CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

D-ALEMBERT---5.jpg

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

Aux Délices, 8 de Juillet 1757.

 

 

          Voilà encore de l’érudition orientale de mon prêtre ; il est infatigable. Vous avez sans doute quelque correcteur hébraïque ? Si tous les articles étaient dans ce goût, les libraires n’y trouveraient pas leur compte.

 

          Il faut que je vous dise, mon cher et illustre philosophe, que j’ai fait la recrue d’un jésuite : il est venu à Genève, pour se faire guérir son estomac par Tronchin ; il ferait tout aussi bien de se faire guérir de la rage de son fanatisme. Ne vous ai-je pas déjà parlé de ce vieux fou ? il s’appelle Maire ; il était théologien de l’évêque de Marseille, Belzunce. Je crois vous avoir déjà mandé tout cela, Dieu me pardonne. Vous ai-je dit que ce capelan m’a donné un mandement contre les déistes, composé par lui, Maire, sous le nom de son évêque ? Vous ai-je dit avec quelle fureur il déclame contre tous ceux qui croient un Dieu ? Il attaque en cent endroits M. Diderot ; il lui reproche de croire en Dieu avec une amertume, avec un fiel si étrange ! Il exhorte tous les Marseillais à n’y point croire. Je ne sais encore si l’absurdité de ces gens-là doit me faire pouffer de rire ou d’indignation. Rire vaut mieux ; mais il y a encore tant de sots, que cela met en colère.

 

          On prétend les affaires du roi de Prusse pires que jamais. On dit qu’il lève en Silésie ce qu’ils appellent le quatrième homme, et que ce quart des habitants ne veut pas se faire tuer pour lui ; que les officiers désertent ; qu’il en a fait arquebuser quarante. Quel diable de Salomon ! Mais peut-être que tout cela n’est pas vrai. Iterum vale.

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, 21 de juillet 1757.

 

 

          J’ai reçu, il y a déjà quelque temps, mon cher et très illustre confrère, les articles MAGIE, MAGICIEN et MAGES de votre prêtre de Lausanne ; j’ai en même temps envoyé votre lettre à la Briasson (1), qui m’a fait dire que vos commissions étaient déjà faites avant qu’il la reçût.

 

          Les articles que vous nous envoyez de ce prédicateur hétérodoxe sont peut-être une des plus grandes preuves des progrès de la philosophie dans ce siècle. Laissez-là faire, et dans vingt ans la Sorbonne, tout Sorbonne qu’elle est, enchérira sur Lausanne. Nous recevrons avec reconnaissance tout ce qui nous viendra de la même main. Nous demandons seulement permission à votre hérétique de faire patte de velours dans les endroits où il aura un peu trop montré la griffe : c’est le cas de reculer pour mieux sauter. A propos, vous faites injure au chevalier de Jaucourt de mettre sur son compte l’article ENFER ; il est de notre théologien, docteur et professeur de Navarre (2), qui est mort depuis à la peine, et qui sait actuellement si l’enfer de la nouvelle Loi est plus réel que celui de l’ancienne. Au reste, cet article ENFER n’est pas sans mérite ; l’auteur y a eu le courage de dire qu’on ne pouvait pas prouver l’éternité des peines par la raison : cela est fort pour un sorboniste.

 

          Sans doute nous avons de mauvais articles de théologie et de métaphysique ; mais avec des censeurs théologiens et un privilège, je vous défie de les faire meilleurs. Il y a d’autres articles moins au jour où tout est réparé. Le temps fera distinguer ce que nous avons pensé d’avec ce que nous avons dit. Vous serez, je crois, content de notre septième volume, qui paraîtra dans deux mois au plus tard (3).

 

          Les affaires de Bohêmes ont bien changé de face depuis un mois. Voilà, je crois, ma pension à tous les diables ; mais j’en suis d’avance tout consolé. Si la guerre dure, je ne réponds pas que celles du trésor royal soient mieux payées.

 

 

1 – On n’a pas recueilli cette lettre. (G.A.)

 

2 – L’abbé Mallet, né en 1715, mort le 25 Septembre 1755. (G.A.)

