CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie13
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DE VOLTAIRE.
20 de Juin.
Ma cousine Vadé me mande qu’elle a recouvré cet ouvrage moral depuis trois mois, et que notre cousin Vadé étant mort au commencement de 1758, il ne pouvait parler de ce qui se passe en 1760 ; mais il en parlera par voie de prosopopée.
Je n’ai point vu le mémoire de Pompignan. Thieriot m’abandonne, tirez-lui les oreilles.
M. Palissot dit que je l’approuve ! Qu’on aille chez M. d’Argental, il montrera ma lettre à lui adressée, en réponse de la comédie d’Aristophane, reliée en maroquin du Levant. Je ne puis publier cette lettre sans la permission de M. d’Argental : elle est naïve. Je pleure sur l’abbé Morellet et sur Jérusalem. O mon aimable, et gai, et ferme, et profond philosophe :! Il faut f….. les dames et les respecter. Je ne dis pas qu’il faille f….. madame du Deffant (1) ; mais sachez qu’elle ne m’envoya jamais la lettre dont vous vous plaignez. Elle fit apparemment ses réflexions, ou peut-être vous lui lâchâtes quelque mot qui la fit rentrer en elle-même.
N’aurons-nous point l’histoire de la persécution contre les philosophes, un résumé des âneries de maître Joly, un détail des efforts de la cabale, un catalogue des calomnies, le tout avec les preuves ? Ce serait là le coup de foudre ; interim ridendum. Oui, sans doute, le seigneur, le ministre dont il est question, a protégé Palissot et Fréron, et il me l’a mandé, et il les abandonnait, et il n’est pas homme à persécuter personne, et il pense comme il faut, quoique pœdicaverit cum Freronio in collegio Clari-Montis (2), et quoique Palissot soit le fils de son homme d’affaires ; mais l’insulte faite à son amie mourante est le tombeau ouvert pour les frères. Ah ! pauvres frères ! les premiers fidèles se conduisaient mieux que vous. Patience, ne nous décourageons point ; Dieu nous aidera si nous sommes unis et gais. Hénault disait un jour à un des frères (3) : « Vous ne détruirez pas la religion chrétienne. – c’est ce que nous verrons, » dit l’autre.
1 – Madame du Deffand était alors âgée de soixante-trois ans. (G.A.)
2 – Collège des jésuites, aujourd’hui collège Louis-Le-Grand. (G.A.)
3 – A Voltaire lui-même. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
23 de Juin.
Je voudrais que Thieriot m’envoyât les nouveautés, et surtout le mémoire de M. le Franc de Pompignan, natif de Montauban : et Thieriot m’abandonne.
Je voudrais avoir perdu toutes mes vaches, et qu’on n’eût pas mêlé madame de Robecq dans la Vision, parce que c’est un coup terrible à la bonne cause ; parce que tous les amis de cette dame lui cachaient son état ; parce que le prophète lui a appris ce qu’elle ignorait, et lui a dit, Morte morieris ; parce que c’est avancer sa mort (1) ; parce qu’elle n’avait d’autre tort que de protéger une pièce dont elle ne sentait pas les conséquences ; parce qu’elle n’avait jamais persécuté aucun philosophe ; parce que cette cruauté de lui avoir appris qu’elle se meurt est ce qui a ulcéré M. le duc de Choiseul ; parce que je le sais, et je le sais parce qu’il me l’a écrit, et je vous le confie, et vous n’en direz rien.
Je voudrais que mon cousin Vadé eût pu parler de la querelle présente ; mais comme il est mort deux ans auparavant, et qu’il n’était pas prophète, il ne pouvait avoir une vision.
Je voudrais voir après ces déluges de plaisanteries et de sarcasmes, quelque ouvrage sérieux, et qui pourtant se fît lire, où les philosophes fussent pleinement justifiés et l’infâme (2) confondue.
Je voudrais que les philosophes pussent faire un corps d’initiés, et je mourrais content.
