CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - 1741 - Partie 39

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167 – DE VOLTAIRE

 

 

5 Mai 1741

 

 

Je croyais autrefois que nous n’avions qu’une âme,

Encore est-ce beaucoup, car les sots n’en ont pas :

Vous en possédez trente, et leur céleste flamme

Pourrait seule animer tous les sots d’ici-bas.

Minerve a dirigé vos desseins politiques ;

Vous suivez à la fois Mars, Orphée, Apollon ;

Vous dormez en plein champ sur l’affût d’un canon ;

Neiperg fuit devant vous aux plaines germaniques.

César, votre patron, par qui tout fut soumis,

Aimait aussi les arts, et sa main triomphale

Cueille encor des lauriers dans ses nobles écrits ;

Mais a-t-il fait des vers au grand jour de Pharsale ?

A peine ce Neiperg est-il par vous battu,

Que vous prenez la plume en montrant votre épée.

Mon attente, ô grand roi ! n’a point été trompée,

Et non moins que Neiperg mon génie est vaincu.

 

 

         Sire, faire des vers et de jolis vers après une victoire, est une chose unique, et par conséquent réservée à votre majesté. Vous avez battu Neiperg et Voltaire. Votre majesté devrait mettre dans ses lettres des feuilles de laurier, comme les anciens généraux romains. Vous méritez à la fois le triomphe du général et du poète, et il vous faudrait deux feuilles de laurier au moins.

 

         J’apprends que Maupertuis est à Vienne ; je le plains plus qu’un autre ; mais je plains quiconque n’est pas auprès de votre personne. On dit que le colonel Camas (1) est mort bien fâché de n’être pas tué à vos yeux. Le major Knobertoff (2) (dont j’écris mal le nom) a eu au moins ce triste honneur, dont Dieu veuille préserver votre majesté ! Je suis sûr de votre gloire, grand roi, mais je ne suis pas sûr de votre vie ; dans quels dangers et dans quels travaux vous la passez, cette vie si belle ! des lignes à prévenir ou à détruire, des alliés à se faire ou à retenir, des sièges, des combats, tous les desseins, toutes les actions, et tous les détails d’un héros : vous aurez peut-être tout, hors le bonheur. Vous pourez, ou faire un empereur, ou empêcher qu’on n’en fasse un, ou vous faire empereur vous-même : si le dernier cas arrive, vous n’en serez pas plus sacrée majesté pour moi.

 

         J’ai bien de l’impatience de dédier Mahomet à cette adorable majesté. Je l’ai fait jouer à Lille, et il a été mieux joué qu’il ne l’eût été à Paris ; mais quelque émotion qu’il ait causée, cette émotion n’approche pas de celle que ressent mon cœur en voyant tout ce que vous faites d’héroïque.

 

 

1 – C’est le même qui avait annoncé à la cour de Versailles l’avènement de Frédéric. (G.A.)

2 – Knobelsdorf. Sa mort était un faux bruit. (G.A.)

 

 

 

 

 

168 – DU ROI

 

 

Au camp de Molvitz, le 13 Mai 1741

 

 

         Les gazettes de Paris qui vous disaient à l’extrémité, et madame du Châtelet ne bougeant de votre chevet, m’ont fait trembler pour les jours d’un homme que j’aime, lorsque j’ai vu par votre lettre (1) que ce même homme est plein de vie, et qu’il m’aime encore.

 

         Ce n’est point mon frère qui a été blessé, c’est le prince Guillaume, mon cousin. Nous avons perdu à cette heureuse et malheureuse journée quantité de bons sujets. Je regrette tendrement quelques amis dont la mémoire ne s’effacera jamais de mon cœur. Le chagrin des amis tués est l’antidote que la Providence a daigné joindre à tous les heureux succès de la guerre, pour tempérer la joie immodérée qu’excitent les avantages remportés sur les ennemis. Le regret de perdre de braves gens est d’autant plus sensible qu’on doit de la reconnaissance à leurs mânes, et sans pouvoir jamais s’en acquitter. La situation où je suis m’amènera dans peu, mon cher Voltaire, à risquer de nouveaux hasards. Après avoir abattu un arbre, il est bon d’en détruire jusqu’aux racines, pour empêcher que des rejetons ne le remplacent avec le temps. Allons donc voir ce que nous pourrons faire à l’arbre dont M. de Neiperg doit être regardé comme la sève.

