CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 28
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120 – DU PRINCE ROYAL
A Remusberg, le 3 Mai.
Mon cher Voltaire, il faut avouer que vos rêves valent les veilles de beaucoup de gens d’esprit, non point parce que je suis le sujet de vos vers, mais parce qu’il n’est guère possible de dire de plus jolies choses et de plus galantes sur un plus mince sujet.
Ce dieu du Goût dont tu peignis le temple,
Voulant lui-même éclairer l’univers.
Et nous donner son immortel exemple,
A, sous ton nom, sans doute fait ces vers.
Je le crois effectivement, et c’est vous qui nous abusez.
L’aimable, le divin Voltaire
Ecrit, mais il ne fait pas tout ;
L’on assure qu’au dieu du Goût
Il ne sert que de secrétaire.
Dites-nous un peu si c’est la vérité, et comment votre état vous permet d’accorder (1) tant d’imagination et tant de justesse, tant de profondeur et tant de légèreté,
Tant de savoir, tant de génie,
Melpomène avec Uranie,
Euclide armé de son compas, et les Grâces qui sur tes pas
S’empressent autour d’Emilie ;
Les ris badins, les ris moqueurs,
Avec les doctes profondeurs
De l’immense philosophie.
Ce sera, je crois, une énigme pour les siècles futurs, et le désespoir de ceux qui voudront être savants et aimables après vous.
Votre rêve, mon cher Voltaire, quoique très avantageux pour moi, m’a paru porter le caractère véritable des rêves, qui ne ressemblent jamais parfaitement à la vérité. Il y manque beaucoup de choses pour l’accomplir, et il me semble qu’un esprit prophétique aurait bien pu y ajouter ceci :
L’ange protecteur de Berlin,
Voulant y planter la science,
Chercha, parmi le genre humain,
Un sage en qui sa confiance
Des beaux-arts remît le destin.
Il ne chercha point dans la France
Ce radoteur, vieille éminence,
Qu’un peuple rongé par la faim,
Ou quelque auteur manquant de pain,
Assez grossièrement encense (2)
Mais, loin de ce prélat romain,
Il trouva l’aimable Voltaire
Que Minerve même instruisait,
Tenant en ses mains notre sphère.
Lui sagement examinait,
Et tout rigidement pesait
Au poids que d’une main sévère
La Vérité lui fournissait.
Ah ! dit l’ange, c’est mon affaire.
Si l’esprit, ainsi qu’autrefois,
Sur le trône élevait les rois,
La Prusse te verrait naguère (3)
Revêtu de ce caractère ;
Mais de plus indulgentes lois
Aux sots donnent les mêmes droits.
D’où vient que ces faveurs insignes
Ne sont jamais pour les plus dignes ?
Cet ange, ou ce génie de la Prusse, n’en resta pas là ; il voulait, à quelque prix que ce fût, vous engager à vous mettre à la tête de cette nouvelle académie dont le rêve fait mention. Je lui dis que nous n’en étions pas encore où nous en croyions être :
Car que peut une académie
Contre l’appât de la beauté ?
Le poids seul que donne Emilie
Entraîne tout de son côté.
L’ange tenait ferme ; il prétendait prouver que le plaisir de connaître était préférable à celui de jouir.
Mais finissons, ceci suffit ;
Car Despréaux sagement dit
Qu’un bavard qui prétend tout dire,
Franc ignorant dans l’art d’écrire,
Lasse un lecteur qu’il étourdit.
Du génie heureux de la Prusse, je passe à l’ange gardien de Remusbert, dont la protection s’est manifestée dans le terrible incendie qui a réduit en cendres la plus grande partie de la ville. Le château a été sauvé ; cela n’est point étonnant, votre portrait y était enfermé.
Ce palladium le sauva
D’une affreuse flamme en furie
(Ondoyante, ardente, ennemie,
Qui bientôt le bourg consuma) ;
Car au château l’on conserva,
Et toujours l’on y révéra
De vous l’image tant chérie.
Mais le Troyen qui négligea
D’un dieu la céleste effigie,
Vit sa négligence punie ;
Bientôt le Grégeois apporta
La semence de l’incendie
Par lequel Ilion brûla.