Je voudrais pouvoir vous envoyer une seconde réponse que je viens de faire à une seconde lettre de Palissot, réponse qui passe par M. d’Argental, réponse dans laquelle je lui prouve qu’il a déféré et calomnié le chevalier de Jaucourt, ce qu’il me niait ; qu’il a confondu La Métrie avec les philosophes ; qu’il a falsifié les passages de l’Encyclopédie, etc. Je lui parle paternellement ; je lui fait un tableau du bien que l’Encyclopédie faisait à la France ; puis vient un Abraham Chaumeix, qui fournit des mémoires absurdes à maître Joly de Fleury, frère de l’intendant de ma province. Joly croit Chaumeix, le parlement croit Joly : on persécute, et c’est dans ces circonstances que vous venez percer, vous les calomniez ! Votre feuille peut être lue de la reine et des princes qui lisent volontiers une feuille, et qui ne confronteront point sept volumes in-folio, etc. Vous faites donc un très grand mal. Qu’y a-t-il à faire ? votre pièce a réussi ; il faut ajouter à ce succès la gloire de vous rétracter. Il n’en fera rien, et alors j’aurai l’honneur de vous envoyer ma lettre ; je la crois hardie et sage ; nous verrons si M. d’Argental la trouvera telle.
Je voudrais savoir quel est l’ouvrage auquel vous vous occupez. On dit qu’il est admirable ; je le crois ; il n’y a que vous qui écriviez toujours bien, et Diderot parfois ; pour moi, je ne fais plus que des coïonneries. Je voudrais vous voir avant de mourir. Je voudrais que Rousseau ne fût pas tout à fait fou, mais il l’est. Il m’a écrit une lettre (3) pour laquelle il faut le baigner et lui donner des bouillons rafraîchissants.
Je voudrais que vous écrasassiez l’Infâme ; c’est là le grand point. Il faut la réduire à l’état où elle est en Angleterre, et vous en viendrez à bout, si vous voulez : c’est le plus grand service qu’on puisse rendre au genre humain.
Adieu, mon grand homme ; je vous embrasse tendrement.
1 – Madame de Robecq mourut deux mois après la représentation des Philosophes. (G.A.)
2 – L’Eglise. (G.A.)
3 – C’est la fameuse lettre du 17 Juin, dans laquelle Rousseau déclare de but en blanc à Voltaire qu’il le hait. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
9 de Juillet.
Mon cher philosophe, j’ai la vanité de croire que vous avez la même idée que moi. Vous voulez que Diderot entre à l’Académie, vous le voulez, et il faut en venir à bout. Ne croyez point du tout que M. le duc de Choiseul vous barre ; je vous le répète, je ne vous trompe pas, il se fera un mérite de vous servir, vous et les penseurs. Quoi ! vous imaginez qu’il vous en veut, parce qu’il a donné du pain à Palissot, fils de son homme d’affaires, et qu’il a souffert dans son antichambre son ancien préfet Fréron ! Il a laissé jouer la Palissoterie pour rire, pour complaire à l’extravagance d’une pauvre malade. Je vous jure que, si cette malade était morte le jour de la représentation, jamais l’auteur de la Vision n’eût été à la Bastille : d’ailleurs il abandonne Palissot aux coups de bâton, si quelqu’un veut prendre la peine de lui en donner. Il y a très grande apparence qu’il protégera Diderot. Il ne sera pas difficile d’avoir pour nous madame de Pompadour ; l’évêque d’Orléans (1) ne parlera pas contre lui, comme eût fait le mage Yebor (2), qui signait toujours l’âne évêque de Mirepoix, au lieu de signer l’anc. ; il croyait mettre l’abréviation d’ancien, et il signait son nom tout au long.
