CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 18
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72 – DE VOLTAIRE
A Cirey, le 1er Janvier 1739.
Jeune héros, esprit sublime,
Quels vœux pour vous puis-je former ?
Vous êtes bienfaisant, sage, humain, magnanime ;
Vous avez tous les dons, car vous savez aimer.
Puissent les souverains, qui gouvernent les rênes
De ces puissants Etats gémissant sous leurs lois,
Dans le sentier du vrai vous suivre quelquefois,
Et, pour vous imiter, prendre au moins quelques peines !
Ce sont là tous mes vœux ; ce sont là les étrennes
Que je présente à tous les rois.
Comme j’allais continuer sur ce ton, monseigneur, la lettre de votre altesse royale (1), et l’épître au prince qui a le bonheur d’être votre frère, sont venues me faire tomber la plume des mains. Ah ! Monseigneur, que vous avez un loisir singulièrement employé, et que le talent extraordinaire, dans tout homme né hors de France, de faire des vers français, et plus rare encore dans une personne de votre rang, s’accroît et se fortifie de jour en jour ! Mais que ne faites-vous point ? Et de la science des rois, jusqu’à la musique et à l’art de la peinture, quelle carrière ne remplissez-vous pas ? Quel présent de la nature n’avez-vous pas embelli par vos soins ?
Mais quoi ! Monseigneur, il est donc vrai que votre altesse royale a un frère digne d’elle ? C’est un bonheur bien rare : mais s’il n’en est pas tout à fait digne, il faudra qu’il le devienne après la belle épître de son frère aîné ; voilà le premier prince qui ait reçu une éducation pareille (2).
Il me semble, monseigneur, qu’il y a eu un des électeurs, vos ancêtres, qu’on surnomma le Cicéron de l’Allemagne ; n’était-ce pas Jean II (3) ? Votre altesse royale est bien persuadée de mon respect pour ce prince ; mais je suis persuadé que Jean II n’écrivait point en prose comme Frédéric. Et à l’égard des vers, je défie toute l’Allemagne et presque toute la France, de faire rien de mieux que cette belle épître :
O vous en qui mon cœur, tendre et plein de retour,
Chérit encor le sang qui lui donna le jour !
Cet encor me paraît une des plus grandes finesses de l’art et de la langue ; c’est dire bien énergiquement, en deux syllabes, qu’on aime ses parents une seconde fois dans son frère.
Mais, s’il plaît à votre altesse royale, n’écrivez plus opinion par un g ; et daignez rendre à ce mot les quatre syllabes dont il est composé ; voilà les occasions où il faut que les grands princes et les grands génies cèdent aux pédants.
Toute la grandeur de votre génie ne peut rien sur les syllabes, et vous n’êtes pas le maître de mettre un g où il n’y en a point. Puisque me voici sur les syllabes, je supplierai encore votre altesse royale d’écrire vice avec un c, et non avec deux ss. Avec ces petites attentions, vous serez de l’Académie française quand il vous plaira, et, principauté à part, vous lui ferez bien de l’honneur ; peu de ses académiciens s’expriment avec autant de force que mon prince, et la grande raison est qu’il pense plus qu’eux. En vérité, il y a dans votre épître un portrait de la calomnie qui est de Michel-Ange, et un de la jeunesse qui est de l’Albane. Que votre altesse royale redouble bien vivement l’envie que nous avons de lui faire notre cour ! Nous nous arrangerons pour partir au mois d’avril (4), et il faudra que je sois bien malheureux, si des frontières de Juliers je ne trouve pas un petit chemin qui me conduira aux pieds de votre altesse royale. Qu’elle me permette de l’instruire que probablement nous resterons une année dans ces quartiers-là, à moins que la guerre ne nous en chasse. Madame du Châtelet compte retirer tous les biens de sa maison qui sont engagés ; cela sera long, et il faut même essuyer à Vienne et à Bruxelles un procès, qu’elle poursuivra elle-même, et pour lequel elle a déjà fait des écritures avec la même netteté et la même force qu’elle a travaillé à cet ouvrage du feu. Quand même ces affaires-là dureraient deux années, n’importe ; il faudrait abandonner Cirey pour deux années, les devoirs et les affaires sérieuses marchent avant tout ; et comment regretterait-on Cirey quand on sera plus proche de Clèves et d’un pays qui sera probablement honoré de la présence de votre altesse royale ! Ainsi peut-être, monseigneur, supplierons-nous votre altesse royale de suspendre l’envoi de ce bon vin dont votre générosité veut me faire boire. Il y a apparence que j’irai boire longtemps du vin du Rhin, entre Liège et Juliers. Votre altesse royale est trop bonne ; elle a consulté des médecins pour moi, et elle daigne m’envoyer une recette qui vaut mieux que toutes leurs ordonnances.
