CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - 1741 - Partie 38 -
Photo de PAPAPOUSS
163 – DE VOLTAIRE
A Bruxelles, le 28 Janvier 1741
M. DE KAISERLING ET UN QUESTIONNEUR.
LE QUESTIONNEUR.
Aimable adjudant d’un grand roi
Et du dieu de la poésie,
Sur mon héros instruisez-moi.
Que fait-il dans la Silésie ?
KAISERLING.
Il fait tout ; il se fait aimer.
LE QUESTIONNEUR.
En deux mots c’est beaucoup m’apprendre :
Mais ne pourriez-vous point étendre
Un détail qui me doit charmer ?
Je sais que pour bien peindre un sage
Un trait de vos crayons suffit :
Un mot est assez pour l’esprit ;
Mais le cœur en veut davantage.
KAISERLING.
Sachez donc que notre héros,
Dont la peau douce et très frileuse
Semblait faite pour le repos,
Affronta la glace et les eaux
Dans la saison la plus affreuse.
Sa politique imagina
Un projet belliqueux et sage
Que personne ne devina (1).
L’activité le prépara,
Et la gaieté fut du voyage.
La fière Autriche en murmura,
Le conseil aulique cria,
Dépêcha plus d’une estafette,
Plus d’une lettre barbouilla
Et dit que ce voyage-là
Etait contraire à l’étiquette.
Cependant Frédéric parut
Dans la Silésie étonnée :
Vers lui tout un peuple accourut
En bénissant sa destinée.
Il prit les filles par la main ;
Il caressa le citadin ;
Il flatta la sottise altière
De celui qui dans sa chaumière
Se dit issu de Vitikin :
Aux huguenots il fit accroire
Qu’il était bon luthérien ;
Au papiste, à l’ignatien,
Il dit qu’un jour il pourrait bien
Leur faire en secret quelque bien,
Et croire même au purgatoire.
Il dit, et chaque citoyen
A sa santé s’en alla boire.
Ils criaient tous à haute voix :
Vivons et buvons sous ses lois.
Mais tandis qu’on tient ce langage,
Que de fleurs on couvre ses pas,
Il part, et son brillant courage
Appelle déjà les combats.
Va donc préparer ta trompette,
Et tes lauriers, et des crayons.
Un héros exige un poète,
Des exploits veulent des chansons.
Célèbre ce héros qu’on aime ;
Fais des vers dignes de mon roi.
LE QUESTIONNEUR.
Pardieu, qu’il les fasse lui-même !
Il sait les faire mieux que moi.
J’avoue, sire, que j’attends au moins un huitain du vainqueur de la Silésie. J’aime à voir mon héros toucher aux deux extrémités à la fois.
A peine fus-je arrivé à Bruxelles, que j’allai à Lille avec madame du Châtelet : j’y vis un opéra (2) français assez passable pour votre majesté : elle remarquera seulement si une nation qui a des opéras dans ses places frontières n’est pas faite pour la joie. J’y vis aussi la comédie de Lanoue (3), à laquelle il comptait beaucoup réformer et ajouter pour la rendre digne de divertir un connaisseur tel que mon roi.
Si, après avoir donné des lois à l’Allemagne, votre majesté veut quelque jour se réjouir à Berlin (ce qui n’est pas un mauvais parti), qu’elle remercie la petite Gautier.
Pourquoi en remercier la petite Gautier ? me dira votre majesté. Voici le fait, sire : c’est que Lanoue, comme de raison, ne voulait pas quitter sa maîtresse, tant qu’elle a été ou qu’elle lui a paru fidèle ; mais depuis qu’il l’a reconnue très infidèle, votre majesté peut se flatter d’avoir Lanoue.
Je crois devoir envoyer les mémoires et lettres que je reçus de Lanoue, lorsque je lui écrivis par ordre de votre majesté ; elle verra, si elle veut s’en donner la peine, qu’il demandait d’abord quarante mille écus. Ensuite, par sa lettre du 23 Octobre, il ne veut pas s’engager. Mais le 28 Octobre il s’engagea, parce qu’il fut quitté de sa donzelle (4) du 23 au 28 Octobre.
A présent, sire, cet amant malheureux attend vos derniers ordres pour fournir ou ne fournir pas baladins et baladines pour les plaisirs de Berlin. Il presse beaucoup, et demande des ordres positifs à cause des frais qu’un délai entraînerait.
