CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - 1741 - Partie 40
Photo de PAPAPOUSS
172 – DU ROI
Au camp de Strelen, 22 Juillet 1741.
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Après la sentence que vous venez de prononcer sur votre Hélicon (1), je ne puis vous écrire qu’en vers. C’est une corruption dont je me sers pour captiver votre affection. Si vous étiez médiateur entre la reine d’Hongrie et moi (2), je plaiderais ma cause en vers, et mes vieux documents en rimes serviraient aux amusements de mon pacificateur. Il n’y aura pas assurément autant de lacunes dans l’histoire que vous écrivez, qu’il se trouve de vide dans notre campagne ; mais notre inaction ne sera pas longue. Si nous suspendons nos coups, ce n’est que pour frapper dans peu d’une manière plus sûre et plus éclatante.
Je vous recommande les intérêts du siècle divin (3) que vous peignez si élégamment. J’aimerais mieux l’avoir fait que d’avoir gagné cent batailles.
Adieu, cher Voltaire ; lorsque vous faisiez la guerre à vos libraires et à vos autres ennemis, j’écrivais ; à présent que vous écrivez, je m’escrime d’estoc et de taille. Tel est le monde.
Ne doutez pas de la parfaite amitié avec laquelle je suis tout à vous. FÉDÉRIC.
1 – Voyez la lettre précédente. (G.A.)
2 – On négociait toujours. (G.A.)
3 – Le Siècle de Louis XIV. (G.A.)
173 – DE VOLTAIRE
A Bruxelles, le 3 Août 1741
Vous dont le précoce génie
Poursuit sa carrière infinie
Du Parnasse aux champs des combats,
Défiant d’un essor sublime
Et les obstacles de la rime,
Et les menaces du trépas :
Amant fortuné de la Gloire,
Vous avez voulu que l’histoire
Devînt l’objet de mes travaux ;
Du haut du temple de Mémoire,
Sur les ailes de la Victoire
Vos yeux conduisent mes pinceaux.
Mais non, c’est à vous seul d’écrire
A vous de chanter sur la lyre
Ce que vous seul exécutez
Tel était jadis ce grand homme (4),
L’oracle et le vainqueur de Rome,
Qu’on vante et que vous imitez.
Cependant la douce éminence (5),
Ce roi tranquille de la France,
Etendant partout ses bienfaits,
Vers les frontières alarmées
Fait déjà marcher quatre armées,
Seulement pour donner la paix.
J’aime mieux Jordan, qui s’allie
Avec certain Anglais impie
Contre l’idole des dévots (6),
Contre ce monstre atrabilaire
De qui les fripons savent faire
Un engin pour prendre les sots.
Autrefois Julien-le-Sage,
Plein d’esprit, d’art, et de courage,
Jusqu’à son temple l’a vaincu :
Ce philosophe sur le trône,
Unissant Thémis et Bellone,
L’eût détruit, s’il avait vécu.
Achevez cet heureux ouvrage,
Brisez ce honteux esclavage
Qui tient les humains enchaînés ;
Et, dans votre noble colère,
Avec Jordan le secrétaire,
Détruisez l’idole, et vivez.
Vous que la raison pure éclaire,
Comment craindriez-vous de faire
Ce qu’ont fait vos braves aïeux (7),
Qui dans leur ignorance heureuse
Bravèrent la puissance affreuse
De ce monstre élevé contre eux !
Hélas ! Votre esprit héroïque
Entend trop bien la politique ;
Je vois que vous n’en ferez rien.
Tous les dévots, saisis de crainte,
Ont déjà partout fait leur plainte
De vous voir si mauvais chrétien.
Content de briller dans le monde,
Vous leur laissez l’erreur profonde
Qui les tient sous d’indignes lois.
Le plus sage aux plus sots veut plaire ;
Et les préjugés du vulgaire
Sont encor les tyrans des rois.
Ainsi donc, sire, votre majesté ne combattra que des princes, et laissera Jordan combattre les erreurs sacrées de ce monde. Puisqu’il n’a pu devenir poète auprès de votre personne, que sa prose soit digne du roi que nous voudrions tous deux imiter. Je me flatte que la Silésie produira un ouvrage contre ce que vous savez, après ces beaux vers qui me sont déjà venus des environs de la Neiss. Certainement si votre majesté n’avait pas daigné aller en Silésie, jamais on n’y aurait fait de vers français. Je m’imagine qu’elle est à présent plus occupée que jamais ; mais je ne m’en effraie pas, et après avoir reçu d’elle des vers charmants, le lendemain d’une victoire (8), il n’y a rien à quoi je ne m’attende. J’espère toujours que je serai assez heureux pour avoir une relation de ses campagnes, comme j’en ai une du voyage de Strasbourg (9), etc.
