CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 13
Photo de PAPAPOUSS
48. – DE VOLTAIRE.
A Cirey, 8 Mars.
Monsieur, le plus zélé de vos admirateurs n’est pas le plus assidu de vos correspondants. La raison en est qu’il est le plus malade, et que très souvent la fièvre le prend quand il voudrait passer ses plus agréables heures à avoir l’honneur d’écrire à votre altesse royale.
Nous avons reçu votre belle prose du 19 Février, et vos vers pour madame la marquise du Châtelet, qui est confondue, charmée, et qui ne sait comment répondre à ces agaceries si séduisantes ; et avec votre lettre du 27, l’Ode sur la patience par laquelle votre muse royale adoucit les maux de M. de Kaiserling. J’ai fait mon profit de cette ode ; elle va très bien à mon état de langueur : le remède opère sur moi tout aussi bien que sur votre goutteux, car je me tiens tout aussi philosophe que lui. Je sens comme lui le prix de vos vers, et je trouve, comme lui, dans les lettres de votre altesse royale, un charme contre tous les maux.
Vous aimez Kaiserling, et vous prenez le soin
De l’exhorter à patience ;
Ah ! Quand nous vous lisons, grâce à votre éloquence,
D’une telle vertu nous n’avons pas besoin.
Puisque vous daignez, monseigneur, amuser votre loisir par des vers, voici donc la troisième épître sur le Bonheur, que je prends la liberté de vous envoyer ; le sujet de cette troisième épître est l’Envie, passion que je voudrais bien que votre altesse royale inspirât à tous les rois. Je vous envoie de mes vers, monseigneur, et vous m’honorez des vôtres. Cela me fait souvenir du commerce perpétuel qu’Hésiode dit que la terre entretient avec le ciel : elle envoie des vapeurs ; les deux rendent de la rosée. Grand merci de votre rosée, monseigneur ; mais ma pauvre terre sera incessamment en friche. Les maladies me minent, et rendront bientôt mon champ aride ; mais ma dernière moisson sera pour vous.
Extremum hunc, Arethusa, mihi concede laborem,
Pauca Federico.
Virg., Ecl. X.
J’ai pourtant, dans mon lit, fait deux nouveaux actes, à la place des deux derniers de Mérope, qui m’ont paru trop languissants. Quand votre altesse royale voudra voir le fruit de ses avis dans ces deux nouveaux actes, j’aurai l’honneur de les lui envoyer. J’ai bien à cœur de donner une pièce tragique qui ne soit point enjolivée d’une intrigue d’amour, et qui mérite d’être lue ; je rendrais par là quelque service au théâtre français, qui, en vérité, est trop galant. Cette pièce est sans amour : la première (1) que j’aurai l’honneur d’envoyer à Remusberg méritera pour titre : de Remedio amoris (2). Ce n’est pas que je n’aie assurément un profond respect pour l’amour et pour tout ce qui lui appartient ; mais qu’il se soit emparé entièrement de la tragédie, c’est une usurpation de notre souverain ; et je protesterai au moins contre l’usurpation, ne pouvant mieux faire. Voilà, monseigneur, tout ce que vous aurez de moi cette fois-ci pour le département poétique ; mais le département de la métaphysique m’embarrasse beaucoup.
La lettre du 17 Février, de votre altesse royale, est en vérité un chef-d’œuvre. Je regarde ces deux lettres (3) sur la Liberté comme ce que j’ai vu de plus fort, de mieux lié, de plus conséquent, sur ces matières. Vous avez certainement bien des grâces à rendre à la nature, de vous avoir donné un génie qui vous fait roi dans le monde intellectuel, avant que vous le soyez dans ce misérable monde composé de passions, de grimaces, et d’extérieur. J’avais déjà beaucoup de respect pour l’opinion de la fatalité, quoique ce ne soit pas la mienne ; car en nageant dans cette mer d’incertitudes, et n’ayant qu’une petite branche où je me tiens, je me donne bien de garde de reprocher à mes compagnons les nageurs que leur petite branche est trop faible : je suis fort aise, si mon roseau vient à casser, que mon voisin puisse me prêter le sien. Je respecte bien davantage l’opinion que j’ai combattue, depuis que votre altesse royale l’a mise dans un si beau jour ; me permettra-t-elle de lui exposer encore mes scrupules ?
Je me bornerai, pour ne pas ennuyer le Marc-Aurèle d’Allemagne, à deux idées qui me frappent encore vivement, et sur lesquelles je le supplie de daigner m’éclairer.