Ma santé serait rétablie,
Si je me trouvais quelque jour
Près d’un tonneau de vin d’Hongrie,
Et le buvant à votre cour,
Mais le buvant près d’Emilie.
Je suis avec le plus profond respect, avec admiration, avec la tendresse que vous me permettez, etc.
1 – Du 22 Novembre. (G.A.)
2 – Ce prince, nommé Guillaume-Auguste, mourut en 1758. (G.A.)
3 – Mort en 1499. (G.A.)
4 – Il partit avec madame du Châtelet pour Bruxelles au commencement de mai. (G.A.)
73 – DU PRINCE ROYAL
A Berlin, le 8 janvier 1739.
Mon cher ami, je m’étais bien flatté que l’Epître sur l’Humanité pourrait mériter votre approbation par les sentiments qu’elle renferme ; mais j’espérais en même temps que vous voudriez bien faire la critique de la poésie et du style.
Je prie donc l’habile philosophe, le grand poète, de vouloir bien s’abaisser encore, et de faire le grammairien rigide, par amitié pour moi. Je ne me rebuterai point de retoucher une pièce dont le fond a pu plaire à la marquise ; et, par ma docilité à suivre vos corrections, vous jugerez du plaisir que je trouve à m’amender.
Que mon Epître sur l’Humanité soit le précurseur de l’ouvrage que vous avez médité (1), je me trouverai assez récompensé de ce que le mien a été comme l’aurore du vôtre. Courez la même carrière, et ne craignez point qu’un amour-propre mal entendu m’aveugle sur mes productions. L’humanité est un sujet inépuisable : j’ai bégayé mes pensées, c’est à vous de les développer.
Il paraît qu’on se fortifie dans un sentiment, lorsqu’on repasse en son esprit toutes les raisons qui l’appuient. C’est ce qui m’a déterminé de traiter le sujet de l’humanité. C’est, selon mon avis, l’unique vertu, et elle doit être principalement le propre de ceux que leur condition distingue dans le monde ; un souverain, grand ou petit, doit être regardé comme un homme dont l’emploi est de remédier, autant qu’il est en son pouvoir, aux misères humaines ; il est comme le médecin qui guérit, non pas les maladies du corps, mais les malheurs de ses sujets. La voix des malheureux, les gémissements des misérables, les cris des opprimés, doivent parvenir jusqu’à lui. Soit par pitié pour les autres, soit par un certain retour sur soi-même, il doit être touché de la triste situation de ceux dont il voit les misères ; et, pour peu que son cœur soit tendre, les malheureux trouveront chez lui toutes sortes de miséricordes.
Un prince est, par rapport à son peuple, ce que le cœur est à l’égard de la structure mécanique du corps. Il reçoit le sang de tous les membres, et il le repousse jusqu’aux extrémités. Il reçoit la fidélité et l’obéissance de ses sujets, et il leur rend l’abondance, la prospérité, la tranquillité, et tout ce qui peut contribuer au bien et à l’accroissement de la société.
Ce sont là des maximes qui me semblent devoir naître d’elles-mêmes dans le cœur de tous les hommes : cela se sent, pour peu qu’on raisonne, et l’on n’a pas besoin de faire un grand cours de morale pour les apprendre. Je crois que la compassion et le désir de soulager une personne qui a besoin de secours, sont des vertus innées dans la plupart des hommes. Nous nous représentons nos infirmités et nos misères en voyant celles des autres, et nous sommes aussi actifs à les secourir que nous désirerions qu’on le fût envers nous, si nous étions dans le même cas.
Les tyrans pèchent ordinairement en envisageant les choses sous un autre point de vue ; ils ne considèrent le monde que par rapport à eux-mêmes ; et pour être trop au-dessus de certains malheurs vulgaires, leurs cœurs y sont insensibles. S’ils oppriment leurs sujets, s’ils sont durs, s’ils sont violents et cruels, c’est qu’ils ne connaissent pas la nature du mal qu’ils font, et que, pour ne point avoir souffert ce mal, ils le croient trop léger. Ces sortes d’hommes ne sont point dans le cas de Mutius Scévola qui, se brûlant la main devant Porsenna, ressentait toute l’action du feu sur cette partie de son corps.
