CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - 1742 - Partie 47

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197 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 18 Novembre 1742.

 

 

J’ai vu ce monument durable

Qu’au genre humain vous érigez ;

J’ai lu cette histoire admirable

De fous, de saints, et d’enragés,

De chevaliers infortunés

Guerroyant pour un cimetière (1),

Et de ces successeurs de Pierre

Que joyeusement vous bernez.

Que je suis heureux, cher Voltaire,

D’être né ton contemporain !

Ah ! si j’avais vécu naguère,

Quelque trait mordant et sévère

M’eût déjà frappé de ta main.

 

 

         Continuez cet excellent ouvrage pour l’amour de la vérité, continuez-le pour le bonheur des hommes. C’est un roi qui vous exhorte à écrire les folies des rois.

 

         Vous m’avez si fort mis dans le goût du travail, que j’ai fait une épître, une comédie, et des Mémoires (2) qui, j’espère, seront fort curieux. Lorsque les deux premières pièces seront corrigées de façon que j’en sois satisfait, je vous les enverrai. Je ne puis vous communiquer que des fragments de la troisième ; l’ouvrage en entier n’est pas de nature a être rendu public. Je suis cependant persuadé que vous y trouverez quelques endroits passables.

 

         Je vois que vous avez une idée assez juste de nos comédiens ; ce sont proprement des danseurs dont la famille de La Cochoix fait la comédie (3). Ils jouent passablement quelques pièces du théâtre italien et de Molière ; mais je leur ai défendu de chausser le cothurne, ne les en trouvant pas dignes.

 

         La collection d’antiques du cardinal de Polignac est arrivée à bon port, sans que les statues aient souffert la moindre fracture.

 

 

Pourquoi remuer à grands frais

Les décombres de Rome entière,

Ce marbre, et cette antique pierre,

Et pourquoi chercher les portraits

De Virgile, Horace et d’Homère ?

Leur esprit et leur caractère,

Plus estimables que leurs traits,

Se retrouvent tous dans Voltaire.

 

 

         Le cardinal apostolique, qui pouvait vous posséder (4), avait donc grand tort de ramasser tous ces bustes ; mais moi, qui n’ai pas cet honneur-là, il me faut vos écrits dans ma bibliothèque, et ces antiques dans ma galerie.

 

         Je souhaite que messieurs les Anglais se divertissent aussi bien cet hiver en Flandre, que je me propose de passer agréablement mon carnaval à Berlin (5). J’ai donné le mal épidémique de la guerre à l’Europe, comme une coquette donne certaines faveurs cuisantes à ses galants. J’en suis guéri heureusement, et je considère à présent comme les autres vont se tirer des remèdes par lesquels ils passent. La fortune ballotte le pauvre empereur (6) et la reine de Hongrie ; je suis d’avis que la fermeté ou la faiblesse de la France en décidera.

 

         Au moins souvenez-vous que je me suis approprié une certaine autorité sur vous ; vous êtes comptable envers moi de vos Siècles, de l’Histoire générale, etc., comme les chrétiens le sont de leurs moments envers le doux Sauveur. Voilà ce que c’est que le commerce des rois, mon cher Voltaire ; ils empiètent sur les droits de chacun, ils s’arrogent des prétentions qu’ils ne devraient point avoir. Quoi qu’il en soit, vous m’enverrez votre histoire, trop heureux que vous en réchappiez vous-même ; car, si je m’en croyais, il y aurait longtemps que j’aurais fait imprimer un manifeste par lequel j’aurais prouvé que vous m’appartenez, et que j’étais fondé à vous revendiquer, à vous prendre partout où je vous trouverais.

 

         Adieu ; portez-vous bien, ne m’oubliez pas, et surtout ne prenez point racine à Paris, sans quoi je suis perdu. FÉDÉRIC.

 

 

1- Le tombeau de Jésus. (G.A.)

 

2 – Mémoires pour servir à l’histoire de Brandebourg. (G.A.)