1°/ Plus je m’examine, plus je me crois libre (en plusieurs cas) ; c’est un sentiment que tous les hommes ont comme moi ; c’est le principe invariable de notre conduite. Les plus outrés partisans de la fatalité absolue se gouvernent tous suivant les principes de la Liberté. Or je leur demande comment ils peuvent raisonner et agir d’une manière si contradictoire, et ce qu’il y a à gagner à se regarder comme des tournebroches, lorsqu’on agit toujours comme un être libre ? Je leur demande encore par quelle raison l’auteur de la nature leur a donné ce sentiment de liberté, s’ils ne l’ont point ? Pourquoi cette imposture dans l’Etre qui est la vérité même ? De bonne foi, trouve-t-on une solution à ce problème ? Répondre que Dieu ne nous a pas dit : Vous êtes libres, n’est-ce pas une défaite ? Dieu ne nous a pas dit que nous sommes libres, sans doute, car il ne daigne pas nous parler ; mais il a mis dans nos cœurs un sentiment que rien ne peut affaiblir, et c’est là pour nous la voix de Dieu. Tous nos autres sentiments sont vrais. Il ne nous trompe point dans le désir que nous avons d’être heureux, de boire, de manger, de multiplier notre espèce. Quand nous sentons des désirs, certainement ces désirs existent ; quand nous sentons des plaisirs, il est bien sûr que nous n’éprouvons pas des douleurs ; quand nous voyons, il est bien certain que l’action de voir n’est pas celle d’entendre ; quand nous avons des pensées, il est bien clair que nous pensons. Quoi donc ! Le sentiment de la Liberté sera-t-il le seul dans lequel l’Etre infiniment parfait se sera joué en nous faisant une illusion absurde ? Quoi ! Quand je confesse qu’un dérangement de mes organes m’ôte ma liberté, je ne me trompe pas ; et je me tromperais quand je sens que je suis libre ? Je ne sais si cette exposition naïve de ce qui se passe en nous fera quelque impression sur votre esprit philosophe ; mais je vous conjure, monseigneur, d’examiner cette idée, de lui donner toute son étendue, et ensuite de la juger sans aucune acception de parti, sans même considérer d’autres principes plus métaphysiques, qui combattent cette preuve morale ; vous verrez ensuite lequel il faudra préférer, ou de cette preuve morale qui est chez tous les hommes, ou de ces idées métaphysiques qui portent toujours le caractère de l’incertitude.
2°/ Mon second scrupule roule sur quelque chose de plus philosophique. Je vois que tout ce qu’on a jamais dit contre la liberté de l’homme se tourne encore avec bien plus de force contre la liberté de Dieu.
Si on dit que Dieu a prévu toutes nos actions, et que par là elles sont nécessaires, Dieu a aussi prévu les siennes, qui sont d’autant plus nécessaires que Dieu est immuable. Si on dit que l’homme ne peut agir sans raison suffisante, et que cette raison incline sa volonté, la raison suffisante doit encore plus emporter la volonté de Dieu, qui est l’Etre souverainement raisonnable.
Si on dit que l’homme doit choisir ce qui lui paraît le meilleur, Dieu est encore plus nécessité à faire ce qui est le meilleur.
Voilà donc Dieu réduit à être l’esclave du destin ; ce n’est plus un être qui se détermine par lui-même ; c’est donc une cause étrangère qui le détermine ; ce n’est plus un agent, ce n’est plus Dieu.
Mais si Dieu est libre, comme les fata listes mêmes doivent l’avouer, pourquoi Dieu ne pourra-t-il pas communiquer à l’homme un peu de cette liberté, en lui communiquant l’être, la pensée, le mouvement, la volonté, toutes choses également inconnues ? Sera-t-il plus difficile à Dieu de nous donner la Liberté, que de nous donner le pouvoir de marcher, de manger, de digérer ? Il faudrait avoir une démonstration que Dieu n’a pu communiquer l’attribut de la Liberté à l’homme ; et pour avoir cette démonstration, il faudrait connaître les attributs de la Divinité ; mais qui les connaît ?