En un mot, toute l’économie du genre humain est faite pour inspirer l’humanité ; cette ressemblance de presque tous les hommes, cette égalité des conditions, ce besoin indispensable qu’ils ont les uns des autres, leurs misères qui serrent les liens de leurs besoins, ce penchant naturel qu’on a pour ses semblables, notre conservation qui nous prêche l’humanité, toute la nature semble se réunir pour nous inculquer un devoir qui, faisant notre bonheur, répand chaque jour des douceurs nouvelles sur notre vie.
En voilà bien suffisamment, à ce qu’il me paraît, pour la morale ; il me semble que je vous vois bâiller deux fois en lisant ce terrible verbiage, et la marquise s’en impatienter. Elle a raison, en vérité, car vous savez mieux que moi tout ce que je pourrais vous dire sur ce sujet, et, qui plus est, vous le pratiquez.
Nous ressentons ici les effets de la congélation de l’eau. Il fait un froid excessif. Il ne m’arrive jamais d’aller à l’air, que je ne tremble que quelque partie nitreuse n’éteigne en moi le principe de la chaleur.
Je vous prie de dire à la marquise que je la prie fort de m’envoyer un peu de ce beau feu qui anime son génie. Elle en doit avoir de reste, et j’en ai grand besoin. Si elle a besoin de glaçons, je lui promets de lui en fournir autant qu’il lui en faudra pour avoir des eaux glacées pendant toutes les ardeurs de l’été.
Doctissimus Jordanus n’a pas vu encore l’Essai de la marquise : je ne suis pas prodigue de vos faveurs. Il y a même des gens qui m’accusent de pousser l’avarice jusqu’à l’excès. Jordan verra l’Essai sur le feu, puisque la marquise y consent, et il vous dira lui-même, s’il lui plaît, ce que cet ouvrage lui aura fait sentir. Tout ce que je puis vous assurer d’avance, c’est que, tous tant que nous sommes, nous ne connaissons point les préjugés. Les Descartes, les Leibnitz, les Newton, les Emilie nous paraissent autant de grands hommes qui nous instruisent à proportion des siècles où ils ont vécu.
La marquise aura cet avantage que sa beauté et son sexe donnent sur le nôtre, lorsqu’il s’agit de persuader.
Son esprit persuadera
Que le profond Newton en tout est véritable ;
Mais son regard nous convaincra
D’une autre vérité plus claire et plus palpable ;
En la voyant, on sentira
Tout ce que fait sentir un objet adorable.
Si les Grâces présidaient à l’Académie, elles n’auraient pas manqué de couronner l’ouvrage de leurs mains. Il paraît bien que messieurs de l’Académie, trop attachés à l’usage et à la coutume, n’aiment point les nouveautés, par la crainte qu’ils ont d’étudier ce qu’ils ne savent qu’imparfaitement. Je me représente un vieil académicien qui, après avoir vieilli sous le harnais de Descartes, voit dans la décrépitude de sa course s’élever une nouvelle opinion. Cet homme connaît par l’habitude les articles de sa foi philosophique ; il est accoutumé à sa façon de penser, il s’en contente, et il voudrait que tout le monde en fît autant. Quoi ! Voudrait-on redevenir disciple à l’âge de cinquante, de soixante ans, et être exposé à la honte d’étudier soi-même, après avoir si longtemps enseigné aux autres, et d’un grand flambeau qu’on croit être, ne devenir qu’une faible lumière, ou plutôt s’obscurcir tout à fait ? Ce n’est pas ainsi qu’on l’entend. Il est plus court de décrier un nouveau système que de l’approfondir. Il y a même de la fermeté héroïque de s’opposer aux nouveautés en tous genres, et à soutenir les anciennes opinions. Un autre ordre d’esprits raisonne d’une autre manière. Ils disent dans leur simplicité : telle opinion fut celle de nos pères, pourquoi ne serait-elle pas la nôtre ? Valons-nous mieux qu’ils ne valaient ? N’ont-ils pas été heureux en suivant les sentiments d’Aristote ou de Descartes ? Pourquoi nous romprions-nous la tête à étudier les sentiments des novateurs ? Ces sortes d’esprits s’opposeront toujours aux progrès des connaissances : aussi n’est-il pas étonnant qu’elles en fassent si peu.