Ce palladium est placé dans le sanctuaire du château, dans la bibliothèque où les sciences et les arts lui tiennent compagnie et lui servent de cadre :
Et les sages de tous les temps,
Les beaux esprits et les savants
L’honorent dans cette chapelle ;
De ses ouvrages excellents
On voit le monument fidèle,
De ses écrits tous les fragments ;
Et la Henriade immortelle
D’une foule de courtisans,
Tous animés de même zèle,
Reçoit les hommages fervents.
En vérité, sainte Marie,
Lorette et tous vos ornements,
La pompe de vos sacrements,
Vos prêtres et leur momerie,
Ne valent pas assurément
Ce culte exempt de flatterie,
Sans faste et sans hypocrisie ;
Ce culte de nos sentiments,
Qui sur l’autel du vrai mérite,
Le discernement à sa suite,
Offre le plus pur des encens.
Je vous prie de critiquer et mes vers et ma prose ; je corrige tout à mesure que je reçois vos oracles. Pour vous fournir nouvelle matière à correction, je vous envoie un conte (4) dont mon séjour de Berlin m’a fourni le sujet. Le fond de l’histoire est véritable ; j’ai cru devoir l’ajuster. Le fait est qu’un homme nommé Kirch, astronome de profession, et je crois, un peu astrologue par plaisir, est mort d’apoplexie (5) : un ministre de la religion réformée, de ses amis, vint voir ses sœurs, toutes deux astronomes, et leur conseilla de ne point enterrer leur frère, parce qu’il y avait beaucoup d’exemples de personnes que l’on avait enterrées avant que leur trépas fût avéré : et, par le conseil de cet ami, les sœurs crédules du mort attendirent trois semaines avant que de l’enterrer, jusqu’à ce que l’odeur du cadavre les y forçât, malgré les représentations du ministre, qui s’attendait tous les jours à la résurrection de M. Kirch. J’ai trouvé l’histoire si singulière, qu’elle m’a paru mériter la peine d’être mise dans un conte. Je n’ai eu d’autre objet en vue que celui de m’égayer, et s’il est trop long, vous n’en attribuerez la raison qu’à l’intempérance de ma verve.
Que ma bague, mon cher Voltaire, ne quitte jamais votre doigt ; ce talisman est rempli de tant de souhaits pour votre personne, qu’il faut de nécessité qu’il vous porte bonheur : j’y contribuerai toujours autant qu’il dépendra de moi, vous assurant que je suis inviolablement votre très fidèle ami.
Faites, s’il vous plaît, mes compliments à votre aimable marquise.
1 – Edition de Berlin : « Et comment votre être, aussi singulier qu’accompli, a pu accorder… » (G.A.)
2 – Toujours le cardinal de Fleury. Il faut remarquer que si Frédéric s’exprime avec une telle crudité, c’est qu’alors ses lettres vont trouver Voltaire à Bruxelles, sans passer par la France. Les indiscrétions de la poste française ne sont pas à craindre. (G.A.)
3 – Naguère est ici pour bientôt. (G.A.)
4 – Toujours le Miracle manqué. (G.A.)
5 – Le 9 Mars 1740. (G.A.)
121 – DU PRINCE ROYAL
A Remusberg, le 18 Mai.
Je vois dans vos discours la puissante évidence,
Et d’un autre côté la brillante apparence :
Par tous deux ébranlé, séduit également,
Je demeure indécis dans mon aveuglement.
L’homme est né pour agir, il est libre, il est maître,
Mais ses sens limités ne sauraient tout connaître :
Ses organes grossiers confondent les objets :
L’atome n’est point vu de ses yeux imparfaits,
Et les trop vastes corps à ses regards échappent ;
Les tubes vainement dans les cieux les rattrapent.
Pour tout connaître enfin nous ne sommes pas faits ;
Mais devinons toujours, et soyons satisfaits.
Voilà tout le jugement que je puis faire entre la marquise et M. de Voltaire. Quand je lis votre Métaphysique (1), je m’écrie, j’admire, et je crois. Lorsque je lis les Institutions physiques de la marquise (2), je me sens ébranlé, et je ne sais si je me suis trompé ou si je me trompe. En un mot, il faudrait avoir une intelligence aussi supérieure aux vôtres que vous êtes au-dessus des autres êtres pensants, pour dire qui de vous a deviné le mot de l’énigme. J’avoue humblement que je respecte beaucoup la raison suffisante, mais que je la croirais d’un usage infiniment plus sûr, si nos connaissances étaient aussi étendues qu’elle l’exige. Nous n’avons que quelques idées des attributs de la matière et des lois de la mécanique ; mais je ne doute point que l’éternel Architecte n’ait une infinité de secrets que nous ne découvrirons jamais, et qui par conséquent rendent l’usage de la raison suffisante insuffisant entre nos mains. J’avoue d’un autre côté que ces êtres simples qui pensent me paraissent bien métaphysiques, et que je ne comprends rien au vide de Newton, et très peu à l’espace de Leibnitz. Il me paraît impossible aux hommes de raisonner sur les attributs et sur les actions du Créateur, sans dire des pauvretés. Je n’ai de Dieu aucune autre idée que d’un Etre souverainement bon.
