CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 6

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DE VOLTAIRE.

 

Aux Délices, 12 de Décembre 1757.

 

 

          Vous savez, mon cher, philosophe, tous les murmures de la synagogue. M. de Cuvières (1) a dû vous en parler. Ces drôles osent se plaindre de l’éloge que vous daignez leur donner, de croire un Dieu, et d’avoir plus de raison que de foi.

 

          Quelques-uns m’accusent d’une confédération impie avec vous. Vous savez mon innocence. Ils disent qu’ils protesteront contre votre article. Laissez-les protester, et moquez-vous deux. Ils auront beau jurer qu’ils croient la Trinité, leurs camarades de Hollande, de Suisse et d’Allemagne savent bien qu’il n’en est rien ; ils n’auront que la honte d’avoir renié inutilement leur créance ; mais vous, à qui quelques-uns se sont ouverts, vous qui êtes instruit de leur foi par leur bouche (2), ne vous rétractez pas ; il y va de votre salut ; votre conscience y est engagée. Ces gens-là vont se couvrir de ridicule ; chaque démarche qu’ils font depuis le tombeau du diacre Pâris, la place où ils ont assassiné Servet, et jusqu’à celle où ils ont assassiné Jean Hus, les rend tous également l’opprobre du genre humain. Fanatiques papistes, fanatiques calvinistes, tous sont pétris de la même m…. détrempée de sang corrompu. Vous n’avez pas besoin de mes saintes exhortations pour soutenir la gale que vous avez donnée au troupeau de Genève. Vous serez ferme, je n’en suis pas en peine ; mais je ne peux m’empêcher de vous parler de leurs criailleries.

 

          A l’égard de Luc (3), tantôt mordant, tantôt mordu, c’est un bien malheureux mortel ; et ceux qui se font tuer pour ces messieurs-là sont de terribles imbéciles. Gardez-moi le secret avec les rois et avec les prêtres, et croyez que je vous suis attaché avec l’estime infinie et la reconnaissance que je vous dois.

 

Le vieux Suisse V.

 

 

1 – M. Clogenson propose de lire « De Lubière. » C’est le nom d’un ami de madame d’Epinay, lequel était alors à Genève. (G.A.)

 

2 – Nous avons dit que d’Alembert avait écrit sur place l’article GENÈVE. (G.A.)

 

3 – Sobriquet que Voltaire donnait au roi de Prusse depuis quelques mois. Est-ce le nom d’un singe qui appartenait à Frédéric et qui l’avait mordu jadis ? N’est-ce pas plutôt l’anagramme d’un mot qui rappelle les goûts masculins du roi de Prusse ? On n’a pas encore prononcé. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

Lausanne, 29 de décembre 1757.

 

 

          Mon cher et courageux philosophe, je viens de lire et de relire votre excellent article GENÈVE. Je pense que le Conseil et le peuple vous doivent des remerciements solennels : vous en méritez des prêtres mêmes ; mais ils sont assez lâches pour désavouer leurs sentiments que vous avez manifestés, et assez insolents pour se plaindre de l’éloge que vous leur avez donné d’approcher un peu de la raison. Ils se remuent, ils aboient, ils voudraient engager les magistrats à solliciter à la cour un désaveu de votre part ; mais assurément la cour ne se mêlera pas de ces huguenots, et vous soutiendrez  noblement ce que vous avez avancé en connaissance de cause. Vernet (1), ce Vernet convaincu d’avoir volé des manuscrits, convaincu d’avoir supposé une lettre de feu Giannone (2), Vernet, qui fit imprimer à Genève les deux détestables premiers volumes de cette prétendue Histoire universelle  (3), Vernet, qui reçut trois livres par feuille du libraire, Vernet, le professeur de théologie, n’a-t-il pas imprimé, dans je ne sais quel Catéchisme qu’il m’a donné et que j’ai jeté au feu ; n’a-t-il pas imprimé, dis-je, que la révélation peut être de quelque utilité ? N’avez-vous pas vingt fois entendu dire à tous les ministres qu’ils ne regardent pas Jésus-Christ comme Dieu ? Vous avez donc déclaré la vérité, et nous verrons s’ils auront l’audace et la bassesse de la trahir.

 

          Quelque chose qu’il arrive, il demeurera consigné dans un livre immortel qu’il y a eu des prêtres, ou soi-disant tels, qui ont osé ne croire qu’un Dieu, et encore un Dieu qui pardonne, un Dieu pardonneur, comme disent les Turcs.