Dès que je serai de retour à Remusberg, j’irai me jeter tête baissée dans la physique ; c’est la marquise à qui j’en ai l’obligation ; je me prépare aussi à une entreprise bien hasardeuse et bien difficile (2) ; mais vous n’en serez instruit qu’après l’essai que j’aurai fait de mes forces.
Pour mon malheur, le roi va ce printemps en Prusse, où je l’accompagnerai ; le destin veut que nous jouions aux barres ; et, malgré tout ce que je puis m’imaginer, je ne prévois pas encore comme nous pourrons nous voir ; ce sera toujours trop tard pour mes souhaits ; vous en êtes bien convaincu, à ce que j’espère, comme de tous les sentiments avec lesquels je suis, mon cher ami, votre inviolablement affectionné ami, FÉDÉRIC.
1 – Le sixième des Discours sur l’homme. (G.A.)
2 – Il voulait faire une tragédie. (G.A.)
74 – DE VOLTAIRE
A Cirey, le 18 Janvier.
Monseigneur, votre altesse royale est plus Fédéric et plus Marc-Aurèle que jamais. Les choses agréables partent de votre plume avec une facilité qui m’étonne toujours. Votre instruction pastorale est du plus digne évêque. Vous montrez bien que ceux qui sont destinés à être rois sont en effet les oints du Seigneur. Votre catéchisme est toujours celui de la raison et du bonheur. Heureuses vos ouailles, monseigneur, le troupeau de Cirey reçoit vos paroles avec la plus grande édification.
Votre altesse royale me conseille, c’est-à-dire m’ordonne de finir l’histoire du Siècle de Louis XIV. J’obéirai, et je tâcherai même de l’éclaircir avec un ménagement qui n’ôtera rien à la vérité, mais qui ne la rendra pas odieuse. Mon grand but, après tout, n’est pas l’histoire politique et militaire ; c’est celle des arts, du commerce, de la police, en un mot, de l’esprit humain. Dans tout cela il n’y a point de vérité dangereuse. Je ne crois donc pas devoir m’interdire une carrière si grande et si sûre, parce qu’il y a un petit chemin où je peux broncher (1) ; ce qui est entre les mains de votre altesse royale ne sera jamais que pour elle. Le vulgaire n’est pas fait pour être servi comme mon prince.
J’ai réformé l’Histoire de Charles XII sur plusieurs mémoires qui m’ont été communiqués par un serviteur du roi Stanislas, mais surtout, sur ce que votre altesse royale a daigné me faire remettre. Je n’ai pris de ces détails curieux dont vous m’avez honoré, que ce qui doit être su de tout le monde, sans blesser personne : le dénombrement des peuples, les lois nouvelles, les établissements, les villes fondées, le commerce, la police, les mœurs publiques ; mais pour les actions particulières du czar, de la czarine, du czarovitz, je garde sur elles un silence profond. Je ne nomme personne, je ne cite personne, non seulement parce que cela n’est pas de mon sujet, mais parce que je ne ferais pas usage d’un passage de l’Evangile que votre altesse royale m’aurait cité, si vous ne l’ordonniez expressément.
Je réforme la Henriade, et je compte par le premier ordinaire soumettre au jugement de votre altesse royale quelques changements que je viens d’y faire. Je corrige aussi toutes mes tragédies : j’ai fait un nouvel acte à Brutus, car enfin il faut se corriger et être digne de son prince et d’Emilie.
Je ne fais point imprimer Mérope, parce que je n’en suis pas encore content ; mais on veut que je fasse une tragédie nouvelle, une tragédie pleine d’amour et non de galanterie, qui fasse pleurer des femmes, et qu’on parodie à la Comédie italienne. Je la fais, j’y travaille il y a huit jours (2) ; on se moquera de moi ; mais en attendant je retouche beaucoup les Eléments de Newton ; je ne dois rien oublier, et je veux que cet ouvrage soit plus plein et plus intelligible.