Je ne sais pas si sa liberté implique contradiction avec la raison suffisante, ou si des lois coéternelles à son existence rendent ses actions nécessaires et assujetties à leur détermination ; mais je suis très convaincu que tout est assez bien dans ce monde, et que si Dieu avait voulu faire de nous des métaphysiciens, il nous aurait assurément communiqué des lumières et des connaissances infiniment supérieures aux nôtres.
Il est fâcheux pour les philosophes qu’ils soient obligés de rendre raison de tout. Il faut qu’ils imaginent, lorsqu’ils manquent d’objets palpables. Avec tout cela, je suis obligé de vous dire que je suis très satisfait de votre Traité de métaphysique. C’est le Pitt ou le Grand Sancy (3), qui dans leur petit volume renferment des trésors immenses. La solidité du raisonnement et la modération de vos jugements devraient servir d’exemple à tous les philosophes et à tous ceux qui se mêlent de discuter des vérités. Le désir de s’instruire paraît leur objet naturel, et le plaisir de se chicaner en devient trop souvent la suite malheureuse.
Je voudrais bien me trouver dans la situation paisible et tranquille où vous me croyez. Je vous assure que la philosophie me paraît plus charmante et plus attrayante que le trône : elle a l’avantage d’un plaisir solide ; elle l’emporte sur les illusions et les erreurs des hommes ; et ceux qui peuvent la suivre dans le pays de la vertu et de la vérité, sont très condamnables de l’abandonner pour celui des vices et des prestiges.
Sorti du palais de Circé,
Loin des cris de la multitude,
Je me croyais débarrassé
Des périls au sein de l’étude ;
Plus qu’alors je suis menacé
D’une triste vicissitude,
Et par le sort je suis forcé
D’abandonner ma solitude.
C’est ainsi que dans le monde les apparences sont fort trompeuses. Pour vous dire naturellement ce qui en est, je dois vous avertir que le langage des gazettes est plus menteur que jamais, et que l’amour de la vie et l’espérance sont inséparables de la nature humaine : ce sont là les fondements de cette prétendue convalescence dont je souhaiterais beaucoup de voir la réalité. Mon cher Voltaire, la maladie du roi est une complication de maux dont les progrès nous ôtent tout espoir de guérison : elle consiste dans une hydropisie et une étisie formelle dans tout le corps. Les symptômes les plus fâcheux de cette maladie sont des vomissements fréquents qui affaiblissent beaucoup le malade. Il se flatte, et croit se sauver par les efforts qu’il fait de se montrer en public. C’est là ce qui trompe ceux qui ne sont pas bien informés du véritable état des choses.
On n’a jamais ce qu’on désire ;
Le sort combat notre bonheur :
L’ambitieux veut un empire,
L’amant veut posséder un cœur ;
Un autre après l’argent soupire ;
Un autre court après l’honneur.
Le philosophe se contente
Du repos, de la vérité ;
Mais, dans cette si juste attente,
Il est rarement contenté.
Ainsi, dans le cours de ce monde,
Il faut souscrire à son destin :
C’est sur la raison que se fonde
Notre bonheur le plus certain.
Ceint du laurier d’Horace, ou ceint du diadème,
Toujours d’un pas égal tu me verras marcher,
Sans me tourmenter ni chercher
Le repos souverain qu’au fond de mon cœur même.
C’est la seule chose qui me reste à faire, car je prévois avec trop de certitude qu’il n’est plus en mon pouvoir de reculer ; c’est en regrettant mon indépendance que je la quitte ; et déplorant mon heureuse obscurité, je suis forcé de monter sur le grand théâtre du monde.
