CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 20

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82 – DU PRINCE ROYAL

 

A Remusberg, le 22 Mars.

 

          Mon cher ami, je me suis trop pressé de vous découvrir mes projets de physique. Il faut l’avouer, ce trait sent bien le jeune homme qui, pour avoir pris une légère teinture de physique, se mêle de proposer des problèmes aux maîtres de l’art. Passez cependant à un ignorant de vous faire une petite objection sur ce vide que vous supposez entre le soleil et nous.

 

          Il me semble que, dans le traité de la lumière, Newton dit que les rayons du soleil sont de la matière, et qu’ainsi il fallait qu’il y eût un vide, afin que ces rayons pussent parvenir à nous en si peu de temps. Or, comme ces rayons sont matériels, et qu’ils occupent cet espace immense, tout cet intervalle se trouve donc rempli de cette matière lumineuse ; ainsi il n’y a point de vide, et la matière subtile de Descartes, ou l’éther, comme il vous plaira de la nommer, est remplacée par votre lumière. Que devient donc le vide ? Après ceci, n’attendez plus de moi un seul mot de physique (1).

 

          Je suis un volontaire en fait de philosophie : je suis très persuadé que nous ne découvrirons jamais les secrets de la nature, et, restant neutre entre les sectes, je peux les regarder sans prévention, et m’amuser à leurs dépens.

 

          Je ne regarde point avec la même indifférence ce qui concerne la morale ; c’est la partie la plus nécessaire de la philosophie, et qui contribue le plus au bonheur des hommes. Je vous prie de vouloir corriger la pièce que je vous envoie sur la Tranquillité ; ma santé ne m’a pas permis de faire grand-chose. J’ai, en attendant, ébauché cet ouvrage. Ce sont des idées croquées que la main d’un habile peintre devrait mettre en exécution.

 

          J’attends le retour de mes forces pour commencer ma tragédie ; je ferai ce que je pourrai pour réussir. Mais je sens bien que la pièce tout achevée ne sera bonne qu’à servir de papillotes à la marquise.

 

          Je médite un ouvrage (2) sur le Prince de Machiavel ; tout cela roule encore dans ma tête, et il faudra le secours de quelque divinité pour débrouiller ce chaos.

 

          J’attends avec impatience la Henriade ; mais je vous demande instamment de m’envoyer la critique des endroits que vous retranchez. Il n’y aurait rien de plus instructif ni de plus capable de former le goût de ces remarques. Servez-vous, s’il vous plaît, de la voie de Michelet (3) pour me faire tenir vos lettres ; c’est la meilleure de toutes.

 

          Mandez-moi, je vous prie, des nouvelles de votre santé ; j’appréhende beaucoup que ces persécutions et ces affaires continuelles qu’on vous fait ne l’altèrent plus qu’elle ne l’est déjà. Je suis, avec bien de l’estime, mon cher ami, votre très affectionné et fidèle ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – M. Edgard Saveney, dans un beau travail sur Voltaire physicien (Revue des Deux-Mondes, 1er trimestre 1869), dit un mot de ces études sur la physique faites par Frédéric. (G.A.)

2 – L’Anti-Machiavel. (G.A.)

3 – C’était un marchand. (G.A.)

 

 

 

 

 

83 – DU PRINCE ROYAL

 

A Remusberg, le 15 Avril.

 

 

          J’ai été sensiblement attendri du récit touchant que vous me faites de votre déplorable situation (1). Un ami, à la distance de quelques centaines de lieues, paraît un homme assez inutile dans le monde ; mais je prétends faire un petit essai en votre faveur, dont j’espère que vous retirerez quelque utilité. Ah ! mon cher Voltaire, que ne puis-je vous offrir un asile, où assurément vous n’auriez rien à souffrir de semblable aux chagrins que vous donne votre ingrate patrie ! Vous ne trouveriez chez moi ni envieux, ni calomniateurs, ni ingrats ; on saurait rendre justice à vos mérites, et distinguer parmi les hommes ce que la nature a si fort distingué parmi ses ouvrages.