On dit que Dieu, en nous donnant la Liberté, aurait fait des dieux de nous ; mais sur quoi le dit-on ? Pourquoi serais-je dieu avec un peu de liberté, quand je ne le suis pas avec un peu d’intelligence ? Est-ce être dieu, que d’avoir un pouvoir faible, borné et passager, de choisir et de commencer le mouvement ? Il n’y a pas de milieu, ou nous sommes des automates qui ne faisons rien, et dans qui Dieu fait tout ; ou nous sommes des agents, c’est-à-dire des créatures libres. Or, je demande quelle preuve on a que nous sommes de simples automates, et que ce sentiment intérieur de liberté est une illusion ?
Toutes les preuves qu’on apporte se réduisent à la prescience de Dieu. Mais sait-on précisément ce que c’est que cette prescience ? Certainement on l’ignore. Comment donc pouvons-nous faire servir notre ignorance des attributs suprêmes de Dieu à prouver la fausseté d’un sentiment réel de liberté que nous éprouvons dans nos âmes ?
Je ne peux concevoir l’accord de la prescience et de la Liberté, je l’avoue ; mais dois-je pour cela rejeter la Liberté ? Nierai-je que je sois un être pensant, parce que je ne vois point ni comment la matière peut penser, ni comment un être pensant peut être esclave de la matière ? Raisonner ce qu’on appelle a priori est une chose fort belle ; mais elle n’est pas de la compétence des humains. Nous sommes tous sur les bords d’un grand fleuve ; il faut le remonter avant d’oser parler de sa source. Ce serait assurément un grand bonheur si on pouvait, en métaphysique, établir des principes clairs, indubitables, et en grand nombre, d’où découlerait une infinité de conséquences, comme en mathématiques ; mais Dieu n’a pas voulu que la chose fût ainsi. Il s’est réservé le patrimoine de la métaphysique : le règne des idées pures et des essences des choses est le sien. Si quelqu’un est entré dans ce partage céleste, c’est assurément vous, monseigneur ; et je dirai, dans mon cœur, de votre personne, ce que les flatteurs disent des rois, qu’ils sont les images de la Divinité.
Au reste, les vers de la Henriade, que vous daignez citer, n’ont été faits que dans la vue d’exprimer uniquement que notre liberté ne nuit pas à la prescience divine, qui fait ce qu’on appelle le destin. Je me suis exprimé un peu durement dans cet endroit ; mais en poésie on ne dit pas toujours précisément ce que l’on voudrait dire ; la roue tourne, et emporte son homme par sa rapidité.
Avant de finir sur cette matière, j’aurai l’honneur de dire à votre altesse royale que les sociniens, qui nient la prescience de Dieu sur les contingents, ont un grand apôtre, qu’ils ne connaissent peut-être pas ; c’est Cicéron, dans un livre de la Divination. Ce grand homme aime mieux dépouiller les dieux de la prescience, que les hommes de la Liberté.
Je ne crois pas que, tout grand orateur qu’il était, il eût pu répondre à vos raisons. Il aurait eu beau faire de longues périodes, ce seraient des sons contre des vérités ; laissons-le donc avec ses phrases.
Mais que votre altesse royale me permette de lui dire que les dieux de Cicéron et le dieu de Newton et de Clarke ne sont pas de la même espèce ; c’est le dieu de Cicéron, qu’on peut appeler un dieu raisonnant dans les cafés sur les opérations de la campagne prochaine ; car qui n’a point de prescience n’a que des conjectures, et qui n’a que des conjectures est sujet à dire autant de pauvretés que le London’s journal ou la gazette de Hollande ; mais ce n’est pas là le compte de sir Isaac Newton et de Samuel Clarke, deux têtes aussi philosophiques que Marc Tulle était bavard.
Le docteur Clarke, qui a assez approfondi ces matières, dont Newton n’a parlé qu’en passant, dit, me semble, avec assez de raison, que nous ne pouvons nous élever à la connaissance imparfaite des attributs divins que comme nous élevons un nombre quelconque à l’infini, allant du connu à l’inconnu.
Chaque manière d’apercevoir, bornée et finie dans l’homme, est infinie dans Dieu. L’intelligence d’un homme voit un objet à la fois, et Dieu embrasse tous les objets. Notre âme prévoit par la connaissance du caractère d’un homme ce que cet homme fera dans une telle occasion, et Dieu prévoit, par la même connaissance poussée à l’infini, ce que cet homme fera. Ainsi, ce qui dans nous est science de conjecture, et qui ne nuit point à la liberté, est dans Dieu science certaine, tout aussi peu nuisible à la liberté. Cette manière de raisonner n’est pas, me semble, si ridicule.