Si j’avais cette liberté d’esprit que vous me supposez, je vous enverrais autre chose que de mauvais vers ; mais apprenez que ce ne sont pas là les derniers, et que vous êtes encore menacé d’une nouvelle épître. Encore une épître ! direz-vous. Oui, mon cher Voltaire, encore une épître, il en faut passer par là.
A propos de vers, j’ai vu une tragédie de Gresset, intitulée Edouard. La versification m’en a paru heureuse, mais il m’a semblé que les caractères étaient mal peints. Il faut étudier les passions pour les mettre en action ; il faut connaître le cœur humain, afin qu’en imitant son ressort, l’automate du théâtre ressemble et agisse conformément à la nature. Gresset n’a point puisé à la bonne source, autant qu’il me paraît.
Les beautés de détail peuvent rendre sa tragédie supportable à la lecture ; mais elles ne suffisent pas pour la soutenir à la représentation :
Autre est la voix d’un perroquet (4)
Autre est celle de Melpomène.
Celui qui a lâché ce lardon à Gresset n’a pas mal attrapé ses défauts. Il y a je ne sais quoi de mou et de languissant dans le rôle d’Edouard, qui ne peut guère inspirer que de l’ennui à l’auditeur.
Ennuyé des longueurs du sieur Pine, j’ai pris la résolution de faire imprimer la Henriade sous mes yeux. Je fais venir exprès la plus belle imprimerie à caractères d’argent qu’on puisse trouver en Angleterre. Tous nos artistes travaillent aux estampes et aux vignettes. Quoi qu’il en coûte, nous produirons un chef-d’œuvre digne de la matière qu’il doit présenter au public.
Je serai votre renommée ;
Ma main, de sa trompette armée,
Publiera dans tout l’univers
Vos vertus, vos talents, vos vers.
Je crains que vous ne me trouviez aujourd’hui, sinon le plus importun, au moins le plus bavard des princes. C’est un des petits défauts de ma nation que la longueur ; on ne s’en corrige pas si vite. Je vous en demande excuse, mon cher Voltaire, pour moi et pour mes compatriotes. Je suis cependant plus excusable qu’eux, car j’ai tant de plaisir à m’entretenir avec vous, que les heures me paraissent des moments. Si vous voulez que mes lettres soient plus courtes, soyez moins aimable, ou, selon le paragraphe douze de Leibnitz, cela implique contradiction : donc, etc.
Aimez-moi toujours un peu, car je suis jaloux de votre estime, et soyez bien persuadé que vous ne pouvez faire moins sans beaucoup d’ingratitude pour celui qui est avec admiration votre très fidèle ami, FEDERIC.
1 – C’est aujourd’hui la première partie des Eléments de la philosophie de Newton. Il ne faut pas confondre cet ouvrage avec le Traité de métaphysique. (G.A.)
2 – Voyez l’Eloge historique de madame du Châtelet. (G.A.)
3 – Célèbres diamants de la couronne de France.
4 – Allusion à Ver-Vert. (G.A.)
122 – DE VOLTAIRE
Monseigneur,
On vous dit à Ruppin rendu,
Sauvé de la foule importune
Du courtisan trop assidu,
Et des attraits de la Fortune,
Entre les bras de la Vertu.
Les gazettes disent que votre altesse royale y fait faire un manège ; apparemment qu’il y aura une place pour le cheval Pégase, qui me paraît un des chevaux de votre écurie que vous montez le plus souvent. Vous vous étonnez, monseigneur, que ma faible santé m’ait laissé assez de forces pour faire quelques ouvrages médiocres ; et moi, je suis bien plus surpris que la situation où vous avez été si longtemps ait pu vous laisser dans l’esprit assez de liberté pour faire des choses si singulières. Faire des vers, quand on n’a rien à faire, ne m’effraie point ; mais en faire de si bons, et dans une langue étrangère, quand on est dans une crise si violente, cela est fort au-dessus de mes forces.
Tantôt votre muse badine
Dans un conte folâtre, et rit ;
Tantôt sa morale divine
Eclaire et forme notre esprit.
Je vois là votre caractère ;
Vous êtes fait assurément
Pour l’agréable et pour le grand,
Pour nous gouverner, pour nous plaire ;
Il est des gens dans le ministère
De qui je n’en dirais pas tant.