 

          Je voudrais pouvoir soulager l’amertume de votre condition ; et je vous assure que je pense aux moyens de vous servir efficacement. Consolez-vous toujours de votre mieux, mon cher ami, et pensez que, pour établir une égalité de conditions parmi tous les hommes (2), il vous fallait des revers capables de balancer les avantages de votre génie, de vos talents, et de l’amitié de la marquise.

 

          C’est dans des occasions semblables qu’il nous faut tirer de la philosophie des secours capables de modérer les premiers transports de douleur, et de calmer les mouvements impétueux que le chagrin excite dans nos âmes. Je sais que ces conseils ne coûtent rien à donner, et que la pratique en est presque impossible ; je sais que la force de votre génie est suffisante pour s’opposer à vos calamités. Mais on ne laisse point que de tirer des consolations du courage que nous inspirent nos amis.

 

          Vos adversaires sont d’ailleurs des gens si méprisables, qu’assurément vous ne devez par craindre qu’ils puissent ternir votre réputation. Les dents de l’envie s’émousseront toutes les fois qu’elles voudront vous mordre. Il n’y a qu’à lire sans partialité les écrits et les calomnies qu’on sème sur votre sujet, pour en connaître la malice et l’infamie. Soyez en repos, mon cher Voltaire, et attendez que vous puissiez goûter les fruits de mes soins.

 

          J’espère que l’air de Flandre vous fera oublier vos peines, comme les eaux du Léthé en effaçaient le souvenir chez les ombres.

 

          J’attends de vos nouvelles pour savoir quand il serait agréable à la marquise que je lui envoyasse une lettre pour le duc d’Aremberg. Mon vin de Hongrie et l’ambre languissent de partir : j’enverrai le tout à Bruxelles, lorsque je vous y saurai arrivé.

 

          Ayez la bonté de m’adresser les lettres que vous m’écrirez de Cirey par le marchand Michelet ; c’est la voie la plus courte. Mais si vous m’écrivez de Bruxelles, que ce soit sous l’adresse du général Bork, à Vesel. Vous vous étonnerez de ce que j’ai été si longtemps sans vous répondre, mais vous débrouilleriez facilement ce mystère, quand vous saurez qu’une absence de quinze jours m’a empêché de recevoir votre lettre qui m’attendait ici.

 

          Je vous prie de ne jamais douter des sentiments d’amitié et d’estime avec lesquels je suis votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Voyez la lettre du 15 Février 1739. (G.A.)

2 – Allusion au Discours sur l’inégalité des conditions, premier des Discours sur l’homme. (G.A.)

 

 

 

 

 

84 – DE VOLTAIRE

 

A Cirey, le 15 Avril.

 

          Monseigneur, en attendant votre Nisus et Euryale, votre altesse royale essaie toujours très bien ses forces dans ses nobles amusements. Votre style français est parvenu à un tel point d’exactitude et d’élégance, que j’imagine que vous êtes né dans le Versailles de Louis XIV, que Bossuet et Fénelon ont été vos maîtres d’école, et madame de Sévigné votre nourrice. Si vous voulez cependant vous asservir à nos misérables règles de versification, j’aurai l’honneur de dire à votre altesse royale qu’on évite autant qu’on le peut, chez nos timides écrivains, de se servir du mot croient en poésie ; parce que si on le fait de deux syllabes, il résulte une prononciation qui n’est pas française, comme si on prononçait croyint, et, si on le fait d’une syllabe, elle est trop longue. Ainsi, au lieu de dire :

 

Ils croient réformer, stupides téméraires,

 

les Apollons de Remusberg diront tout aussi aisément :

 

Ils pensent réformer, stupides téméraires.

 

          Ce qui me charme infiniment, c’est que je vois toujours, monseigneur, un fonds inépuisable de philosophie dans vos moindres amusements.

 

          Quant à cette autre philosophie plus incertaine qu’on nomme physique, elle entrera sans doute dans votre sanctuaire, et vos objections sont déjà des instructions.

 

          Il faut bien que les rayons de lumière soient de la matière, puisqu’on les divise, puisqu’ils échauffent, qu’il brûlent, qu’ils vont et viennent, puisqu’ils poussent un ressort de montre exposé près du foyer de verre du prince de Hesse. Mais si c’est une matière précisément comme celle dont nous avons trois ou quatre notions, si elle en a toutes les propriétés, c’est sur quoi nous n’avons que des conjectures assez vraisemblables.