Mais je m’aperçois, monseigneur, que je le suis très fort en vous ennuyant de mes idées, et en affaiblissant celles des autres. Votre seule bonté me rassure. Je vois que votre cœur est aussi humain que votre esprit est étendu. Je vois, par vos vers à M. de Karserling, combien vous êtes capable d’aimer : aussi ma quatrième épître sur le Bonheur finira par l’amitié ; sans elle il n’y a point de bonheur sur la terre.
Madame la marquise du Châtelet vous admire si fort, qu’elle n’ose vous écrire. Je suis donc bien hardi, monseigneur, moi qui vous admire tout autant, pour le moins, et qui me répands en ces énormes bavarderies.
Que ne puis-je vous dire :
In publica commoda peccem,
Si longo sermone morer tua tempora, Cæsar !
Hor., I. II, ep. I.
Je suis avec un profond respect, un attachement, une reconnaissance sans bornes, etc.
1 – Zulime. (G.A.)
2 – Titre d’un poème d’Ovide. (G.A.)
3 – Celle du 26 Décembre 1737 et celle du 17 Février 1738. (G.A.)
49. – DU PRINCE ROYAL.
A Remusberg, le 28 Mars 1738.
Monsieur, j’ai reçu votre lettre du 8 de ce mois avec quelque sorte d’inquiétude sur votre santé. M. Thieriot me marque qu’elle n’était pas bonne, ce que vous me confirmez encore. Il semble que la nature, qui vous a partagé d’une main si avantageuse du côté de l’esprit, ait été plus avare en ce qui regarde votre santé, comme si elle avait eu regret d’avoir fait un ouvrage achevé. Il n’y a que les infirmités du corps qui puissent nous faire présumer que vous êtes mortel ; vos ouvrages doivent nous persuader le contraire.
Les grands hommes de l’antiquité ne craignaient jamais plus l’implacable malignité de la fortune, qu’après les grands succès. Votre fièvre pourrait être comptée, à ce prix, comme un équivalent ou comme un contre-poids de votre Mérope.
Pourrais-je me flatter d’avoir deviné les corrections que vous voulez faire à cette pièce, vous qui en êtes le père, vous qui l’avez jugée en Brutus ? Pour moi, qui ne l’ai point faite, moi qui n’y prends d’autre intérêt que celui que m’inspire l’auteur, j’ai lu deux fois la Mérope avec toute l’attention dont je suis capable, sans y apercevoir de défauts. Il en est de vos ouvrages comme du soleil ; il faut avoir le regard très perçant pour y découvrir des taches.
Vous voudrez bien m’envoyer les quatre actes corrigés, comme vous me le faites espérer ; sans quoi les ratures et les corrections rendraient mon original embrouillé et difficile à déchiffrer.
Despréaux et tous les grands poètes n’atteignaient à la perfection qu’en corrigeant. Il est fâcheux que les hommes, quelques talents qu’ils aient, ne puissent produire quelque chose de bon tout d’un coup. Ils n’y arrivent que par degrés. Il faut sans cesse effacer, châtier, émonder, et chaque pas qu’on avance est un pas de correction.
Virgile, ce prince de la poésie latine, était encore occupé de son Enéide lorsque la mort le surprit. Il voulait, sans doute, que son ouvrage répondît à ce point de perfection qu’il avait dans l’esprit, et qui était semblable à celui de l’orateur dont Cicéron nous fait le portrait.
Vous, dont on peut placer le nom à côté de celui de ces grands hommes, sans déroger à leur réputation, vous tenez le chemin qu’ils ont tenu, pour imprimer à vos ouvrages le caractère d’immortalité si estimable et si rare.
La Henriade, le Brutus, la Mort de César, etc., sont si parfaits, que ce n’est pas une petite difficulté de ne rien faire de moindre. C’est un fardeau que vous partagez avec tous les grands hommes. On ne leur passe pas ce qui serait bon en d’autres. Leurs ouvrages, leurs actions, leur vie, enfin tout doit être excellent en eux. Il faut qu’ils répondent sans cesse à leur réputation ; il faut, s’il m’est permis de me servir de cette expression, qu’ils gravissent sans cesse contre les faiblesses de l’humanité.