Je vous ai rendu, monseigneur, un compte exact de tous les travaux de votre sujet de Cirey ; vraiment je ne dois pas omettre la nouvelle persécution que Rousseau et l’abbé Desfontaines me font (3). Tandis que je passe dans la retraite les jours et les nuits dans un travail assidu, on me persécute à Paris, on me calomnie, on m’outrage de la manière la plus cruelle. Madame la marquise du Châtelet a cru que Thieriot, qui envoie souvent ce qu’on fait contre moi à tout le monde, avait envoyé aussi à votre altesse royale un libelle affreux de l’abbé Desfontaines ; elle avait d’autant plus sujet de le croire, qu’en en avait écrit à Thieriot, qu’elle lui avait demandé la vérité, et que Thieriot n’avait point répondu ; aussitôt voilà le cœur généreux de madame du Châtelet, cœur digne du vôtre, qui s’enflamme ; elle écrit à votre altesse royale ; elle vous fait entendre des plaintes bienséantes dans sa bouche, mais interdites à la mienne. Voici le fait :
Un homme, le chevalier de Mouhy, qui a déjà écrit contre l’abbé Desfontaines, fait une petite brochure littéraire contre lui (4) ; et dans cette brochure, il imprime une lettre que j’ai écrite il y a deux ans. Dans cette lettre j’avais cité un fait connu : que l’abbé Desfontaines, sauvé du feu par moi, avait, pour récompense, fait sur-le-champ un libelle contre son bienfaiteur, et que Thieriot en était témoin. Tout cela est la plus exacte vérité, vérité bien honteuse aux lettres. Si Thieriot, dans cette occasion, craint de nouvelles morsures de l’abbé Desfontaines, s’il s’effraie plus de ce chien enragé qu’il n’aime son ami, c’est ce que j’ignore ; il y a longtemps que je n’ai reçu de ses nouvelles. Je lui pardonne de ne se point commettre pour moi. Je fais un petit mémoire apologétique pour répondre à l’abbé Desfontaines (5). Madame du Châtelet l’a envoyé à votre altesse royale ; je l’ai fort corrigé depuis. Je ne dis point d’injures ; l’ouvrage n’est point contre l’abbé Desfontaines, il est pour moi ; je tâche d’y mêler un peu de littérature, afin de ne point fatiguer le public de choses personnelles.
Mais je sens que je fatigue fort votre altesse royale par tout ce bavardage. Quel entretien pour un grand prince ! Mais les dieux s’occupent quelquefois des sottises des hommes, et les héros regardent des combats de cailles.
Je suis avec le plus profond respect, le plus rendre, le plus inviolable attachement, monseigneur, etc.
1 – M. Beuchot croit que Voltaire veut parler ici de l’homme au masque de fer. (G.A.)
2 – Zulime. (G.A.)
3 – La Voltairomanie venait de paraître. (G.A.)
4 – Le Préservatif, par Voltaire lui-même. Voir CRITIQUE LITTÉRAIRE. (G.A.)
5 – Voir ce Mémoire, ainsi que le Mémoire sur la satire. (G.A.)
75 – DU PRINCE ROYAL
A Berlin, le 20 Janvier.
On offrait aux dieux, dans le paganisme, les prémices des moissons et des récoltes ; on consacrait au dieu de Jacob les premiers-nés d’entre le peuple d’Israël ; on voue aux saints patrons, dans l’Eglise romaine, non-seulement les prémices, non-seulement les cadets des maisons, mais des royaumes entiers : témoin l’abdication de saint Louis (1) en faveur de la vierge Marie. Pour moi, je n’ai point de prémices de moissons, point d’enfants, point de royaume à vouer ; je vous consacre les prémices de ma poésie de l’année 1739. Si j’étais païen, je vous invoquerais sous le nom d’Apollon ; si j’étais juif, je vous eusse peut-être confondu avec le roi prophète et son fils ; si j’étais papiste, vous eussiez été mon saint et mon confesseur. N’étant rien de tout cela, je me contente de vous estimer très philosophiquement, de vous admirer comme philosophe, de vous chérir comme poète, et de vous respecter comme ami.
Je ne vous souhaite que de la santé, car c’est tout ce dont vous avez besoin. Partagé d’un génie supérieur, capable de vous suffire à vous-même et de pouvoir être heureux, et, pour surcroît, possédant Emilie, que mes vœux pourraient-ils ajouter à votre félicité ?
Souvenez-vous que sous une zone un peu plus froide que la vôtre, dans un pays voisin de la barbarie, en un lieu solitaire et retiré du monde, habite un ami qui vous consacre ses veilles, et qui ne cesse de faire des vœux pour votre conservation. FÉDÉRIC.
1 – Ou plutôt de Louis III. (G.A.)
76 – DU PRINCE ROYAL
A Berlin, le 27 Janvier.