 

3 – Il ne parut qu’en Novembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

Aux Délices, 23 de Juillet 1757.

 

 

          Voici encore de la besogne de mon prêtre. Je ne me soucie guère de Mosaïm, pas plus que de Chérubin. Si mon prêtre vous ennuie, brûlez ses guenilles, mon illustre ami.

 

          Le maréchal de Richelieu a l’air d’aller couper le poing du payeur de la pension berlinoise. Prenez vos mesures ; tout ceci va mal. Il n’y a que quelque énorme sottise autrichienne ou française qui puisse sauver mon ancien disciple. Je lui ai écrit sur la mort de sa mère (1). J’ai peur qu’il ne soit dans le cas de recevoir plus d’un compliment de condoléance. Pour vous, mon cher philosophe, il ne faudra jamais vous en faire ; vous serez heureux par vous-même, et voilà ce que les philosophes ont au-dessus des rois. Mes compliments à l’autre consul, M. Diderot.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

Juillet 1757.

 

 

          Et toujours mon prêtre ! et moi je ne donne rien, mais c’est que je suis devenu Russe : on m’a chargé de Pierre-le-Grand (1) ; c’est un lourd fardeau.

 

          Je prie l’honnête homme qui fera MATIÈREde bien prouver que le je ne sais quoi qu’on nomme Matière peut aussi bien penser que le je ne sais quoi qu’on appelle Esprit.

 

          Bonsoir, grand et aimable philosophe ; le Suisse Voltaire vous embrasse.

 

 

1 – Voyez notre Notice sur l’Histoire de Russie, et la lettre à Schowalow, du 24 Juin 1757. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

Au Chêne, 29 Août 1757.

 

 

          Me voici, mon cher et illustre philosophe, à Lausanne ; j’y arrange une maison où le roi de Prusse pourra venir loger quand il viendra de Neufchâtel s’il va dans ce beau pays, et s’il est toujours philosophe. Il m’a écrit en dernier lieu une lettre héroïque et douloureuse (1). J’aurais été attendri, si je n’avais songé à l’aventure de ma nièce et à ses quatre baïonnettes.

 

          Je recommande à mon prêtre moins d’hébraïsme et plus de philosophie ; mais il est plus aisé de copier le Targum (2) que de penser. Je lui ai donné MESSIE à faire ; nous verrons comme il s’en tirera.

 

          Je n’ai point vu votre théologal de l’Encyclopédie ; ce prêtre est allé à Élian en Savoie. Il déménage ; Dieu le conduise ! Il est impossible que dans la ville de Calvin, peuplée de vingt-quatre mille raisonneurs, il n’y ait pas encore quelques calvinistes ; mais ils sont en très petit nombre et assez bafoués. Tous les honnêtes gens sont des déistes par Christ. Il y a des sots, il y a des fanatiques et des fripons ; mais je n’ai aucun commerce avec ces animaux, et je laisse braire les ânes sans me mêler de leur musique.

 

          On dit que vous viendrez leur donner une petite leçon ; n’oubliez pas alors les Délices, et venez faire un petit tour au Chêne, c’est le nom de mon ermitage lausannais. Les uns ont leurs chênes, les autres ont leurs ormes (3) ; mais il faut être dans les lieux qu’on a choisis, et non pas dans ceux où l’on vous envoie. J’aimerais mieux être à Tobolsk de mon gré, qu’au Vatican par le gré d’un autre. J’ai encore de la peine à concevoir qu’on ne prenne pas de l’aconit quand on n’est pas libre. Si vous avez un moment de loisir, mandez-moi comme vont les organes pensants de Rousseau, et s’il a toujours mal à la glande pinéale. S’il y a une preuve contre l’immatérialité de l’âme, c’est cette maladie du cerveau ; on a une fluxion sur l’âme comme sur les dents. Nous sommes de pauvres machines. Adieu ; vous et M. Diderot vous êtes de belles montres à répétition, et je ne suis plus qu’un vieux tournebroche ; mais ce tournebroche est monté pour vous estimer et vous aimer plus que personne au monde : ainsi pense la machine de ma nièce.