 

          A l’égard de l’espace que remplissent les rayons du soleil, ils sont si loin de composer un plein absolu dans le chemin qu’ils traversent, que la matière qui sort du soleil en un an ne contient peut-être pas deux pieds cubes, et ne pèse peut-être pas deux onces.

 

          Le fait est que Roëmer (1) a très bien démontré, malgré les Maraldi (2), que la lumière vient du soleil à nous en sept minutes et demie ; et d’un autre côté, Newton a démontré qu’un corps, qui se meut dans un fluide de même densité que lui, perd la moitié de sa vitesse, après avoir parcouru trois fois son diamètre, et bientôt perd toute sa vitesse. Donc il résulte que la lumière, en pénétrant un fluide plus dense qu’elle, perdrait sa vitesse beaucoup plus vite, et n’arriverait jamais à nous ; donc elle ne vient qu’à travers l’espace le plus libre.

 

          De plus, Bradley (3) a découvert que la lumière qui vient de Sirius à nous n’est pas plus retardée dans son cours que celle du soleil. Si cela ne prouve pas un espace vide, je ne sais pas ce qui le prouvera.

 

          Votre idée, monseigneur, de réfuter Machiavel est bien plus digne d’un prince tel que vous, que de réfuter de simples philosophes : c’est la connaissance de l’homme, ce sont ses devoirs qui font votre étude principale ; c’est à un prince comme vous à instruire les princes. J’oserais supplier, avec la dernière instance, votre altesse royale de s’attacher à ce beau dessein et de l’exécuter.

 

          Cette bonté que vous conservez, monseigneur, pour la Henriade ne vient, sans doute, que des idées très opposées au machiavélisme que vous y avez trouvées. Vous avez daigné aimer un auteur également ennemi de la tyrannie et de la rébellion. Votre altesse royale est encore assez bonne pour m’ordonner de lui rendre compte des changements que j’ai faits. J’obéis.

 

          1°/ Le changement le plus considérable est celui du combat de d’Ailly contre son fils (4). Il m’a paru que cette aventure, touchante par elle-même, n’avait pas une juste étendue, qu’on n’émeut point les cœurs en ne montrant les objets qu’en passant. J’ai tâché de suivre le bel exemple que Virgile donne dans Nisus et Euryale : il faut, je crois, présenter les personnages assez longtemps aux yeux pour qu’on ait le temps de s’y attacher. J’aime les images rapides ; mais j’aime à me reposer quelque temps sur des choses attendrissantes.

 

         Le second changement le plus important est au dixième chant. Le combat de Turenne et d’Aumale me semblait encore trop précipité. J’avais évité la grande difficulté qui consiste à peindre les détails ; j’ai lutté depuis contre cette difficulté, et voici les vers :

 

         O Dieu, cria Turenne, arbitre de mon roi, etc.

 

          Je suis, je crois, monseigneur, le premier poète qui ait tiré une comparaison de la réfraction de la lumière, et le premier Français qui ait peint des coups d’escrime portés, parés, et détournés :

 

In tenui labor, at tenuis non gloria, si quem

Numina læva sinunt, auditque vocatus Apollo.

Georg. IV

 

          Numina lœva, ce sont ceux qui me persécutent ; et vocatus Apollo, c’est mon protecteur de Remusberg.

 

          Pour achever d’obéir à mon Apollon, je lui dirai encore que j’ai retranché ces quatre vers qui terminent le premier chant :

 

 

Surtout en écoutant ces tristes aventures,

Pardonnez, grande reine, à des vérités dures

Qu’un autre eût pu vous taire, ou saurait mieux voiler,

Mais que Bourbon jamais n’a pu dissimuler.

 

 

          Comme ces vérités dures dont parle Henri IV ne regardent point la reine Elisabeth, mais des rois qu’Elisabeth n’aimait point, il est clair qu’il n’en doit point d’excuses à cette reine ; et c’est une faute que j’ai laissé subsister trop longtemps. Je mets donc à sa place :

 

Un autre, en vous parlant, pourrait avec adresse, etc.