Le Maximien de la Chaussée n’est point encore parvenu jusqu’à moi. J’ai vu l’Ecole des Amis (1) , qui est de ce même auteur, dont le titre est excellent et les vers ordinaires, faibles, monotones et ennuyeux. Peut-être y a-t-il trop de témérité à moi, étranger et presque barbare, de juger des pièces du théâtre français ; cependant ce qui est sec et rampant dégoûte bientôt. Nous choisissons ce qu’il y a de meilleur pour le représenter ici. Ma mémoire est si mauvaise, que je fais avec beaucoup de discernement le triage des choses qui doivent la remplir ; c’est comme un petit jardin où l’on ne sème pas indifféremment toutes sortes de semences, et qu’on n’orne que des fleurs les plus rares et les plus exquises.
Vous verrez, par les pièces que je vous envoie, les fruits de ma retraite et de vos instructions. Je vous prie de redoubler votre sévérité pour tout ce qui vous viendra de ma part. J’ai du loisir, j’ai de la patience, et avec tout cela rien de mieux à faire qu’à changer les endroits de mes ouvrages que vous aurez réprouvés.
On travaille actuellement à la Vie de la czarine et du czarovitz. J’espère vous envoyer dans peu ce que j’aurai pu ramasser à ce sujet. Vous trouverez dans ces anecdotes des barbaries et des cruautés semblables à celles qu’on lit dans l’histoire des premiers Césars.
La Russie est un pays où les arts et les sciences n’avaient point pénétré. Le czar n’avait aucune teinture d’humanité, de magnanimité, ni de vertu ; il avait été élevé dans la plus crasse ignorance ; il n’agissait que selon l’impulsion de ses passions déréglées : tant il est vrai que l’inclination des hommes les porte au mal, et qu’ils ne sont bons qu’à proportion que l’éducation ou l’expérience a pu modifier la fougue de leur tempérament.
J’ai connu le grand-maréchal de la cour (de Prusse), Printz, qui vivait encore en 1724, et qui sous le règne du feu roi, avait été ambassadeur chez le czar. Il m’a raconté que, lorsqu’il arriva à Pétersbourg, et qu’il demanda de présenter ses lettres de créance, on le mena sur un vaisseau qui n’était pas encore lancé du chantier. Peu accoutumé à de pareilles audiences, il demanda où était le czar : on le lui montra qui accommodait des cordages au haut du tillac. Lorsque le czar eut aperçut M. de Printz, il l’invita de venir à lui par le moyen d’un échelon de cordes ; et comme il s’en excusait sur sa maladresse, le czar se descendit à un câble comme un matelot, et vint le joindre.
La commission dont M. Printz était chargé lui ayant été très agréable, le prince voulut donner des marques éclatantes de sa satisfaction : pour cet effet il fit préparer un festin somptueux auquel M. de Printz fut invité. On y but, à la façon des Russes, de l’eau-de-vie, et on en but brutalement. Le czar, qui voulait donner un relief particulier à cette fête, fit amener une vingtaine de strélitz qui étaient détenus dans les prisons de Pétersbourg, et à chaque grand verre qu’on vidait, ce monstre affreux abattait la tête de ces misérables. Ce prince dénaturé voulut, pour donner une marque de considération particulière à M. de Printz, lui procurer, suivant son expression, le plaisir d’exercer son adresse sur ces malheureux. Jugez de l’effet qu’une semblable proposition dut faire sur un homme qui avait des sentiments et le cœur bien placé. De Printz, qui ne le cédait en sentiments à qui que ce fût, rejeta une offre qui, en tout autre endroit, aurait été regardée comme injurieuse au caractère dont il était revêtu, mais qui n’était qu’une simple civilité dans ce pays barbare. Le czar pensa se fâcher de ce refus, et il ne put s’empêcher de lui témoigner quelques marques de son indignation ; ce dont cependant il lui fit réparation le lendemain.
Ce n’est pas une histoire faite à plaisir ; elle est si vraie, qu’elle se trouve dans les relations de M. de Printz, que l’on conserve dans les archives. J’ai même parlé à plusieurs personnes qui ont été dans ce temps-là à Pétersbourg, lesquelles m’ont attesté ce fait. Ce n’est point un conte su de deux ou trois personnes, c’est un fait notoire.
De ces horribles cruautés, passons à un sujet plus gai, plus riant, et plus agréable ; ce sera la petite pièce qui suivra cette tragédie.