 

          Je rouvre ma lettre ; je me suis à grand’peine souvenu de ma face ; j’en ai si peu ! Si vous voulez me fourrer à côte de Campistron et de Crébillon, ma face est à vos ordres. Madame de Fontaine fera tout ce que vous ordonnerez. J’aimerais mieux avoir la vôtre aux Délices.

 

 

1 – Cette lettre est perdue, mais celle du 9 octobre 1757 n’est pas moins héroïque et douloureuse. Voyez la Correspondance avec le roi de Prusse. (G.A.)

 

2 – Nom donné aux paraphrases chaldaïques de la Bible. (G.A.)

 

3 – Le comte d’Argenson avait été exilé cette année même à sa terre des Ormes. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

Aux Délices, 2 de décembre 1757.

 

 

          Dumarsais n’a commencé à vivre, mon cher philosophe, que depuis qu’il est mort ; vous lui donnez l’existence et l’immortalité (1). Vous faites à jamais votre éloge par les éloges que vous faites. On m’apprend que celui de Genève (2) se trouve dans le nouveau tome de l’Encyclopédie ; mais on prétend que vous y louez la modération de certaines gens. Hélas ! vous ne les connaissez point ; les Génevois ne disent point leur secret aux étrangers. Les agneaux que vous croyez tolérants seraient des loups, si on les laissait faire. Ils ont, en dernier lieu, joué saintement un tour abominable à un citoyen philosophe qu’ils ont empêché d’entrer dans la magistrature, par une calomnie trop tard reconnue et trop peu punie : Tutto’l mondo è fatto come la nostra famiglia.

 

          Je suis persuadé que vous êtes toujours exactement payé de votre pension brandebourgeoise. J’ai consolé pendant deux mois le roi de Prusse (3) ; à présent, il faut le féliciter. Il est vrai que ses Etats ne sont pas encore en sûreté, mais il y a mis sa gloire, et il est encore en état de payer douze cents francs. Courage ; continuez, vous et vos confrères, à renverser le fantôme hideux, ennemi de la philosophie et persécuteur des philosophes. Madame Denis vous fait mille compliments.

 

 

1 – D’Alembert venait de faire l’éloge de ce grammairien philosophe dans le tome VII de l’Encyclopédie. (G.A.)

 

2 – Le fameux article auquel Voltaire avait lui-même, dit-on, collaboré, puisqu’il avait été fait par d’Alembert aux Délices même. (G.A.)

 

3 – Voyez la  Correspondance avec le roi. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

Aux Délices, 6 de Décembre 1757.

 

 

          Je reçois, mon très cher et très utile philosophe, votre lettre du 1er Décembre. Je ne sais si je vous ai assez remercié de l’excellent ouvrage dont vous avez honoré la mémoire de Dumarsais (1), qui sans vous n’aurait point laissé de mémoire ; mais je sais que je ne pourrai jamais vous remercier assez de m’avoir appuyé de votre éloquence et de vos raisons, comme on dit que vous l’avez fait à propos du meurtre infâme de Servet (2), et de la vertu de la tolérance dans l’article GENÈVE. J’attends ce volume avec impatience. Des misérables ont été assez du sixième siècle pour oser dans celui-ci justifier l’assassinat de Servet ; ces misérables sont des prêtres. Je vous jure que je n’ai rien lu de ce qu’ils ont écrit ; je me suis contenté de savoir qu’ils étaient l’opprobre de tous les honnêtes gens. L’un de ces coquins a demandé au conseil des vingt-cinq de Genève communication de ce procès qui rendra Calvin à jamais exécrable. Le conseil a regardé cette demande comme un outrage. Des magistrats détestent le crime auquel le fanatisme entraîna leurs pères, et des prêtres veulent canoniser ce crime ! Vous pouvez compter que ce dernier trait les rend aussi odieux qu’ils doivent l’être. J’en ai reçu des compliments de tous les honnêtes gens du pays.

