où la nature me condamne, et attendre doucement la mort. Voilà ce que je désire encore. Je ne serai pas plus solitaire auprès de Potsdam que dans votre palais de Berlin. Si Darget vous a parlé des prières que j’osais vous faire pour cet arrangement, je vous supplie, sire, de les oublier, et de me pardonner les propositions que j’avais hasardées. Je vivrai très bien auprès de Potsdam, avec ce que votre majesté daigne m’accorder. J’y resterai, sous le bon plaisir de votre majesté, jusqu’au printemps, et alors j’irai faire un tour à Paris pour mettre un ordre certain pour jamais dans mes affaires. J’ose me flatter que l’assurance de ne pas déplaire à un grand homme pour qui seul je vis, je sens, et je pense, adoucira la maladie dont je suis tourmenté, laquelle demande du repos, et surtout la paix de l’âme ; sans quoi la vie est un supplice. Permettez-moi donc, sire, d’aller m’établir au Marquisat (4) jusqu’au printemps ; j’irai dans quelques jours, dès que la lie du procès sera bue et que tout sera fini. Voilà la grâce que je supplie votre majesté de daigner faire à un homme qui voudrait passer à vos pieds le peu de jours qui lui restent.
J’avais, sire, minuté cette lettre, pour la transcrire d’une manière plus respectueuse ; mais mes souffrances ne me permettent pas de la recommencer, et j’espère que votre majesté aura assez de compassion de mon accablement, pour daigner recevoir ma lettre avec bonté dans l’état où je la lui présente, avec le plus profond respect et le plus tendre attachement.
1 – Steuer, banque. On appela steuer-scheine des billets faits en Saxe pour payer les contributions imposées à ce pays pendant la guerre de Sept-Ans. Les porteurs de ces valeurs devaient en toucher non-seulement les intérêts, mais encore le capital dans un temps déterminé. Quoique tous ces billets, d’après le traité de Dresde, ne dussent être l’objet d’aucun trafic, la spéculation s’en était emparée. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à madame Denis, du 18 Décembre 1752. (G.A.)
3 – Voyez la lettre n° 268. (G.A.)
4 – Maison de plaisance, aux environs de Potsdam. (G.A.)
274 – DE VOLTAIRE
Février, 1751.
Sire, je conjure votre majesté de substituer la compassion aux sentiments de bonté qui m’ont enchanté, et qui m’ont déterminé à passer à vos pieds le reste de ma vie. Quoique j’aie gagné ce procès, je fais encore offrir à ce juif de reprendre pour deux mille écus les diamants qu’il m’a vendus trois mille, afin de pouvoir me retirer dans la maison que votre majesté permet que j’habite auprès de Potsdam. L’état où je suis ne me permet guère de me montrer et j’ai besoin de faire des remèdes à la campagne pendant plus d’un mois. Permettez-moi de m’y aller établir la première semaine de mars, et de rester jusqu’au cinq ou six mars dans votre château. C’est un homme assurément très malade qui vous demande cette grâce. Songez aussi que c’est un homme qui n’a eu, en renonçant à sa patrie, que votre seule personne pour objet, et dont l’attachement ne peut être douteux. Puisque vous avez la bonté de me dire les choses qui vous ont déplu, cette bonté même m’assure que je ne vous déplairai plus. Il est bien sûr que je ne me suis pas donné à vous pour ne pas chercher à vous rendre ma conduite agréable, et que, quand on est conduit par le cœur, les devoirs sont bien doux.
Permettez-moi, sire, de dire à votre majesté que j’avais beaucoup connu Gross (1) à Paris ; qu’il m’était venu voir à Berlin, et que j’allai le prier de me faire venir un ballot de livres et de cartes de géographie que M. de Razomowsky me devait envoyer. Je ne savais pas un mot de son rappel. Ce fut lui qui me l’apprit ; et quand il m’en dit la raison, je me mis à rire. Je lui dis en vérité ce qui convenait en pareille occasion à un homme qui apprenait cette aventure de sa bouche. C’est l’unique fois que je lui aie parlé et l’unique ministre que j’aie vu, et je peux assurer votre majesté que je n’en verrai aucun en particulier.
Pardonnez-moi si je vous ai présenté des lettres de madame de Bentinck (2). Je ne vous en présenterai plus.
A l’égard de la société, j’ose dire, sire, que je ne crois pas y avoir mis la moindre apparence d’aigreur ni de trouble. S’il y avait même quelqu’un dont je pusse avoir à me plaindre, je jure à votre majesté que tout serait oublié dans un instant, et que le bonheur d’être dans vos bonnes grâces me rendrait agréables ceux mêmes qui, étant mal instruits de l’affaire du juif, auraient trop pris parti contre moi. Je ne crois pas qu’il puisse être revenu à votre majesté que j’aie jamais dit un seul mot qui ait pu déplaire à personne. Daignez être très sûr que jamais je ne mettrai même la moindre froideur dans le commerce avec aucun de ceux qui vous approchent ; et sur cela je n’aurais pas à me vaincre.
Pour le juif, daignez, sire, vous informer des juges s’il y a un homme plus inique et de plus mauvaise foi sur la terre. Il refuse, tout condamné qu’il est, les mille écus que je lui offre de gagner. Mais cela ne m’empêchera pas de profiter de la grâce que votre majesté daigne me faire, et d’habiter la maison près de Potsdam, dont votre majesté est encore suppliée de me laisser la jouissance jusqu’au printemps. Je sacrifierai tout pour venir goûter le repos auprès du séjour que vous rendez si célèbre par tout ce que vous y faites. Daignez me laisser espérer que je verrai vos dernières productions. Il n’y a point pour moi de consolation plus chère. Vous ne pouvez pas assurément douter, sire, que je ne sois tendrement attaché à votre personne, et j’ose dire que je le suis à un point que j’espère que votre majesté me pardonnera tout.
1 – Envoyé de Russie à Berlin. Frédéric fit un crime à Voltaire de lui avoir fait visite au moment où ce diplomate rompait toute relation avec la cour de Prusse, sous prétexte d’un souper où il n’avait pas été invité. (G.A.)
2 – Femme séparée de son mari, le comte de Bentinck, et protectrice de La Beaumelle. (G.A.)