 

         J’ai vu et beaucoup entretenu le maréchal de Belle-Isle, qui sera dans tout pays ce que l’on appelle un très grand homme. C’est un Newton pour le moins en fait de guerre, autant aimable dans la société qu’intelligent et profond dans les affaires, et qui fait un honneur infini à la France sa nation, et au choix de son maître.

 

         Je souhaite de tout mon cœur de n’attendre que de bonnes nouvelles de votre part : soyez persuadé que personne ne s’y intéresse plus que votre fidèle ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

169 – DU ROI

 

 

Au camp de Grotkau, le2 Juin 1741

 

 

Vous qui possédez tous les arts,

Et surtout le talent de plaire ;

Vous qui pensez à nos housards

En cueillant des fruits de Cythère,

Qui chantez Charles et Newton,

Et qui du giron d’Emilie

Aux beaux esprits donnez le ton,

Ainsi qu’a la philosophie :

De ce camp d’où maint peloton

S’exerce en tirant à l’envie,

De ma très turbulente vie

Je vous fais un léger crayon.

 

Nous avons vu Césarion,

Le court Jordan qui l’accompagne,

Tenant en main son Cicéron,

Horace, Hippocrate, et Montagne ;

Nous avons vu des maréchaux,

Des beaux esprits, et des héros,

Des bavards et des politiques,

Et des soldats très impudiques ;

Nous avons vu dans nos travaux

Combats, escarmouches, et sièges,

Mines, fougasses, et cent pièges,

Et moissonner dame Atropos,

Faisant rage de ces ciseaux

Parmi la cohue imbécile

Qui suit d’un pas fier et docile

Les traces de ses généraux.

 

Mais si j’avais vu davantage,

En serais-je plus fortuné ?

Qui pense et jouit à mon âge,

Qui de vous est endoctriné,

Mérite seul le nom de sage ;

Mais qui peut vous voir de ses yeux

Mérite seul le nom d’heureux.

 

 

         Ni mon frère, ni ce Knobelsdorf que vous connaissez, n’ont été à l’action. C’est un de mes cousins et un major de dragons Knodelsdorf qui ont eu le malheur d’être tués.

 

         Donnez-moi plus souvent de vos nouvelles. Aimez-moi toujours, et soyez persuadé de l’estime que j’ai pour vous. Adieu. FÉDÉRIC.

 

 

 

 

 

170 – DU ROI

 

 

Au camp de Strelen, le 25 Juin 1741.

 

 

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         L’annonce de votre histoire me fait bien du plaisir ; cela n’ajoutera pas un petit laurier de plus à ceux que vous prépare la main de l’Immortalité ; c’est votre gloire, en un mot, que je chéris. Je m’intéresse au Siècle de Louis XIV ; je vous admire comme philosophe, mais je vous aime bien mieux poète.

 

Préférez la lyre d’Horace

Et ses immortels accords

A ces gigantesques efforts

Que fait la pédantesque race,

Pour mieux connaître les ressorts

De l’air, des corps, et de l’espace,

Grands objets trop peu faits pour nous.

Ces sages souvent sont bien fous.

 

 

         L’un fait un roman de physique, l’autre monte avec bien de la peine et ajuste ensemble les différentes parties d’un système sorti de son cerveau creux.

 

 

Ne perdons point à rêvasser

Un temps fait pour la jouissance.

Ce n’est point à philosopher

Qu’on avance dans la science.