Je n’ai point ici les ouvrages de Boileau ; mais je me souviens qu’il traduisit en deux vers (1) le vers d’Horace :
Tantalus a labris sitiens fugientia captat
Flumina
LIB. I, St. I, v. 68
Vous, le Boileau des princes, vous le traduisez en un seul (2) : eh tant mieux ! cela en est bien plus fort et plus énergique. J’aime à vous voir imperatoriam gravitatem.
Ce n’est pas là le style qu’en général on reproche aux Allemands. Or, à présent que j’ai eu l’honneur de vous prouver en passant que vous aviez ce petit avantage sur Boileau, il n’est plus surprenant que je vous dise, monseigneur, en toute humilité, qu’il y a dans votre épître plusieurs vers que je serais bien glorieux d’avoir faits. Votre altesse royale entend l’art de s’exprimer autant que celui d’être heureux dans toutes les situations. On dit ici sa majesté entièrement rétablie. Les vœux de votre cœur vertueux sont exaucés.
Vous direz toujours comme Horace :
Nave ferar magna an parva, ferar unus et idem.
LIB. II, Ep. II.
Les plaisirs, l’amitié, l’étude,
Vous suivront dans la solitude.
Du haut du mont Rémus vous instruirez les rois ;
Le véritable trône est partout où vous êtes.
Les arts et les vertus, dans vos douces retraites,
Parlent par votre bouche, et nous donnent des lois ;
Vous régnez sur les cœurs, et surtout sur vous-même.
Faut-il à votre front un autre diadème ?
A la laide coquette il faut des ornements,
A tout petit esprit, des dignités, des places ;
Le nain monte sur des échasses ;
Que de nains couronnés paraissent des géants !
Du nom de héros on les nomme ;
Le sot s’en éblouit, l’ambitieux les sert,
Le sage les évite, il n’aime qu’un grand homme ;
Ce grand homme est à Remusberg.
J’ai fait partir, monseigneur, pour cette délicieuse retraite, un gros paquet qui vaut mieux que tout ce que je pourrais envoyer à votre altesse royale. C’est la philosophie leibnitzienne d’une Française devenue Allemande par son attachement à Leibnitz, et bien plus encore par celui qu’elle a pour vous.
Voici le temps où j’aurais une grande envie de voir un second tome des sentiments d’un certain membre du parlement d’Angleterre (3) sur les affaires de l’Europe ; il me semble que celles d’Angleterre, de Suède et de Russie méritent bien l’attention de ce digne citoyen. Voilà la Suède, de menaçante qu’elle était autrefois (4) devenue mesurée ; la voilà embarrassée de sa liberté, et indécise entre l’argent d’Angleterre et celui de France, comme l’âne de Buridan entre deux mesures d’avoine. Mais le citoyen dont je parle ne me donnera-t-il aucune permission sur l’Anti-Machiavel ? S’il veut en gratifier le public, il y a si peu de chose à faire, il n’y a plus que la besogne d’éditeur ; votre génie a fait tout ce qu’il faut. Le reste ne peut s’ajuster que quand on confrontera le texte de Machiavel pour le mettre vis-à-vis de la réponse, afin d’en faire un volume qui ne soit pas trop gros.
J’attends vos ordres pour tout, excepté pour vous admirer.
Il est bien douloureux que la goutte prenne à la main de M. de Kaiserling, quand il est près de donner de ses nouvelles.
Ce Kaiserling charmant, l’honneur de votre empire,
A dès longtemps gagné mon cœur ;
Je sens à la fois sa douleur
Et le chagrin de ne pouvoir le lire.
Souffrez, monseigneur, que la Henriade vous remercie encore de l’honneur que vous lui faites. Elle dit humblement avec Stace :
Nec tu divinam Æneida tenta,
Sed longe sequere, et vestigia semper adora.
THEB., liv. XII.
Je ne suis point si difficile ;
Ce serait pour moi trop d’honneur,
Si je marchais après Virgile,
Chez mon prince et chez l’imprimeur.
Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, etc.
1 – Voyez, dans Boileau, les variantes de la satire IV. La traduction est en trois vers. (G.A.)
2 – Dans l’Epître sur la Gloire et sur l’Intérêt :
…….. Mais, semblable à Tantale,
L’onde en vain se présente à sa lèvre fatale. (G.A.)
3 – Frédéric avait attribué à un membre du parlement d’Angleterre ses Considérations sur l’état du corps politique en Europe. Voyez sa lettre du 19 avril 1738. (G.A.)
4 – Sous Charles XII. (G.A.)