 

          Voici, au sixième chant, une petite addition ; c’est quand Potier demande audience :

 

Il élève la voix ; on murmure, on s’empresse, etc.

 

          J’ai cru que ces images étaient convenables au poème épique : ut pictura poesis erit.

 

          Au septième chant, en parlant de l’enfer, j’ajoute :

 

 

Etes-vous en ces lieux, faibles et tendres cœurs

Qui, livrés au plaisir, et couchés sur des fleurs,

Sans fiel et sans fierté couliez dans la paresse

Vos inutiles jours filés par la molesse ?

Avec les scélérats seriez-vous confondus,

Vous, mortels bienfaisants, vous, amis des vertus,

Qui, par un seul moment de doute ou de faiblesse,

Avez séché les fruits de trente ans de sagesse ?

 

 

          Voilà de quoi inspirer peut-être, monseigneur, un peu de pitié pour les pauvres damnés, parmi lesquels il y a de si honnêtes gens. Mais le changement le plus essentiel à mon poème, c’est une invocation qui doit être placée immédiatement après celle que j’ai faite à une déesse étrangère, nommé la Vérité. A qui dois-je m’adresser, si ce n’est à son favori, à un prince qui l’aime, et qui la fait aimer, à un prince qui m’est aussi cher qu’elle, et aussi rare dans le monde ? C’est donc ainsi que je parle à cet homme adorable, au commencement de la Henriade :

 

 

Et toi, jeune héros, toujours conduit par elle,

Disciple de Trajan, rival de Marc-Aurèle,

Citoyen sur le trône, et l’exemple du Nord,

Sois mon plus cher appui, sois mon plus grand support :

Laisse les autres rois, ces faux dieux de la terre,

Porter de toutes parts ou la fraude ou la guerre :

De leurs fausses vertus laisse-les s’honorer ;

Ils désolent le monde, et tu dois l’éclairer (5).

 

 

          Je demande en grâce à votre altesse royale, je lui demande à genoux de souffrir que ces vers soient imprimés dans la belle édition qu’elle ordonne qu’on fasse de la Henriade. Pourquoi me défendrait-elle, à moi qui n’écris que pour la vérité, de dire celle qui m’est la plus précieuse ?

 

          Je compte renvoyer à votre altesse royale de quoi l’amuser, dès que je serai aux Pays-Bas. Je n’ai pas laissé de faire de la besogne, malgré mes maladies ; Apollon-Rémus et Emilie me soutiennent. Madame du Châtelet ne sait encore ni comment remercier votre altesse royale, ni comment donner une adresse pour ce bon vin de Hongrie. Nous comptons partir au commencement de mai ; j’aurai l’honneur d’écrire à votre altesse royale dès que nous nous serons un peu orientés.

 

          Comme il faut rendre compte de tout à son maître, il y a apparence qu’au retour des Pays-Bas nous songerons à nous fixer à Paris. Madame du Châtelet vient d’acheter une maison bâtie par un des plus grands architectes de France, et peinte par Lebrun et par Lesueur (6). C’est une maison faite pour un souverain qui serait philosophe ; elle est heureusement dans un quartier de Paris qui est éloigné de tout ; c’est ce qui fait qu’on a eu pour deux cent mille francs ce qui a coûté deux millions à bâtir et à orner ; je la regarde comme une seconde retraite, comme un second Cirey. Croyez, monseigneur, que les larmes coulent de mes yeux quand je songe que tout cela n’est pas dans les Etats de Marc-Aurèle-Fédéric. La nature s’est bien trompée en me faisant naître bourgeois de Paris. Mon corps seul y sera ; mon âme ne sera jamais qu’auprès d’Emilie et de l’adorable prince dont je serai à jamais, avec le plus profond respect, et, si son altesse royale le permet, avec tendresse, etc.

 

 

1 – Astronome, mort en 1710. La vitesse de la lumière est sa grande découverte. (G.A.)

2 – J.P Maraldi, astronome, mort en 1729. Son neveu, né en 1709, continuait  alors ses observations. (G.A.)

3 – On lui doit la découverte de l’aberration de la lumière, 1727. (G.A.)

4 – Chant VIII. (G.A.)