 

3 – C’était le marquis d’Argens qui avait procuré cette troupe d’opéra. Mademoiselle Cochois épousa plus tard le marquis philosophe. (G.A.)

 

4 – Voltaire avait fort connu Polignac. Voyez le Temple du Goût. (G.A.)

 

5 – Les Anglais voulaient engager les états-généraux à prendre part à la guerre en faveur de Marie-Thérèse. (G.A.)

 

6 – Charles VII. (G.A.)

 

 

 

 

 

198 – DU ROI

 

 

A Berlin, le 5 Décembre 1742.

 

 

         Au lieu de votre Pucelle et de votre belle Histoire, je vous envoie une petite comédie contenant l’extrait de toutes les folies que j’ai été en état de ramasser et de coudre ensemble. Je l’ai fait représenter aux noces de Césarion, et encore a-t-elle été fort mal jouée. D’Equille (1), qui m’a rendu votre lettre d’antique date, est arrivé ; on dit qu’il a plus d’étoffe que son frère : je n’ai pas encore été en état d’en juger. Je n’ai de la Pucelle que l’alpha et l’oméga ; si je pouvais avoir les IVe, Ve et VIIe chants, alors ce serait un trésor dont vous m’auriez mis pleinement en possession.

 

         Il me semble que les créanciers de mesdames les dix-sept Provinces sont aussi pressés de leur paiement que messieurs les maréchaux de France sont lents dans leurs opérations. Pour ce qui regarde vos créanciers, je vous prie de leur dire que j’ai beaucoup d’argent à liquider avec les Hollandais, et qu’il n’est pas encore clair qui de nous deux restera le débiteur.

 

         Si Paris est l’île de Cythère, vous êtes assurément le satellite de Vénus ; vous circulez à l’entour de cette planète, et suivez le cours que cet astre décrit de Paris à Bruxelles et de Bruxelles à Cirey. Berlin n’a rien qui puisse vous y attirer, à moins que nos astronomes de l’Académie ne vous y incitent avec leurs longues lunettes. Nos peuples du nord ne sont pas aussi mous que les peuples d’occident ; les hommes chez nous sont moins efféminés, et par conséquent plus mâles, plus capables de travail, de patience, et peut-être moins gentils, à la vérité. Et c’est justement cette vie de sybarite que l’on mène à Paris, dont vous faites tant d’éloge, qui a perdu la réputation de vos troupes et de vos généraux.

 

 

Surtout, en écoutant ces tristes aventures,

Pardonnez, cher Voltaire, à des vérités dures

Qu’un autre aurait pu taire ou saurait mieux voilée,

Mais que ma bouche enfin ne peut dissimuler (2).

 

 

         Adieu, cher Voltaire ; écrivez-moi souvent, et surtout envoyez-moi vos ouvrages et la Pucelle. J’ai tant d’affaires que ma lettre se sent un peu du style laconique. Elle vous ennuiera moins, si je n’en ai pas déjà trop dit. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Frère du marquis d’Argens. (G.A.)

 

2 – Parodie de quatre vers du IIe chant de la Henriade, premières éditions. (G.A.)

 

 

 

 

 

199 – DE VOLTAIRE

 

 

Décembre 1742.

 

 

         Sire,

 

J’ai reçu votre lettre aimable (1)

Et vos vers fins et délicats,

Pour prix de l’énorme fatras

Dont, moi pédant, je vous accable.

C’est ainsi qu’un franc discoureur,

Croyant captiver le suffrage

De quelque esprit supérieur,

En de longs arguments s’engage.

L’homme d’esprit, par un bon mot,

Répond à tout ce verbiage,

Et le discoureur n’est qu’un sot.

 

 

         Votre          humanité est plus adorable que jamais : il n’y a plus moyen de vous dire toujours votre majesté. Cela est bon pour des princes de l’Empire, qui ne voient en vous que le roi ; mais moi qui vois l’homme, et qui ai quelquefois de l’enthousiasme, j’oublie dans mon ivresse le monarque pour ne songer qu’à cet homme enchanteur.