J’envoie à votre majesté une lettre plus digne d’arrêter son attention : elle est du président Hénault (5), l’homme de France qui a le plus de goût et de discernement, et mériterait d’être lue de votre majesté, quand même il n’y serait pas question d’elle.
Puisque je prends la liberté d’envoyer tant de manuscrits, que votre majesté me permette de lui faire passer aussi une lettre de madame du Châtelet, que j’ai reçue de La Haye ; il y a des choses qui peut-être méritent d’être lues de votre majesté. Il court à Paris beaucoup de satires en vers et en prose sur l’expédition de la Silésie. On y fait l’honneur à quelques-uns de vos serviteurs de leur lâcher quelque pardon, quoiqu’ils n’aient, me semble, aucune part en cette affaire ; mais
Mon roi protégera l’Empire,
Et sera l’arbitre du Nord ;
Et qui saura braver la mort
Sait aussi braver la satire.
Sire, de votre majesté le très humble et très obéissant serviteur.
P.S. – Oserai-je supplier votre majesté de me faire envoyer un exemplaire du manifeste imprimé de ses droits sur la Silésie.
1 – On prétend que Voltaire l’avait deviné pendant son séjour à Berlin. (G.A.)
2 – C’est-à-dire une troupe d’opéra. (G.A.)
3 – C’est-à-dire, la troupe de comédiens que dirigeait Lanoue. (G.A.)
4 – La donzelle entra deux ans plus tard à la Comédie-Française, et épousa en 1751 son camarade Drouin. (G.A.)
5 – Madame du Châtelet avait apporté cette lettre de Paris. (G.A.)
164 – DE VOLTAIRE
A Bruxelles, ce 25 Mars 1741
A moi, Gresset ! soutiens de ta lyre éclatante
Les sons déjà cassés de ma voix tremblotante ;
Envoie en Silésie un perroquet nouveau (1),
Qui vole vers mon prince aux murs du grand Glogau (2).
Un oiseau plus fameux et plus plein de merveilles,
Qui possède cent yeux, cent langues, cent oreilles,
Le courrier des héros, déjà dans l’univers,
A prévenu tes chants, a devancé mes vers ;
La Renommée avance, et sa trompette efface
La voix du perroquet qui gazouille au Parnasse.
On l’entend en tous lieux, cette fatale voix
Qui déjà sur le trône étonne tous les rois.
Du sein de l’indolence éveillez-vous, dit-elle ;
Monarques, paraissez, Frédéric vous appelle ;
Voyez, il a couvert, au milieu des hasards,
Les lauriers d’Apollon du casque du dieu Mars.
Sa main, dans tous les temps noblement occupée,
Tient la lyre d’Achille et porte son épée ;
Il pouvait mieux que vous, dans un loisir heureux,
Cultiver les beaux-arts et caresser les jeux ;
Sans sortir de sa cour il eût trouvé la gloire ;
Le repos eût encore ennobli sa mémoire ;
Mais des bords du Permesse il s’élance aux combats,
Il brave les saisons, il cherche le trépas ;
Et vous, vous entendez, sans que rien vous alarme,
Ou les rêves d’un bonze, ou les sermons d’un carme ;
Vous allez à la messe et vous en revenez.
Végétaux sur le trône, à languir destinés,
N’attendez rien de moi ; mes voix et mes trompettes
Pour des rois endormis sont à jamais muettes ;
Ou plutôt, vils objets de mon juste courroux,
Rougissez et tremblez, si je parle de vous.
Ainsi la Renommée, en volant sur la terre,
Célébrait le héros des arts et de la guerre.
Vous, enfants d’Apollon, par sa voix excités,
Perroquets de la gloire, écoutez et chantez.
Ah ! Sire, les honneurs changent les mœurs : faut-il, parce que votre majesté se bat tous les jours contre de vilains housards auxquels elle ne voudrait pas parler, et qui ne savent pas ce que c’est qu’un vers, qu’elle ne m’écrive plus du tout (3) ? Autrefois elle daignait me donner de ses nouvelles, elle me parlait de sa fièvre quarte ; à présent qu’elle affronte la mort, qu’elle prend des villes, et qu’elle donne la fièvre continue à tant de princes, elle m’abandonne cruellement. Les héros sont des ingrats. Voilà qui est fait, je ne veux plus aimer votre majesté. Je me contenterai de l’admirer. N’abusez pas, sire, de ma faiblesse. On nous a conté qu’on avait fait une conspiration contre votre majesté. C’est bien alors que j’ai senti que je l’aimais.