Il s’agit de la muse de Gresset, qui, à présent, est une des premières du Parnasse français. Cet aimable poète a le don de s’exprimer avec beaucoup de facilité. Ses épithètes sont justes de nouvelles ; avec cela il a des tours qui lui sont propres : on aime ses ouvrages, malgré leurs défauts. Il est trop peu soigné, sans contredit, et la paresse, dont il fait tant l’éloge, est la plus grande rivale de sa réputation.
Gresset a fait une ode sur l’Amour de la patrie, qui m’a plu infiniment. Elle est pleine de feu et de morceaux achevés. Vous aurez remarqué, sans doute, que les vers de huit syllabes réussissent mieux à ce poète que ceux de douze.
Malgré le succès des petites pièces de Gresset, je ne crois pas qu’il réussisse jamais au théâtre français, ou dans l’épopée. Il ne suffit pas de simples bluettes d’esprit pour des pièces de si longue haleine ; il faut de la force, il faut de la vigueur et de l’esprit vif et mûr pour y réussir : il n’est pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe.
On copie, suivant que vous le souhaitez, la cantate de la Lecouvreur. Je l’enverrai échouer à Cirey. Des oreilles françaises, accoutumées à des vaudevilles et à des antiennes, ne seront guère favorables aux airs méthodiques et expressifs des Italiens. Il faudrait des musiciens en état d’exécuter cette pièce dans le goût où elle doit être jouée, sans quoi elle vous paraîtra tout aussi touchante que le rôle de Brutus récité par un acteur suisse ou autrichien.
Césarion vient d’arriver avec toutes les pièces dont vous l’avez chargé : je vous en remercie mille fois ; je suis partagé entre l’amitié, la joie, et la curiosité. Ce n’est pas une petite satisfaction que de parler à quelqu’un qui vient de Cirey, que dis-je ? à un autre moi-même, qui m’y transporte, pour ainsi dire. Je lui fais mille questions à la fois, je l’empêche même de me satisfaire : il nous faudra quelques jours avant d’être en état de nous entendre. Je m’amuse bien mal à propos de vous parler de l’amitié, vous qui la connaissez si bien, et qui en avez si bien décrit les effets (2).
Je ne vous dis rien encore de vos ouvrages. Il me les faut lire à tête reposée pour vous en dire mon sentiment, non que je m’ingère de les apprécier, ce serait fait tort à ma modestie. Je vous exposerai mes doutes, et vous confondrez mon ignorance.
Mes salutations à la sublime Emilie, et mon encens pour le divin Voltaire. Je suis avec une très parfaite estime, monsieur, votre très fidèlement affectionné ami, FÉDÉRIC.
1 – Cette comédie avait été jouée un an auparavant, le 27 Février 1737. (G.A.)
2 – Frédéric venait de lire le Temple de l’Amitié.
50. – DU PRINCE ROYAL.
31 Mars 1738.
Monsieur, je suis obligé de vous avertir que j’ai reçu deux jours de poste successivement les lettres de M. Thieriot ouvertes. Je ne jurerais pas même que la dernière que vous m’avez écrite n’ait essuyé le même sort. J’ignore si c’est en France, ou dans les Etats de mon père, qu’elles ont été victimes d’une curiosité assez mal placée (1). On peut savoir tout ce que contient notre correspondance : vos lettres ne respirent que la vertu et l’humanité, et les miennes ne contiennent, pour l’ordinaire, que des éclaircissements que je vous demande sur des sujets auxquels la plupart du monde ne s’intéresse guère. Cependant, malgré l’innocence des choses que contient notre correspondance, vous savez assez ce que c’est que les hommes, et qu’ils ne sont que trop portés à mal interpréter ce qui doit être exempt de tout blâme. Je vous prierai donc de ne point adresser par M. Thieriot les lettres qui rouleront sur la philosophie ou sur des vers. Adressez-les plutôt à M. Tronchin-Dubreuil (2) ; elles me parviendront plus tard, mais j’en serai récompensé par leur sûreté. Quand vous m’écrirez des lettres où il n’y aura que des bagatelles, adressez-les à votre ordinaire, par M. Thieriot, afin que les curieux aient de quoi se satisfaire.