Subitement d’un vol rapide
La mort fondait sur moi ;
L’affreuse douleur qui la guide
Dans peu m’eût abîmé sous soi.
De maux carnassiers avidement rongée,
La trame de mes jours allait être abrégée,
Et la débile infirmité
Précipitait ma triste vie,
Hélas ! Avec trop de furie,
Au gouffre de l’éternité.
Déjà la mort qui sème l’épouvante,
Avec son attrait hideux,
Faisait briller sa faux tranchante,
Pour éblouir mes faibles yeux ;
Et ma pensée évanouie
Allait abandonner mon corps.
Je me voyais finir : mes défaillants ressorts,
Du martyre souffrant la fureur inouïe,
Faisaient leurs derniers efforts.
L’ombre de la nuit éternelle
Dissipait à mes yeux la lumière du jour ;
L’espérance, toujours ma compagne fidèle,
Ne me laissait plus voir la plus faible étincelle
D’un espoir de retour.
Dans des tourments sans fin, d’une angoisse mortelle,
Je désirais l’instant qu’éteignant mon flambeau
La mort, assouvissant sa passion cruelle,
Me précipitât au tombeau.
C’est par vous, propice jeunesse,
Que, plein de joie et d’allégresse,
Des tourments de la mort je suis sorti vainqueur.
Oui, cher Voltaire, je respire,
Oui, je respire encor pour vous,
Et, des rives du sombre empire,
De notre attachement le souvenir si doux
Me transporta comme en délire
Chez Emilie auprès de vous.
Mais, revenant à moi, par un nouveau martyre,
Je reconnus l’erreur où me plongeaient mes sens :
Faut-il mourir ? disais-je ; ô vous, dieux tout-puissants !
Redoublez ma douleur amère,
Et redoublez mes maux cuisants :
Mais ne permettez pas, fiers maîtres du tonnerre,
Que les destins impatients,
Jaloux de mon bonheur, m’arrachent de la terre
Avant que d’avoir vu Voltaire.
Ces quarante et quelques vers se réduisent à vous apprendre qu’une affreuse crampe d’estomac faillit à vous priver, il y a deux jours, d’un ami qui vous est bien sincèrement attaché, et qui vous estime on ne saurait davantage. Ma jeunesse m’a sauvé : les charlatans disent que c’est leur médecine, et pour moi, je crois que c’est l’impatience de vous voir avant que de mourir (1).
J’avais lu le soir, avant de me coucher, une très mauvaise ode de Rousseau, adressée à la Postérité : j’en ai pris la colique, et je crains que nos pauvres neveux n’en prennent la peste. C’est assurément l’ouvrage le plus misérable qui me soit de la vie tombé entre les mains.
Je me sens extrêmement flatté de l’approbation que vous donnez à la dernière épître que je vous ai envoyée. Vous me faites grand plaisir de me reprendre sur mes fautes ; je ferai ce que je pourrai pour corriger mon orthographe, qui est très mauvaise ; mais je crains de ne pas parvenir sitôt à l’exactitude qu’elle exige. J’ai le défaut d’écrire trop vite, et d’être trop paresseux pour copier ce que j’ai écrit. Je vous promets cependant de faire ce qui me sera possible pour que vous n’ayez pas lieu de composer, dans le goût de Lucien, un dialogue des lettres qui plaident devant le tribunal de Vaugelas, et qui accusent les défraudations que je leur ai faites.
Si, en se corrigeant, on peut parvenir à quelque habileté ; si, par l’application, on peut apprendre à faire mieux ; si les soins des maîtres de l’art ne se lassent point à former des disciples, je puis espérer, avec votre assistance, de faire un jour des vers moins mauvais que ceux que je compose à présent.
J’ai bien cru que la marquise du Châtelet était en affaires sérieuses ce qu’elle est en physique, en philosophie, et dans la société : le propre des sciences est de donner une justesse d’esprit qui prévient l’abus qu’on pourrait faire de leur usage. J’aime à entendre qu’une jeune dame a assez d’empire sur ses passions pour quitter tous ses goûts en faveur de ses devoirs ; mais j’admire encore plus un philosophe qui se résout d’abandonner la retraite et la paix en faveur de l’amitié. Ce sont des exemples que Cirey fournira à la postérité, et qui feront infiniment plus d’honneur à la philosophie que l’abdication de cette femme singulière (2) qui descendit du trône de Suède, pour aller occuper un palais à Rome.