En un mot il faut mettre Diderot à l’Académie ; c’est la plus belle vengeance qu’on puisse tirer de la pièce contre les philosophes. L’Académie est indignée contre Le Franc de Pompignan ; elle lui donnera avec plaisir ce soufflet à tour de bras. Je ferai un feu de joie lorsque Diderot sera nommé, et je l’allumerai avec le réquisitoire de Joly de Fleury, et le déclamatoire de Le Franc de Pompignan (3). Ah ! qu’il serait doux de recevoir à la fois Diderot et Helvétius ! mais notre siècle n’est pas digne d’un si grand coup. Bonsoir, âme ferme que j’aime.
J’ai depuis six mois une envie de rire qui ne me quitte point. Ne pourrais-je avoir quelques anecdotes sur Gauchat, Moreau, Chaumeix, Hayer, Trublet, et leurs complices ?
1 – De Jarente, fameux par sa vie scandaleuse. (G.A.)
2 – Boyer. (G.A.)
3 – Réquisitoire de Fleury contre l’Encyclopédie, et discours de Le Franc à l’Académie française contre les philosophes. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, 18 de Juillet.
Vous me paraissez persuadé, mon cher et grand philosophe, que je me trompe dans les jugements que je porte de certaines personnes. Je suis persuadé, moi, que vous vous trompez sur ces mêmes gens ; il ne reste plus qu’à savoir qui de nous deux a raison ; et vous m’avouerez du moins qu’il y a à parier pour celui qui voit les choses de près contre celui qui ne les voit que de cent lieues.
Quoi qu’il en soit, vous pouvez rendre un grand service à la philosophie, en intercédant auprès de M. de Choiseul, pour le pauvre abbé Morellet. Il y a quinze jours que madame de Robecq est morte, et il y a six semaines qu’il est à la Bastille : il me semble qu’il est assez puni.
J’aurais plus d’envie que vous de voir Diderot à l’Académie. Je sens tout le bien qui en résulterait pour la cause commune ; mais cela est plus impossible que vous ne pouvez l’imaginer. Les personnes dont vous me parlez le serviraient peut-être, mais très mollement, et les dévots crieraient et l’emporteraient. Mon cher philosophe, il n’y a plus d’autre parti à prendre que de pleurer sur les ruines de Jérusalem, à moins qu’on n’aime mieux en rire comme vous, et finir tous les soirs, en se couchant, par la phrase académique (1) : c’est là le plus sage parti.
Pour moi, j’attends la paix avec impatience, non pour me mettre au service de qui que ce soit (2) (n’ayez pas peur que je fasse cette sottise), mais pour éloigner mes yeux de tout ce que je vois. Je vous embrasse.
1 – Je m’en f… ! (G.A.)
2 – C’est-à-dire au service de Frédéric. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
24 de Juillet.
Je vous demande pardon, mon très cher philosophe ; tout grand homme que vous êtes, c’est vous qui vous trompez, c’est vous qui êtes éloigné, et c’est moi qui suis réellement sur les lieux. Il y a plus d’un an que la personne dont vous me parlez (1) daigne m’écrire assez souvent avec beaucoup de bonté et un peu de confiance ; je crois même avoir mérité l’une et l’autre par mon attachement, par ma conduite, et par quelques petits services que le hasard, qui fait tout, m’a mis à portée de rendre. Je suis sûr, autant qu’on peut l’être, que cette personne pense très noblement ; la manière dont elle en a usé envers Marmontel en est une preuve évidente. C’est peut-être avoir agi en trop grand seigneur que d’avoir protégé Palissot et sa pièce sans considérer qu’en cela il faisait tort à des personnes très estimables. C’est un malheur attaché à la grandeur, de regarder les affaires des particuliers comme des querelles de chiens qui se mordent dans la rue.
Il avait donné à Palissot de quoi avoir du pain, parce que Palissot est le fils de son homme d’affaires ; mais ayant depuis connu l’homme, il m’a mandé ces propres mots (que je vous supplie pourtant de tenir secrets ) : « On peut donner des coups de bâton à Palissot, je le trouverai fort bon. »
Il doit donc vous être moralement démontré (supposé qu’il y ait des démonstrations morales) que ce ministre, véritablement grand seigneur, aurait plus protégé les lettres que M. d’Argenson.