Tout l’art est d’apprendre à douter,

Et modestement confesser

Nos sottises, notre ignorance.

 

         L’histoire et la poésie offrent un champ bien plus libre à l’esprit. Il s’agit d’objets qui sont à notre portée, de faits certains et de riantes peintures. La véritable philosophie, c’est la fermeté d’âme et la netteté de l’esprit qui nous empêche de tomber dans les erreurs du vulgaire, et de croire aux effets sans cause.

 

         La belle poésie, c’est sans contredit la vôtre ; elle contient tout ce que les poètes de l’antiquité ont produit de meilleur.

 

Votre muse, forte et légère,

Des agréments semble la mère,

Parlant la langue des amours.

Mais lorsque vous peignez la guerre,

Comme un impétueux tonnerre

Elle entraîne tout dans son cours.

 

         C’est que vous et votre muse, vous êtes tout ce que vous voulez. Il n’est pas permis à tout le monde d’être Protée comme vous ; et nous autres pauvres humains, nous sommes obligés de nous contenter du petit talent que l’avare nature a daigné nous donner.

 

         Je ne puis vous mander des nouvelles de ce camp, où nous sommes les gens les plus tranquilles du monde. Nos housards sont les héros de la pièce pendant l’intermède, tandis que les ambassadeurs me haranguent, qu’on fait les Silésiens cocus, etc., etc.

 

         Bien des compliments à la marquise ; quant à vous, je pense bien que vous devez être persuadé de la parfaite estime et de l’amitié que j’aurai toujours pour vous. Adieu. FÉDÉRIC.

 

 

 

 

         Le pauvre Césarion est malade à Berlin où je l’ai renvoyé pour le guérir ; et Jordan, qui vient d’arriver de Breslau, est tout fatigué du voyage.

 

 

 

 

 

171 – DE VOLTAIRE

 

 

A Bruxelles, le 29 Juin 1741

 

 

Sire, chacun son lot ; une aigle vigoureuse,

Non l’aigle de l’Empire (elle a depuis un temps

Perdu son bec retors et ses ongles puissants),

Mais l’aigle de la Prusse, et jeune et valeureuse,

Réveille dans son vol, au bruit de ses exploits,

La gloire, qui dormait loin des trônes des rois.

Un vieux renard adroit, tapi dans sa tanière,

Attend quelques perdrix auprès de sa frontière ;

Un honnête pigeon, point fourbe et point guerrier,

Cache ses jours obscurs au fond d’un colombier.

Je suis ce vieux pigeon ; j’admire en sa carrière

Cette aigle foudroyante et si vive et si fière.

Ah ! si d’un autre bec les dieux m’avaient pourvu,

Si j’étais moins pigeon, je vous suivrais peut-être ;

Je verrais dans son camp mon adorable maître,

Et tel que Maupertuis, peut-être au dépourvu,

De housards entouré, dépouillé, mis à nu (1),

J’aurais, par les doux sons de quelque chansonnette,

Consolé, s’il se peut, Neiperg de sa défaite.

Le ciel n’a pas voulu que de mes sombres jours

Cette grande aventure ait éclairé le cours.

Mais dans mon colombier je vous suis en idée ;

De vos vaillants exploits ma verve possédée

Voyage en fiction vers les murs de Breslau,

Dans les champs de Molvitz, aux remparts de Glogau ;

Je vous y vois tranquille au milieu de la gloire,

Arracher une plume au dos de la victoire,

Et m’écrire en jouant, sur la peau d’un tambour,

Ces vers toujours heureux, pleins de grâce et de tour

Hindfort, et vous Ginkel, vous dont le nom barbare

Fait jurer de mes vers la cadence bizarre,

Venez-vous près de lui, le caducée en main,

Pour séduire son âme et changer son destin (2) ?

Et vous, cher Valori, toujours prêt à conclure,

Voulez-vous des Ginkel déranger la mesure (3) ?