5 – Ces vers ne se trouvent dans aucune édition de la Henriade. (G.A.)

6 – L’hôtel Lambert, dans l’île Saint-Louis. (G.A.)

 

 

 

 

 

85 – DE VOLTAIRE

 

A Cirey, le 25 d’avril.

 

 

          Monseigneur, j’ai donc l’honneur d’envoyer à votre altesse royale la lie de mon vin. Voici les corrections d’un ouvrage qui ne sera jamais digne de la protection singulière dont vous l’honorez. J’ai fait au moins tout ce que j’ai pu ; votre auguste nom fera le reste. Permettez encore une fois, monseigneur, que le nom du plus éclairé, du plus généreux, du plus aimable de tous les princes, répande sur cet ouvrage un éclat qui embellisse jusqu’aux défauts mêmes ; souffrez ce témoignage de mon tendre respect, il ne pourra point être soupçonné de flatterie. Voilà la seule espèce d’hommages que le public approuve. Je ne suis ici que l’interprète de tous ceux qui connaissent votre génie. Tous savent que j’en dirais autant de vous, si vous n’étiez pas l’héritier d’une monarchie.

 

          J’ai dédié Zaïre à un simple négociant (1) ; je ne cherchais en lui que l’homme. Il était mon ami, et j’honorais sa vertu. J’ose dédier la Henriade à un esprit supérieur. Quoiqu’il soit prince, j’aime plus encore son génie que je ne révère son rang.

 

          Enfin, monseigneur, nous partons incessamment, et j’aurai l’honneur de demander les ordres de votre altesse royale, dès que la chicane qui nous conduit nous aura laissé une habitation fixe. Madame du Châtelet va plaider pour de petites terres, tandis que probablement vous plaiderez pour de plus grandes, les armes à la main. Ces terres sont bien voisines du théâtre de la guerre que je crains :

 

Mantua væ miseræ nimium vicina Cremonæ !

 

          Je me flatte qu’une branche de vos lauriers, mise sur la porte du château de Beringhem (2) le sauvera de la destruction. Vos grands grenadiers ne me feront point de mal, quand je leur montrerai de vos lettres. Je leur dirai : Non hic in prœlia veni. Ils entendent Virgile, sans doute ; et s’ils voulaient pillier, je leur crierais : Barbabus has segetes ! Ils s’enfuiraient alors pour la première fois. Je voudrais bien voir qu’un régiment prussien m’arrêtât ! « Messieurs, dirais-je, savez-vous bien que votre prince fait graver ma Henriade, et que j’appartiens à Emilie ? » Le colonel me prierait à souper ; mais, par malheur, je ne soupe point.

 

          Un jour je fus pris pour un espion par des soldats du régiment de Conti (3) : le prince, leur colonel, vint à passer, et me pria à souper au lieu de me faire pendre. Mais actuellement, monseigneur, j’ai toujours peur que les puissances ne me fassent pendre au lieu de boire avec moi. Autrefois le cardinal de Fleury m’aimait, quand je le voyais chez madame la maréchale de Villars ; altri tempi, altre cure. Actuellement c’est la mode de me persécuter, et je ne conçois pas comment j’ai pu glisser quelques plaisanteries dans cette lettre, au milieu des vexations qui accablent mon âme, et des perpétuelles souffrances qui détruisent mon corps. Mais votre portrait, que je regarde, me dit toujours : Macte animo.

 

Durum, sed levius fit patientiâ

Quidquid corrigere est nefas.

HOR., lib. I, od. XXIV.

 

          J’ose exhorter toujours votre grand génie à honorer Virgile dans Nisus et dans Euryalus, et à confondre Machiavel. C’est à vous à faire l’éloge de l’amitié, c’est à vous de détruire l’infâme politique qui érige le crime en vertu. Le mot politique signifie, dans son origine primitive, citoyen, et aujourd’hui, grâce à notre perversité, il signifie trompeur de citoyens. Rendez-lui, monseigneur, sa vraie signification. Faites connaître, faites aimer la vertu aux hommes.

 

          Je travaille à finir un ouvrage (4) que j’aurai l’honneur d’envoyer à votre altesse royale, dès que j’aurai reposé ma tête. Votre altesse royale ne manquera pas de mes frivoles productions, et tant qu’elles l’amuseront, je suis à ses ordres.