Les sciences doivent être considérées comme des moyens qui nous donnent plus de capacité pour remplir nos devoirs : les personnes qui les cultivent ont plus de méthode dans ce qu’elles font, et agissent plus conséquemment. L’esprit philosophique établit des principes ; ce sont les sources du raisonnement et la cause des actions sensées. Je ne m’étonne point que vous autres habitants de Cirey fassiez ce que vous devez faire ; mais je m’étonnerais beaucoup si vous ne le faisiez pas, vu la sublimité de vos génies et la profondeur de vos connaissances.
Je vous prie de m’avertir de votre départ pour Bruxelles, et d’aviser en même temps sur la voie la plus courte pour accélérer notre correspondance. Je me flatte de pouvoir recevoir de vous tous les huit jours des lettres, lorsque vous serez si voisin de nos frontières. Je pourrai peut-être vous être de quelque utilité dans ce pays, car je connais très particulièrement le prince d’Orange, qui est souvent à Bréda, et le duc d’Aremberg (3), qui demeure à Bruxelles. Peut-être pourrai-je aussi, par le ministère du prince de Lichtenstein (4), abréger à la marquise les longueurs qu’on lui fera souffrir à Bruxelles et à Vienne. Les juges de ces pays ne se pressent point dans leurs jugements. On dit que si la cour impériale devait un soufflet à quelqu’un, il faudrait solliciter trois ans avant que d’en obtenir le paiement. J’augure de là que les affaires de la marquise ne se termineront pas aussi vite qu’elle le pourrait désirer.
Le vin d’Hongrie vous suivra partout où vous irez. Il vous est beaucoup plus convenable que le vin du Rhin, duquel je vous prie de ne point boire, parce qu’il est fort malsain.
Ne m’oubliez pas, cher Voltaire ; et si votre santé vous le permet, donnez-moi plus souvent de vos nouvelles, de vos censures, et de vos ouvrages. Vous m’avez si bien accoutumé à vos productions, que je ne puis presque plus revenir à celles des autres. Je brûle d’impatience d’avoir la fin du Siècle de Louis XIV ; cet ouvrage est incomparable, mais gardez-vous bien de le faire imprimer.
Je suis avec toute l’estime imaginable et l’amitié la plus sincère, mon cher ami, votre très affectionné ami. FÉDÉRIC.
1 – Il y avait bien des années que J.B Rousseau avait communiqué lui-même cette ode à Voltaire. Voyez le Commentaire historique. (G.A.)
2 – Christine. (G.A.)
3 – Voltaire le connaissait de longue date. Voyez la lettre à ce duc, en 1736 : (G.A.)
à M. le Duc d’Aremberg
A Cirey, par Vassy en Champagne, ce 30 Août.
Monseigneur, je n’ai pas voulu, jusqu’à présent, vous importuner de mes plaintes contre un homme que vous honorez de votre protection ; mais enfin l’insolence qu’il a d’abuser de votre nom même pour m’inquiéter me force à vous demander justice. Il imprime dans une lettre qu’il a fait insérer dans le journal de la Bibliothèque française, page 151, année 1736, que vous lui avez dit qu’à Marimont (1), je vous avais parlé de lui dans les termes les plus indignes et les plus révoltants. Il fait de cette prétendue conversation avec vous le sujet de tous ses déchaînements ; cependant vous savez, monseigneur, si jamais je vous ai dit de cet homme rien qui pût l’outrager ; je respectais trop l’asile que vous lui donnez. Jugez de son caractère par cette calomnie et par la manière dont il vous commet. Il fait imprimer encore, dans le même libelle, que M. le comte de Lannoi se plaignit publiquement que je n’avais pas entendu la messe dévotement dans l’église des Sablons. Vous sentez, monseigneur, ce que c’est qu’un tel reproche dans la bouche de Rousseau.(2) Je ne vous parle point des calomnies atroces dont il me charge, je ne vous parle que de celles où il ose se servir de votre nom contre moi. Je demanderai justice au tribunal de Bruxelles des unes, et je vous la demande des autres. Quand je vous serais inconnu, je ne prendrais pas moins la liberté de vous adresser mes plaintes ; je suis persuadé que vous châtierez l’insolence d’un domestique qui compromet son maître par un mensonge, dont son maître peut si aisément le convaincre. Je suis, etc.
1 - Il s’agit du voyage en Belgique fait par Voltaire en 1722. (G.A.)
2 – Jean-Baptiste.