Je vous l’ai déjà dit, je vous le répète, six lignes très imprudentes de la Vision ont tout gâté. On en a parlé au roi ; il était déjà indigné contre la témérité attribuée à Marmontel d’avoir insulté M. le duc d’Aumont (2). L’outrage fait à madame la princesse de Robecq a augmenté son indignation, et peut lui faire regarder les gens de lettres comme des hommes sans frein, qui ne respectent aucune bienséance.
Voilà, mon cher ami, l’exacte vérité. Je doute fort que madame la duchesse de Luxembourg demande la grâce de l’abbé Morellet, lorsque la cendre de sa fille est encore chaude ; et quand elle la demanderait, elle ne l’obtiendrait peut-être pas plus que la classe de Besançon. Cependant il faut tout tenter ; et si Jean-Jacques n’a pu disposer madame de Luxembourg à parler fortement (3), j’écrirai fortement, moi chétif ; les petits réussissent quelquefois en donnant de bonnes raisons ; je saurai du moins précisément ce qu’on peut espérer sur l’abbé Morellet ; c’est un devoir de tout homme de lettres de faire ce qu’il pourra pour le servir.
L’admission de M. Diderot à l’Académie ne me paraît point du tout impossible ; mais si elle est impossible, il la faut tenter. Je regarde cette tentative, tout infructueuse qu’elle peut être, comme un coup essentiel. Je voudrais qu’au temps de l’élection il fît ses visites, non pas comme demandant la place précisément, mais comme espérant la première vacante quand ses principes et sa conduite seront mieux connus. Je voudrais que dans ces visites il désarmât les dévots et ameutât les sages. Il dirait en public qu’il ne prétend rien ; il aurait au moins une douzaine de voix, ce serait un triomphe préliminaire. Il y a plus ; il se peut que madame de Pompadour le soutienne, qu’elle s’en fasse un mérite et un honneur, qu’elle désabuse le roi sur son compte, et qu’elle se plaise à confondre une cabale qu’elle méprise.
Je suis encore assez impudent pour en écrire à madame de Pompadour, si vous le jugez à propos ; et elle est femme à me dire ce qu’elle peut et ce qu’elle veut.
C’est donc à vous, mon cher philosophe, à préparer les voies, à être le vrai protecteur de la philosophie. Mettez-vous deux ou trois académiciens ensemble, prenez la chose à cœur ; si vous ne pouvez pas obtenir la majorité des voix, obtenez-en assez pour faire voir qu’un philosophe n’est point incapable d’être de l’Académie dont vous êtes. Il faudrait après cela le faire entrer dans celle des sciences.
Le cousin Vadé, le sieur Alétof, le père de la Doctrine chrétienne (4), n’ont rien à se reprocher : ils ont fait humainement tout ce qu’ils ont pu pour rendre les ennemis de la raison ridicules ; c’est à vous à rendre la raison respectable. Tâchez, je vous en conjure, d’être de mon avis sur la démarche que je vous propose ; vous la ferez avec prudence ; elle ne peut faire aucun mal et elle fera beaucoup de bien.
Serait-il possible que cinq ou six hommes de mérite qui s’entendront ne réussissent pas, après les exemples que nous avons de douze faquins (5) qui ont réussi ? Il me semble que le succès de cette affaire vous ferait un honneur infini. Adieu ; je recommande surtout la charité aux frères, et l’union la plus grande ; je vous estime comme le plus bel esprit de la France, et vous aime comme le plus aimable.
1 – Choiseul. On n’a rien de sa correspondance avec Voltaire jusqu’en 1761. (G.A.)
2 – Dans la parole d’une scène de Cinna, dont le véritable auteur est Cury. (G.A.)
3 – Voyez les Confessions à ce sujet. (G.A.)
4 – Pseudonymes de Voltaire. Voyez le Pauvre Diable, le Russe à Paris, et la Vanité. (G.A.)
5 – Les apôtres. (G.A.)