 

          Madame la marquise du Châtelet joint toujours ses hommages aux miens.

 

          Je suis avec le plus profond respect et la plus grande vénération, monseigneur, etc.

 

 

1 – A Falkener. (G.A.)

2 – A neuf lieues et demie de Maestricht. C’est un marquis de ce nom qui fut enlevé sur le pont de Sèvres à la place du dauphin, en 1708. Il semble que Voltaire se souvenait de cette méprise en écrivant ce qui va suivre. (G.A.)

3 – C’était au camp de Philipsbourg, en 1734. (G.A.)

4 – Mahomet. (G.A.)

 

 

 

 

 

86 – DU PRINCE ROYAL

 

A Ruppin, le 16 Mai.

 

 

          Mon cher ami, j’ai reçu deux de vos lettres (1) presque en même temps, et sur le point de mon départ pour Berlin, de façon que je ne puis répondre qu’en gros à toutes les deux.

 

          Je vous ai une obligation infinie de ce que vous m’avez communiqué les changements que vous avez faits à la Henriade. Il n’y a que vous qui soyez supérieur à vous-même ; tous les changements que je viens de lire sont très bons, et je ne cesse de m’étonner de la force que la langue française prend dans vos ouvrages. Si Virgile fût né citoyen de Paris, il n’aurait pu rien faire d’approchant du combat de Turenne (2). Il y a un feu dans cette description qui m’enlève. Avouez-nous la vérité : vous y fûtes présent à ce combat, vous l’avez vu de vos yeux, et vous avez écrit sur vos tablettes chaque coup d’épée porté, reçu, et paré ; vous avez noté chacun des gestes des champions, et par cette force supérieure qu’ont les grands génies, vous avez lu dans leurs cœurs tout ce que pensaient ces vaillants combattants.

 

          Le Carrache n’eût pas mieux dessiné les attitudes difficiles de ce duel ; et Lebrun, avec tout son coloris, n’aurait assurément rien fait de semblable au petit portrait de la réfraction que fait l’aimable, le cher poète philosophe.

 

          L’endroit ajouté au chant septième est encore admirable et très propre à occuper une place dans l’édition que je fais préparer de la Henriade. Mais, mon cher Voltaire, ménagez la race des bigots, et craignez vos persécuteurs ; ce seul article est capable de vous faire des affaires de nouveau : il n’y a rien de plus cruel que d’être soupçonné d’irréligion. On a beau faire tous les efforts imaginables pour sortir de ce blâme, cette accusation dure toujours ; j’en parle par expérience, et je m’aperçois qu’il faut être d’une circonspection extrême sur un article dont les sots font un point principal (3).

 

          Vos vers sont conformes à la raison, ils doivent ainsi l’être à la vérité ; et c’est justement pourquoi les idiots et les stupides s’en formaliseront. Ne les communiquez donc point à votre ingrate patrie ; traitez-la comme le soleil traite les Lapons. Que la vérité et la beauté de vos productions ne brillent donc que dans un endroit où l’auteur est estimé et vénéré, dans un pays enfin où il est permis de ne point être stupide, où l’on ose penser, et où l’on ose tout dire.

 

          Vous voyez bien que je parle de l’Angleterre. C’est là que j’ai trouvé convenable de faire graver la Henriade. Je ferai l’avant-propos (4), que je vous communiquerai avant que de le faire imprimer. Pine (5) composera les tailles-douces, et Knobelsdorf les vignettes. On ne saurait assez honorer cet ouvrage et on n’en peut assez estimer l’auteur respectable. La postérité m’aura l’obligation de la Henriade gravée, comme nous l’avons à ceux qui nous ont conservé l’Enéide, ou les ouvrages de Phidias et de Praxitèle.

 

          Vous voulez donc que mon nom entre dans vos ouvrages (6). Vous faites comme le prophète Elie qui montant au ciel, à ce qu’en dit l’histoire, abandonna son manteau au prophète Elisée. Vous voulez me faire participer à votre gloire. Mon nom sera comme ces cabanes qui se trouvent placées dans de belles situations ; on les fréquente à cause des paysages qui les environnent.