Ministres cauteleux, ou pressants, ou jaloux,

Laissez là tout votre art, il en sait plus que vous

Il sait quel intérêt fait pencher la balance,

Quel traité, quel ami convient à sa puissance ;

Et toujours agissant, toujours pensant en roi,

Par la plume et l’épée il sait donner la loi.

Cette plume surtout est ce qui fait ma joie ;

Car, messieurs, quand le jour, à tant de sorts en proie

Il a campé, marché, recampé, ferraillé,

Ecouté cent avis, répondu, conseillé,

Ordonné des piquets, des haltes, des fourrages,

Garni, forcé, repris, débouché vingt passages,

Et parlé dans sa tente à des ambassadeurs

(Gens quelquefois trompés, encor que grands trompeurs

Alors tranquille et gai, n’ayant plus rien à faire,

En vers doux et nombreux il écrit à Voltaire.

En faites-vous autant, George, Charles, Louis (4),

Très respectable rois, d’Apollon peu chéris ?

La maison des Bourbons ni les filles d’Autriche

N’ont jamais fait pour moi le plus court hémistiche.

Qu’importent leurs aïeux, leur trône, leurs exploits ?

S’ils ne font point de vers, ils ne sont point mes rois.

Je consens qu’on soit bon, juste, grand, magnanime,

Que l’on soit conquérant, mais je prétends qu’on rime.

Protecteur d’Apollon, grand génie, et grand roi,

Battez-vous, écrivez, et surtout aimez-moi.

 

 

         Sire, le plus prosaïque de vos serviteurs ne peut rimer davantage.Je suis actuellement enfoncé dans l’histoire ; elle devient tous les jours plus chère pour moi depuis que je vois le rang illustre que vous y tiendrez. Je prévois que votre majesté s’amusera quelque jour à faire le récit de ces deux campagnes (5) : heureux qui pourrait être alors son secrétaire : mais aussi très heureux qui sera son lecteur ! C’est aux Césars à faire leurs Commentaires.  MM. de La Croze (6) et Jordan, de grâce, prêtez-moi vos vieux livres et vos lumières nouvelles pour les antiques vérités que je cherche ; mais quand je serai arrivé au siècle illustré par Frédéric, permettez-moi d’avoir recours directement à notre héros. Que vous êtes heureux, ô Jordan : vous le voyez ce héros, et vous avez de plus une très belle bibliothèque ; il n’en est pas ainsi de moi, je n’ai point ici de héros, et j’ai très peu de livres. Cependant je travaille, car les gens oisifs ne sont pas faits pour lui plaire.

 

De son sublime esprit la noble activité

Réveillerait dans moi la molle oisiveté.

Tout mortel doit agir, roi, fermier, soldat, prêtre ;

A ces conditions le ciel nous donna l’être :

Le plaisir véritable est le fruit des travaux.

Grand Dieu, que de plaisir doit goûter mon héros !

 

 

         Je suis de sa majesté, de son humanité, de son activité, de son esprit et de son cœur, l’admirateur et le sujet.

 

 

1 – Maupertuis avait, en effet, été pris par les Autrichiens. (G.A.)

2 – Lord Hyndfort avait été envoyé par l’Angleterre pour négocier la paix entre Frédéric et Marie-Thérèse. Il était alors à Breslau en conférence avec des ministres de beaucoup de puissances européennes. (G.A.)

3 – Frédéric, voyant que Marie-Thérèse ne pouvait se décider à lui abandonner la Silésie, signa alors son alliance avec la France et la Bavière. (G.A.)

4 – George II d’Angleterre, Charles de Bavière, et Louis XV. (G.A.)

5 – Il fit ce récit dans l’Histoire de mon temps. (G.A.)

6 – Mort depuis 1739. (G.A.)

 

 

 

 

CORRESPONDANCE ROI DE PRUSSE - Partie 39

Publié dans Frédéric de Prusse

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