1 – Voyez la lettre précédente. (G.A.)
2 – On négociait toujours. (G.A.)
3 – Le Siècle de Louis XIV. (G.A.)
4 – César. (G.A.)
5 – Le cardinal de Fleury. (G.A.)
6 – Jordan traduisait alors un auteur anglais, sans doute Bolingbroke. (G.A.)
7 – Au treizième siècle, ils chassèrent tous les prêtres. (K.)
8 – Voyez la lettre du 16 Avril. (G.A.)
9 – Voyez un fragment de cette relation dans les Mémoires de Voltaire. (G.A.)
174 – DU ROI
Au camp de Renhenbach, le 24 Août 1741.
De tous les monstres différents
Vous voulez que je sois l’Hercule,
Que Vienne avec ses adhérents,
Genève, Rome avec la bulle,
Tombent sous mes coups assommants :
Approfondissez mieux vos gens,
Et connaissez la différence
De la massue aux arguments.
L’antique idole qu’on encense,
La crédule Religion,
Se soutient par prévention,
Par caprice, et par ignorance.
La foudroyante Vérité
A poursuivi ce monstre en Grèce :
A Rome il fut persécuté
Par les vers sensés de Lucrèce.
Vous-même vous avez tenté
De rendre le monde incrédule,
En dévoilant le ridicule
D’un vieux rêve longtemps vanté :
Mais l’homme stupide, imbécile,
Et monté sur le même ton,
Croit plutôt à son évangile
Qu’il ne se range à la raison
Et la respectable nature,
Lorsqu’elle daigna travailler
A pétrir l’humaine figure,
Ne l’a pas faite pour penser.
Croyez-moi, c’est peine perdue
Que de prodiguer le bon sens
Et d’étaler des arguments
Aux bœufs qui traînent la charrue
Mais de vaincre dans les combats
L’orgueil et ses fiers adversaires,
Et d’écraser dessous ses pas
Et les scorpions et les vipères,
Et de conquérir des Etats,
C’est ce qu’ont opéré nos pères,
Et ce qu’exécutent nos bras.
Laissez donc dans l’erreur profonde
L’esprit entêté de ce monde.
Eh ! que m’importent ses travers,
Pourvu que j’entende vos vers,
Et qu’après le feu de la guerre,
La paix renaissant sur la terre,
Pallas vous conduise à Berlin ?
Là, tantôt au sein de la ville,
Goûtant le plus brillant destin,
Ou préférant le doux asile
De la campagne plus tranquille,
A l’ombre de nos étendards,
Laissant reposer le fier Mars,
Nous jouirons, comme Epicure,
De la volupté la plus pure,
En laissant aux savants bavards
Leur physique et métaphysique ;
A messieurs de la mécanique,
Leur mouvement perpétuel ;
Au calculateur éternel,
Sa fluxion géométrique ;
Au dieu d’Epidaure empirique,
Son grand remède universel ;
A tout fourbe, à tout politique,
Son scélérat Machiavel ;
A tout chrétien apostolique,
Jésus et le péché mortel ;
En nous réservant pour partage
Des biens de ce monde l’usage,
L’honneur, l’esprit, et le bon sens,
Le plaisir, et les agréments.
Jordan traduit son auteur anglais avec la même fidélité que les Septante translatèrent la Bible. Je crois l’ouvrage bientôt achevé. Il y a tant de bonnes choses à dire contre la religion, que je m’étonne qu’elles ne viennent pas dans l’esprit de tout le monde : mais les hommes ne sont pas faits pour la vérité. Je les regarde comme une horde de cerfs dans le parc d’un grand seigneur, et qui n’ont d’autre fonction que de peupler et remplir l’enclos (1).
Je crois que nous nous battrons bientôt : c’est une œuvre assez folle ; mais que voulez-vous, il faut être quelquefois fou dans sa vie.
Adieu, cher Voltaire. Ecrivez-moi plus souvent ; mais surtout ne vous fâchez pas si je n’ai pas le temps de vous répondre. Vous connaissez mes sentiments. FÉDÉRIC.
1 – Halluciné par la victoire, Frédéric a, comme on voit, des opinions de despote et de conquérant. (G.A.)
175 – DE VOLTAIRE
A Cirey (1), ce 21 Décembre 1741
Soleil, pâle flambeau de nos tristes hivers,
Toi qui de ce monde est le père,
Et qu’on a cru longtemps le père des bons vers,
Malgré tous les mauvais que chaque jour voit faire ;
Soleil, par quel cruel destin
Faut-il que dans ce mois, où l’an touche à sa fin,
Tant de vastes degrés t’éloignent de Berlin ?