Césarion me charme par tout ce qu’il me dit de Cirey. Votre histoire du siècle de Louis XIV m’enchante. Je voudrais seulement que vous n’eussiez point rangé Machiavel, qui était un malhonnête homme, au rang des autres grands hommes de son temps. Quiconque enseigne à manquer de parole, à opprimer, à commettre des injustices, fût-il d’ailleurs l’homme le plus distingué par ses talents, ne doit jamais occuper une place due uniquement aux vertus et aux talents louables. Cartouche ne mérite point de tenir un rang parmi les Boileau, les Colbert et les Luxembourg. Je suis sûr que vous êtes de mon sentiment. Vous êtes trop honnête homme pour vouloir mettre en honneur la réputation flétrie d’un coquin méprisable ; aussi suis-je sûr que vous n’avez envisagé Machiavel que du côté du génie. Pardonnez-moi ma sincérité ; je ne la prodiguerais pas, si je ne vous en croyais très digne.
Si les histoires de l’univers avaient été écrites comme celle que vous m’avez confiée, nous serions plus instruits des mœurs de tous les siècles, et moins trompés par les historiens. Plus je vous connais, et plus je trouve que vous êtes un homme unique. Jamais je n’ai lu de plus beau style que celui de l’Histoire de Louis XIV. Je relis chaque paragraphe deux ou trois fois, tant j’en suis enchanté. Toutes les lignes portent coup ; tout est nourri de réflexions excellentes ; aucune fausse pensée, rien de puéril, et avec cela une impartialité parfaite. Dès que j’aurai lu tout l’ouvrage, je vous enverrai quelques petites remarques, entre autres sur les noms allemands, qui sont un peu maltraités ; ce qui peut répandre de l’obscurité sur cet ouvrage, puisqu’il y a des noms qui sont si défigurés, qu’il faut les deviner.
Je souhaiterais que votre plume eût composé tous les ouvrages qui sont faits et qui peuvent être de quelque instruction ; ce serait le moyen de profiter et de tirer utilité de la lecture. Je m’impatiente quelquefois des inutilités, des pauvres réflexions, ou de la sécheresse qui règne dans certains livres ; c’est au lecteur à digérer de pareilles lectures. Vous épargnez cette peine à vos lecteurs. Qu’un homme ait du jugement ou non, il profite également de vos ouvrages. Il ne lui faut que de la mémoire.
Il me faut de l’application et une contention d’esprit pour étudier vos Eléments de Newton, ce qui se fera après Pâques,
Faisant une petite absence
Pour prendre ce que vous savez,
Avec beaucoup de bienséance (3)
Je vous exposerai mes doutes avec la dernière franchise, honteux de vous mettre toujours dans le cas des Israélites, qui ne pouvaient relever les murs de Jérusalem qu’en se défendant d’une main, tandis qu’ils travaillaient de l’autre.
Avouez que mon système est insupportable ; il me l’est quelquefois à moi-même. Je cherche un objet pour fixer mon esprit, et je n’en trouve encore aucun. Si vous en savez, je vous prie de m’en indiquer qui soit exempt de toute contradiction. S’il y a quelque chose dont je puisse me persuader, c’est qu’il y a un Dieu adorable dans le ciel, et un Voltaire presque aussi estimable à Cirey.
J’envoie une petite bagatelle (4) à madame la marquise, que vous lui ferez accepter. J’espère qu’elle voudra la placer dans ses entre-sols (5), et qu’elle voudra s’en servir pour ses compositions.
Je n’ai pas pu laisser votre portrait entre les mains de Césarion. J’ai envié à mon ami d’avoir conversé avec vous et de posséder encore votre portrait. C’en est trop, me suis-je dit ; il faut que nous partagions les faveurs du destin. Nous pensons tous de même sur votre sujet, et c’est à qui vous aimera et vous estimera le plus.
J’ai presque oublié de vous parler de vos pièces fugitives : la Modération dans le bonheur (6), le Cadenas, le Temple de l’amitié, etc, tout cela m’a charmé. Vous accumulez la reconnaissance que je vous dois. Que la marquise n’oublie pas d’ouvrir l’encrier. Soyez persuadé que je ne regrette rien de plus au monde que de ne pouvoir vous convaincre des sentiments avec lesquels je suis, monsieur, votre très fidèlement affectionné ami, FÉDÉRIC.
1 – Les soupçons de Frédéric n’étaient pas fondés. Voyez la lettre du 19 Avril. (G.A.)
2 – A Amsterdam. (G.A.)
3 – C’est-à-dire pour communier. (G.A.)
4 – Une écritoire. (G.A.)
5 – C’était les entre-sols du château que Voltaire et la marquise habitaient. (G.A.)
6 – Il s’agit de l’un des deux premiers Discours sur l’homme. Leur titre général était alors : Epîtres sur le Bonheur. (G.A.)