 

          Vous me donnez l’article HISTORIOGRAPHE à traiter, mes chers maîtres. Je n’ai point ici la minute de l’article HISTOIRE. Il me semble que je le fis bien vite, et que je le corrigeai encore plus vite et plus mal. Il serait nécessaire que je le revisse, afin que je ne plaçasse point au mot HISTORIOGRAPHE ce que j’aurais mis au mot HISTOIRE, et que je pusse mieux mesurer ces deux articles.

 

          Si donc vous avez quinze jours devant vous, renvoyez-moi HISTOIRE. Cela est ridicule, je le sais bien ; mais je serais plus ridicule de donner un mauvais article. Je vous renverrai le manuscrit trois jours après l’avoir reçu. Ayez la bonté de l’envoyer contre-signé à Lausanne (4).

 

          Je cherche, dans les articles dont vous me chargez, à ne rien dire que de nécessaire, et je crains de n’en pas dire assez ; d’un autre côté, je crains de tomber dans la déclamation.

 

          Il me paraît qu’on vous a donné plusieurs articles remplis de ce défaut ; il me revient toujours qu’on s’en plaint beaucoup. Le lecteur ne veut qu’être instruit, et il ne l’est point du tout par ces dissertations vagues et puériles qui, pour la plupart, renferment des paradoxes, des idées hasardées, dont le contraire est souvent vrai ; des phrases ampoulées, des exclamations qu’on sifflerait dans une académie de province, qui sont bien indignes de figurer avec tant d’articles admirables.

 

          M. le ministre Vernes (5) vous a, je crois, donné l’article HUMEUR ; mais si vous ne l’aviez pas de sa main, je me serais proposé. Il me semble, par exemple, qu’on doit d’abord définir ce qu’on entend par ce mot, ensuite rechercher la cause de l’humeur, faire voir qu’elle ne vient que d’un mécontentement secret, d’une tristesse dans les hommes les plus heureux, en montrer les inconvénients ; cela ne demande, à mon avis, qu’une demi-page ; mais chacun veut étendre ses articles. On oublie, comme dit Pascal, qu’on est ligne, et on se fait centre. On veut occuper une grande niche dans votre Panthéon : on ose dire je et moi dans votre Dictionnaire. Ah ! que je suis fâché de voir tant de stras avec vos beaux diamants ! mais vous répandez votre éclat sur les stras. J’attends avec impatience le Père de famille (6). Je salue et j’embrasse l’illustre auteur.

 

 

1 – Le professeur de théologie Jacques Vernet, dont Voltaire s’est tant moqué plus tard. (G.A.)

 

2 – Dans ses  Anecdotes ecclésiastiques, 1738. (G.A.)

 

3 – Voyez, tome IV, la Lettre curieuse de Robert Covelle. (G.A.)

 

4 – C’est-à-dire, contresigné chancelier. (G.A.)

 

5 – Il ne faut pas confondre Vernes avec Vernet. Vernes se rapprocha de plus en plus des encyclopédistes, tandis que Vernet fit tout le contraire. (G.A.)

 

6 – On imprimait alors ce drame de Diderot. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

A Lausanne, 3 de janvier 1758.

 

 

          Le peu que je viens de lire du septième tome, mon cher grand homme, confirme bien ce que j’avais dit quand vous commençâtes, que vous vous tailliez des ailes pour voler à la postérité. Comptez que je vous révère, vous et M. Diderot.

 

          Il y a encore quelques gens d’un grand mérite qui ont mis de belles pierres à vos pyramides. Pour moi chétif et mes compagnons, nous devons vous demander pardon pour nos petits cailloux ; mais vous les avez exigés (1). En voici trois pour le commencement de votre huitième volume. Je me suis hâté, parce qu’après HABACUC, HABILE doit venir. Je vous demande en grâce de ne pas retrancher un mot de la fin ; il me semble que ce que j’ai dit doit être dit.

 

          L’article HÉMISTICHE, que vous m’avez confié, sera plus long, quoiqu’il semble devoir être plus court. Je voudrais y donner en vers de petits préceptes et de petits exemples de la manière dont on peut varier l’uniformité des hémistiches ; j’aurais peut-être encore quelques nouveautés à dire, mais je ne suis qu’un vieux Suisse. Vous autres Parisiens, vous jetterez mes hémistiches au feu, s’ils ne vous plaisent pas.

 

Quand aurai-je le Père de famille ? On m’a dit que cela est extrêmement touchant. L’auteur prouve que les géomètres et les métaphysiciens ont un cœur.