 

          Après avoir parlé de la Henriade et de son auteur, il faudrait s’arrêter, et ne point parler d’autres ouvrages ; je dois cependant vous tenir compte de mes occupations.

 

          C’est actuellement Machiavel qui me fournit de la besogne. Je travaille aux notes sur son Prince, et j’ai déjà commencé un ouvrage qui réfutera entièrement ses maximes, par l’opposition qui se trouve entre elles et la vertu, aussi bien qu’avec les véritables intérêts des princes. Il ne suffit point de montrer la vertu aux hommes, il faut encore faire agir les ressorts de l’intérêt, sans quoi il y en a très peu qui soient portés à suivre la droite raison.

 

       Je ne saurais vous dire le temps où je pourrai avoir rempli cette tâche, car beaucoup de dissipations me viendront à présent distraire de l’ouvrage. J’espère cependant, si ma santé le permet et si mes autres occupations le souffrent, que je pourrai vous envoyer le manuscrit d’ici à trois mois. Nisus et Euryale attendront, s’il leur plaît, que Machiavel soit expédié. Je ne vois que l’allure de ces pauvres mortels qui cheminent tout doucement, et mes bras n’embrassent que peu de matière.

 

          Ne vous imaginez pas, je vous prie, que tout le monde ait cent bras comme Voltaire-Briarée : un de ces bras saisit la physique, tandis qu’un autre s’occupe avec la poésie, un autre avec l’histoire, et ainsi à l’infini. On dit que cet homme a plus d’une intelligence unie à son corps, et que lui seul fait toute une académie. Ah ! Qu’on se sentirait tenté de se plaindre de son sort, lorsqu’on réfléchit sur le partage inégal des talents qui nous sont échus ! On me parlerait en vain de l’égalité des conditions ; je soutiendrai toujours qu’il y a une différence infinie entre cet homme universel dont je viens de parler et le reste des mortels.

 

          Ce me serait une grande consolation, à la vérité, de le connaître ; mais nos destins nous conduisent par des routes si différentes, qu’il paraît que nous sommes destinés à nous fuir.

 

          Vous m’envoyez des vers pour la nourriture de mon esprit, et je vous envoie des recettes pour la convalescence de votre corps. Elles sont d’un très habile médecin que j’ai consulté sur votre santé : il m’assure qu’il ne désespère point de vous guérir ; servez-vous de ses remèdes, car j’ai l’espérance que vous vous en trouverez soulagé.

 

          Comme cette lettre vous trouvera, selon toutes les apparences, à Bruxelles, je peux vous parler plus librement sur le sujet de son éminence (7) et de toute votre patrie. Je suis indigné du peu d’égard qu’on a pour vous ; et je m’emploierai volontiers pour vous procurer du moins quelque repos. Le marquis de La Chétardie (8), à qui j’avais écrit, est malheureusement parti de Paris ; mais je trouverai bien le moyen de faire insinuer au cardinal ce qu’il est bon qu’il sache au sujet d’un homme que j’aime et que j’estime.

 

          Le vin de Hongrie et l’ambre partiront dès que je saurai si c’est à Bruxelles que vous fixerez votre étoile errante et la chicane. Mon marchand de vin, Hony, vous rendra cette lettre ; mais lorsque vous voudrez me répondre, je vous prie d’adresser vos lettres au général Bork, à Vesel.

 

          Le cher Césarion, qui est ici présent, ne peut s’empêcher de vous réitérer tout ce que l’estime et l’amitié lui font sentir sur votre sujet.

 

          Vous marquerez bien à la marquise jusqu’à quel point j’admire l’auteur de l’Essai sur le feu, et combien j’estime l’amie de M. de Voltaire.

 

          Je suis avec ces sentiments que votre mérite arrache à tout le monde, et avec une amitié plus particulière encore, votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Lettres du 28 Février et du 15 Avril1739. (G.A.)

2 – Henriade, chant X. (G.A.)

3 – Frédéric n’eut pas, par la suite, une telle circonspection. (G.A.)

4 – Eloge de la Henriade. (G.A.)

5 – C’était l’artiste anglais qui avait gravé l’Horace, dont on a déjà parlé. (G.A.)