 

Dites-moi par quel art sublime

Vous avez pu faire à la fois

Tant de progrès dans l’art des rois

Et dans l’art charmant de la rime.

Cet art des vers est le premier,

Il faut que le monde l’avoue ;

Car des rois que ce monde loue,

L’un fut prudent, l’autre guerrier ;

Celui-ci, gai, doux et paisible,

Joignit le myrte à l’olivier,

Fut indolent et familier ;

Cet autre ne fut que terrible.

J’admire leurs talents divers,

Moi qui compile leur histoire ;

Mais aucun d’eux n’obtint la gloire

De faire de si jolis vers.

O mon héros ! esprit fertile,

Animé de ce divin feu,

Régner et vaincre n’est qu’un jeu,

Et bien rimer est difficile.

Mais non, cet art noble et charmant

N’est pour vous qu’un délassement :

Homme universel que vous êtes !

Vous saisissez également

La lyre aimable des poètes,

Et de Mars le foudre assommant.

Tout est pour vous amusement,

Vos mains à tout sont toujours prêtes ;

Vous rimez non moins aisément

Que vous avez fait vos conquêtes.

 

 

         Si la reine de Hongrie et le roi mon seigneur et maître voyaient la lettre de votre majesté, ils ne pourraient s’empêcher de rire, malgré le mal que vous avez fait à l’une, et le bien que vous n’avez pas fait à l’autre. Votre comparaison d’une coquette, et même de quelque chose de mieux, qui a donné des faveurs un peu cuisantes, et qui se moque de ses galants dans les remèdes est une chose aussi plaisante qu’en aient dit les Césars, et les Antoine, et les Octave, vos devanciers, gens à grandes actions et à bons mots. Faites comme vous l’entendrez avec les rois ; battez-les, quittez-les, querellez-vous, raccommodez-vous ; mais ne soyez jamais inconstant pour les particuliers qui vous adorent.

 

 

Vos faveurs étaient dangereuses

Aux rois qui le méritent bien :

Car tous ces gens-là n’aiment rien,

Et leurs promesses sont trompeuses.

Mais moi qui ne vous trompe pas,

Et dont l’amour toujours fidèle

Sent tout le prix de vos appas.

Moi qui vous eusse aimé cruelle,

Je jouirai sans repentir

Des caresses et du plaisir

Que fait votre muse infidèle.

 

 

         Il pleut ici de mauvais livres et de mauvais vers ; mais comme votre majesté ne juge pas de tous nos guerriers par l’aventure de Lintz (2), elle ne juge pas non plus de l’esprit des Français par les Etrennes de la Saint-Jean (3), ni par les grossièretés de l’abbé Desfontaines.

 

         Il n’y a rien de nouveau parmi nos sybarites de Paris. Voici le seul trait digne, je crois, d’être conté à votre majesté. Le cardinal de Fleury, après avoir été assez malade, s’avisa, il y a deux jours, ne sachant que faire, de dire la messe à un petit autel, au milieu d’un jardin où il gelait. M. Amelot et M. de Breteuil (4) arrivèrent, et lui dirent qu’il se jouait à se tuer : Bon, bon, messieurs, dit-il, vous êtes des douillets. A quatre-vingt-dix ans ! quel homme ! Sire, vivez autant, dussiez-vous dire la messe à cet âge, et moi la servir.

 

         Je suis avec le plus profond respect, etc.

 

 

1 – Lettre du 18 Novembre. (G.A.)

 

2 – En janvier 1742, le comte de Ségur, enfermé dans Lintz, avait capitulé au moment même où Frédéric allait le dégager. (G.A.)

 

3 – Voyez, aux FACÉTIES, la lettre à messieurs les auteurs des Etrennes de la Saint-Jean. (G.A.)

 

4 – L’un ministre des affaires étrangères, et l’autre, ministre de la guerre. (G.A.)

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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