C’est là qu’est mon héros, dont le cœur et la tête
Rassemblent tout le feu qui manque à ses Etats ;
Mon héros, qui de Neiss achevait la conquête,
Quand tu fuyais de nos climats :
Pourquoi vas-tu, dis-moi, vers le pôle antarctique ?
Quels charmes ont pour toi les Nègres de l’Afrique ?
Revole sur tes pas loin de ce triste bord,
Imite mon héros, viens éclairer le Nord.
C’est ce que je disais, sire, ce matin, au soleil votre confrère, qui est aussi l’âme d’une partie de ce monde. Je lui en dirais bien davantage sur le compte de votre majesté, si j’avais cette facilité de faire des vers, que je n’ai plus, et que vous avez. J’en ai reçu ici que vous avez faits dans Neiss (2), tout aussi aisément que vous avez pris cette ville (3). Cette petite anecdote, jointe aux vers que votre humanité m’envoya immédiatement après la victoire de Molvitz, fournit de bien singuliers mémoires pour servir un jour à l’histoire.
Louis XIV prit en hiver la Franche-Comté ; mais il ne donna point de bataille, et ne fit point de vers au camp devant Dôle, ou devant Besançon : aussi j’ai pris la liberté de mander à votre majesté que l’histoire de Louis XIV me paraissait un cercle trop étroit ; je trouve que Frédéric élargit la sphère de mes idées. Les vers que votre majesté a faits dans Neiss ressemblent à ceux que Salomon faisait dans sa gloire, quand il disait après avoir tâté de tout, Tout n’est que vanité. Il est vrai que le bonhomme parlait ainsi au milieu de sept cents femmes et de trois cents concubines ; le tout sans avoir donné de bataille, ni fait de siège. Mais n’en déplaise, sire, à Salomon et à vous, ou bien à vous et à Salomon, il ne laisse pas d’y avoir quelque réalité dans ce monde.
Conquérir cette Silésie,
Revenir couvert de lauriers
Dans les bras de la poésie ;
Donner aux belles, aux guerriers,
Opéra, bal, et comédie ;
Se voir craint, chéri, respecté,
Et connaître au sein de la gloire
L’esprit de la société,
Bonheur si rarement goûté
Des favoris de la Victoire ;
Savourer avec volupté,
Dans des moments libres d’affaire,
Les bons vers de l’antiquité,
Et quelquefois en daigner faire
Dignes de la postérité :
Semblable vie a de quoi plaire ;
Elle a de la réalité,
Et le plaisir n’est point chimère.
Votre majesté a fait bien des choses en peu de temps. Je suis persuadé qu’il n’y a personne sur la terre plus occupé qu’elle, et plus entraîné dans la variété des affaires de toute espèce. Mais avec ce génie dévorant, qui met tant de choses dans sa sphère d’activité, vous conserverez toujours cette supériorité de raison qui vous élève au-dessus de ce que vous êtes et de ce que vous faites.
Tout ce que je crains, c’est que vous ne veniez à trop mépriser les hommes. Des millions d’animaux sans plumes, à deux pieds, qui peuplent la terre, sont à une distance immense de votre personne, par leur âme comme par leur état. Il y a un beau vers de Milton :
Amongst unequals no society.
Il y a encore un autre malheur, c’est que votre majesté peint si bien les nobles friponneries des politiques, les soins intéressés des courtisans, etc., qu’elle finira par se défier de l’affection des hommes de toute espèce, et qu’elle croira qu’il est démontré en morale qu’on n’aime point un roi pour lui-même. Sire, que je prenne la liberté de faire aussi ma démonstration. N’est-il pas vrai qu’on ne peut pas s’empêcher d’aimer pour lui-même un homme d’un esprit supérieur qui a bien des talents, et qui joint à tous ces talents-là celui de plaire ? Or, s’il arrive que par malheur ce génie supérieur soit roi, son état en doit-il empirer, et l’aimerait-on moins parce qu’il porte une couronne ? Pour moi, je sens que la couronne ne me refroidit point du tout. Je suis, etc.
1 – Voltaire avait quitté Bruxelles au commencement de novembre. (G.A.)
2 – Ces vers, qui sont ceux de la lettre précédente, n’avaient point été faits dans Neiss. Ils sont datés du 24 Août, et Neiss ne fut prise que le 31 Octobre. (G.A.)
3 – Frédéric n’eut pas de peine à prendre cette ville. Par suite d’un accord secret avec les Autrichiens, devenus plus dociles, il en obtenait la remise après quinze jours d’un siège simulé. Le bruit courut parmi les alliés qu’il avait fait la paix avec l’ennemi commun. (G.A.)