 

Pour les prêtres, ils n’en ont point. J’ignore si l’hérétique de Prades a conspiré contre le roi de Prusse (2). Je ne le crois pas ; mais les prêtres hérétiques de Genève conspirent contre nous ; il n’y a sorte d’atrocité que quelques-uns d’eux n’aient faite contre le mot ATROCE(3) ; mais je les attends à l’article SERVET. En attendant, ils doivent vous écrire. Je vous prie très instamment de leur mander pour toute réponse que vous avez reçu leur lettre, que vous leur rendrez service autant que vous le pourrez, et que vous me chargez de leur signifier vos intentions et de finir cette affaire. Je vous assure que mes amis et moi, nous les mènerons beau train ; ils boiront le calice jusqu’à la lie. Faites ce que je vous demande et laissez agir vos amis : vous serez content. J’attends à Lausanne HISTOIRE contre-signée. Je suis un peu incommodé des mouches dont mon appartement est plein, vis-à-vis des glaces éternelles des Alpes. Il y a toujours dans ce monde quelque mouche qui me pique ; mais cela ne m’empêchera pas de vous servir.

 

On dit Breslau repris par le roi de Prusse ; cela pourrait bien être (4), car il y a plus d’un mois qu’il ne m’a envoyé de vers. Je le crois très occupé et vous aussi. Ainsi je finis en vous embrassant de tout mon cœur ; ainsi fait madame Denis.

 

Le Suisse V.

 

 

1 – Encore une fois il faut admirer la simplicité avec laquelle Voltaire reconnaît l’omnipotence de ses jeunes collaborateurs. (G.A.)

 

2 – L’abbé de Prades, réfugié en Prusse depuis 1752 (voyez t. IV, notre Notice en tête du Tombeau de la Sorbonne) était accusé d’avoir correspondu avec un secrétaire du duc de Broglie, et venait d’être interné à Magdebourg. (G.A.)

 

3 – Voyez la lettre à M. Thieriot, du 26 Mars 1757. (G.A.)

 

4 – Cela était. (G.A.)

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

A Lausanne, 8 de janvier 1758.

 

 

          On se vante à Genève que vous êtes obligé de quitter l’Encyclopédie, non seulement à cause de l’article GENÈVE, mais pour d’autres raisons que les prêtres n’expliquent pas à votre avantage (1). Si vous avez quelque dégoût, mon cher philosophe, mon cher ami, je vous conjure de le vaincre ; ne vous découragez pas dans une si belle carrière. Je voudrais que vous et M. Diderot, et tous vos associés, protestassent qu’en effet ils abandonneront l’ouvrage, s’ils ne sont libres, s’ils ne sont à l’abri de la calomnie, si on n’impose pas silence, par exemple, aux nouveaux Garasses qui vous appellent des cacouacs (2) ; mais que vous seul renonciez à ce grand ouvrage, tandis que les autres le continueront, que vous fournissiez ce malheureux triomphe à vos indignes ennemis, que vous laissiez penser que vous avez été forcé de quitter, c’est ce que je ne souffrirai jamais ; et je vous conjure instamment d’avoir toujours du courage. Il eût fallu, je le sais, que ce grand ouvrage eût été fait et imprimé dans un pays libre, ou sous les yeux d’un prince philosophe ; mais tel qu’il est, il aura toujours des traits dont les gens qui pensent vous auront une éternelle obligation.

 

          Que veulent dire ceux qui vous reprochent d’avoir trahi le secret de Genève ? est-ce en secret que Vernet, qui vient d’établir une commission de prêtre contre vous, a imprimé que la révélation est utile ? est-ce en secret que le mot de TRINITÉ ne se trouve pas une fois dans son catéchisme ? est-ce en secret que les autres impertinents prêtres d’Hollande ont voulu le condamner ? Vous n’avez dit que ce que savent toutes les communions protestantes : votre livre est un registre public des opinions publiques. Ne vous rétractez jamais, et ne paraissez pas céder à ces misérables en renonçant à l’Encyclopédie. Vous ne pourriez faire une plus mauvaise démarche, et sûrement vous ne la ferez pas. On vous écrira une lettre emmiellée ; ne vous y laissez pas attraper, de quelque part qu’elle vienne : on écrira à M. de Malesherbes ; c’est à lui de vous soutenir, et vous n’avez besoin d’être soutenu de personne.

 

          Enfin, au nom des lettres et de votre gloire, soyez ferme, et travaillez à l’Encyclopédie.

 

          Voici HÉMISTICHE et HEUREUX. J’ai tâché de rendre ces articles instructifs ; je déteste la déclamation. Bonsoir ; expliquez-moi, je vous en prie, toutes vos intentions ; et comptez que vous n’avez ni de plus grand admirateur ni d’ami plus attaché que le vieux Suisse. V.

 

 

1 – Il s’agissait, disait-on, d’une question d’argent. (G.A.)

 

2 – C’était, en effet, le sobriquet donné aux philosophes. (G.A.)

 

 

 

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