Je voudrais seulement, sire, que vous eussiez la bonté de me dire, la main sur la conscience, si vous êtes plus heureux que vous ne l’étiez à Reinsberg. Je conjure votre majesté de satisfaire à cette question philosophique. Profond respect.
1 – On voit que Voltaire est toujours jaloux de Gresset, que Frédéric tâchait d’attirer à sa cour. (G.A.)
2 – Glogau avait été prise le 9 Mars. (G.A.)
3 – Frédéric lui avait écrit le 19 une lettre qu’on n’a plus. (G.A.)
165 – DU ROI
A Olau, le 16 Avril 1741
Je connais les douceurs d’un studieux repos :
Disciple d’Epicure, amant de la Mollesse,
Entre ses bras, plein de faiblesse,
J’aurais pu sommeiller à l’ombre des pavots.
Mais un rayon de gloire animant ma jeunesse
Me fit voir d’un coup d’œil les faits de cent héros ;
Et, plein de cette noble ivresse,
Je voulus surpasser leurs plus fameux travaux.
Je goûte le plaisir, mais le devoir me guide.
Délivrer l’univers de monstres plus affreux
Que ceux terrassés par Alcide,
C’est l’objet salutaire auquel tendent mes vœux.
Soutenir de mon bras les droits de ma patrie,
Et réprimer l’orgueil des plus fiers des humains,
Tous fous de la vierge Marie,
Ce n’est point un ouvrage indigne de mes mains.
Le bonheur, cher ami, cet être imaginaire,
Ce fantôme éclatant qui fuit devant nos pas,
Habite aussi peu cette sphère
Qu’il établit son règne au sein de mes Etats.
Aux berceaux de Reinsberg, aux champs de Silésie
Méprisant du bonheur le caprice fatal,
Ami de la philosophie,
Tu me verras toujours aussi ferme qu’égal.
On dit les Autrichiens battus (1), et je crois que c’est vrai.
Vous voyez que la lyre d’Horace a son tour après la massue d’Alcide. Faire son devoir, être accessible aux plaisirs, ferrailler avec les ennemis, être absent, et ne point oublier ses amis : tout cela sont des choses qui vont fort bien de pair, pourvu qu’on sache assigner des bornes à chacune d’elles. Doutez de toutes les autres ; mais ne soyez pas pyrrhonien sur l’estime que j’ai pour vous, et croyez que je vous aime. Adieu. FÉDÉRIC.
1 – A Molvitz, le 10 Avril. Voyez la lettre à d’Argental du 5 Mai 1741. (G.A.)
166 – DU ROI
Au camp de Molvitz, le 2 Mai 1741
De cette ville portative,
Légère, et qu’ébranlent les vents,
D’architecture peu massive,
Dont nous sommes les habitants ;
Des glorieux et tristes champs
Où des soldats la fureur vive
Défit la troupe fugitive
De nos ennemis impuissants ;
Des lieux où l’ambition folle
Réunit sous ses étendards
Ceux qu’instruisit à son école
Le fier, le sanguinaire Mars ;
En un mot, du centre du trouble,
Je vous cherche au sein de la paix,
Où vous savez jouir au double
De cent plaisirs, de cent succès ;
Où vous vivez quand je travaille ;
Où vous instruisez l’univers,
Lorsque de cent peuples divers
Je vois, au fort de la bataille,
Les ombres passer aux enfers.
Voilà tout ce que peut vous dire ma muse guerrière, d’un camp très froid. Je n’entre point en détail avec vous, car il n’y a rien de raffiné dans la façon dont nous nous entretenons ; cela se fait toujours à mon grand regret ; et si je dirige la fureur obéissante de mes troupes, c’est toujours aux dépens de mon humanité, qui pâtit du mal nécessaire que je ne saurais me dispenser de faire.
Le maréchal de Belle-Isle (1) est venu ici avec une suite de gens très sensés. Je crois qu’il ne reste plus guère de raison aux Français après celle que ces messieurs de l’ambassade ont reçue en partage. On regarde en Allemagne comme un phénomène très rare de voir des Français qui ne soient pas fous à lier. Tels sont les préjugés des nations les unes contre les autres : quelques gens de génie savent s’en affranchir ; mais le vulgaire croupit toujours dans la fange des préjugés. L’erreur est son partage. A vous qui la combattez, soit honneur, santé, prospérité, et gloire à jamais. Ainsi soit-il. Adieu. FÉDÉRIC.
1 – Ce maréchal fut l’âme de toutes les négociations contre Marie-Thérèse. (G.A.)