6 – Voyez, dans la lettre du 15 Avril, les vers sur Frédéric, qui devaient avoir place dans la Henriade. (G.A.)

7 – Le cardinal de Fleury. (K.)

8 – Il avait été jusqu’à cette année de 1739 ministre de France à Berlin. (G.A.)

 

 

 

 

 

87 – DU PRINCE ROYAL

 

Mai.

 

 

          Mon cher ami, je n’ai qu’un moment à moi pour vous assurer de mon amitié, et pour vous prier de recevoir l’écritoire d’ambre et les bagatelles que je vous envoie. Ayez la bonté de donner l’autre boîte, où il y a le jeu de quadrille, à la marquise. Nous sommes si occupés ici, qu’à peine a-t-on le temps de respirer. Quinze jours me mettront en situation d’être plus prolixe.

 

          Le vin de Hongrie ne peut partir qu’à la fin de l’été, à cause des chaleurs qui sont survenues. Je suis occupé à présent à régler l’édition de la Henriade. Je vous communiquerai tous les arrangements que j’aurai pris là-dessus.

 

          Nous venons de perdre l’homme le plus savant de Berlin, le répertoire de tous les savants d’Allemagne, un vrai magasin de sciences : le célèbre M. de La Croze (1) vient d’être enterré avec une vingtaine de langues différentes, la quintessence de toute l’histoire et une multitude d’historiettes dont sa mémoire prodigieuse n’avait laissé échapper aucune circonstance. Fallait-il tant étudier pour mourir au bout de quatre-vingt ans, ou plutôt ne devait-il point vivre éternellement pour récompense de ses belles études ?

 

          Les ouvrages qui nous restent de ce savant prodigieux ne le font pas assez connaître, à mon avis. L’endroit par lequel M. de La Croze brillait le plus, c’était, sans contredit, sa mémoire ; il en donnait des preuves sur tous les sujets, et l’on pouvait compter qu’en l’interrogeant sur quelque objet qu’on voulût, il était présent, et vous citait les éditions et les pages où vous trouviez tout ce que vous souhaitiez d’apprendre. Les infirmités de l’âge n’ont diminué en rien les talents extraordinaires de sa mémoire, et jusqu’au dernier moment de sa vie, il a fait amas de trésors d’érudition, que sa mort vient d’enfouir pour jamais avec une connaissance parfaite de tous les systèmes philosophiques, qui embrassait également les points principaux des opinions jusqu’aux moindres minuties.

 

          M. de La Croze était assez mauvais philosophe ; il suivait le système de Descartes, dans lequel on l’avait élevé, probablement par prévention et pour ne point perdre la coutume qu’il avait contractée, depuis une septantaine d’années, d’être de ce sentiment. Le jugement, la pénétration, et un certain feu d’esprit qui caractérise si bien les esprits originaux et les génies supérieurs, n’étaient point du ressort de M. de La Croze ; en revanche, une probité égale en toutes ses fortunes le rendait respectable et digne de l’estime des honnêtes gens.

 

          Plaignez-nous, mon cher Voltaire ; nous perdons de grands hommes, et nous n’en voyons pas renaître. Il paraît que les savants et les orangers sont de ces plantes qu’il faut transplanter dans ce pays, mais que notre terrain ingrat est incapable de reproduire lorsque les rayons arides du soleil, ou les gelées violentes des hivers les ont une fois fait sécher. C’est ainsi qu’insensiblement et par degrés la barbarie s’est introduite dans la capitale de l’Univers, après le siècle heureux des Cicéron et des Virgiles. Lorsque le poète est remplacé par le poète, le philosophe par le philosophe, l’orateur par l’orateur, alors on peut se flatter de voir perpétuer les sciences. Mais lorsque la mort les ravit les uns après les autres, sans qu’on voie ceux qui peuvent les remplacer dans les siècles à venir, il ne semble point qu’on enterre un savant, mais plutôt qu’on enterre les sciences.

 

          Je suis, avec tous les sentiments que vous faites si bien sentir à vos amis, et qu’il est si difficile d’exprimer, votre très fidèle ami, FÉDÉRIC.

 

 

1 – Mort le 21 Mai. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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