 

          Quel est donc cet autre jeune prêtre qui veut vous faire passer pour usurier (3) ? Est-ce que vous auriez emprunté à usure à la bataille de Kollin, lorsque votre Prussien paraissait devoir mal payer les pensions ? Mais vous m’avouerez qu’à la bataille du 5, tout le monde dut vous avancer de l’argent. Voici un nouveau rabat-joie pour les pensions, arrivé le 22 devant Breslau (4).

 

          Les Autrichiens nous vengent et nous humilient terriblement. Ils ont fait à la fois treize attaques aux retranchements prussiens, et ces attaques ont duré six heures : jamais victoire n’a été plus sanglante et plus horriblement belle. Nous autres drôles de Français, nous sommes plus expéditifs ; notre affaire est faite en cinq minutes.

 

          Le roi de Prusse m’écrit toujours des vers, tantôt en désespéré, tantôt en héros ; et moi, je tâche d’être philosophe dans mon ermitage. Il a obtenu ce qu’il a toujours désiré, de battre les Français, de leur plaire, et de se moquer d’eux ; mais les Autrichiens se moquent sérieusement de lui. Notre honte du 5 lui a donné de la gloire ; mais il faudra qu’il se contente de cette gloire passagère trop aisément achetée. Il perdra ses Etats avec ceux qu’il a pris, à moins que les Français ne trouvent encore le secret de perdre toutes leurs armées, comme ils firent dans la guerre de 1741.

 

          Vous me parlez d’écrire son histoire ; c’est un soin dont il ne chargera personne ; il prend ce soin lui-même (5). Oui, vous avez raison, c’est un homme rare. Je reviens à vous, homme aussi célèbre dans votre espèce que lui dans la sienne ; j’ignorais absolument la sottise dont vous me parlez ; je vais m’en informer, et vous me ferez lire le Mercure (6).

 

          Je fais comme Caton, je finis toujours ma harangue en disant : Deleatur Carthago. Comptez qu’il y a des traits dans l’Eloge de Dumarsais qui font un grand bien. Il ne faut que cinq ou six philosophes qui s’entendent pour renverser le colosse. Il ne s’agit pas d’empêcher nos laquais d’aller à la messe ou au prêche ; il s’agit d’arracher les pères de famille à la tyrannie des imposteurs et d’inspirer l’esprit de tolérance. Cette grande mission a déjà d’heureux succès. La vigne de la vérité est bien cultivée par des d’Alembert, des Diderot, des Bolingbroke, des Humes, etc. Si votre roi de Prusse avait voulu se borner à ce saint œuvre, il eût vécu heureux, et toutes les académies de l’Europe l’auraient béni. La vérité gagne, au point que j’ai vu, dans ma retraite, des Espagnols et des Portugais détester l’inquisition comme des Français.

 

 

Macte animo, generose puer ; sic itur ad astra.

 

VIRG., Æn., IX.

 

 

          Autrefois on aurait dit : Sic itur ad ignem.

 

          Je suis fâché des simagrées de Dumarsais à sa mort. On a imprimé que ce provincial Deslandes, qui a écrit d’un style si provincial l’Histoire critique de la philosophie, avait recommandé, en mourant (7), qu’on brûlât son livre des grands hommes morts en plaisantant. Et qui diable savait qu’il eût fait ce livre ? Madame Denis vous fait mille compliments. Le bavard vous embrasse de tout son cœur. Voyez-vous quelquefois l’aveugle clairvoyante (8). Si vous la voyez, dites-lui que je lui suis toujours très attaché.

 

 

1 – Voyez la lettre précédente. (G.A.)

 

2 – Voyez l’Essai sur les mœurs, chap. CXXXIV. (G.A.)

 

3 – A propos de l’article ARRÉRAGESdans l’Encyclopédie, le pasteur Vernes, éditeur du Choix littéraire, avait attaqué d’Alembert. (G.A.)

 

4 – Battu à Kollin en juin par les Autrichiens, Frédéric battait les Français et les Impériaux à Rosbach, le 5 Novembre ; mais le 22 ses généraux perdaient une autre partie devant Breslau, qui se rendait aux Autrichiens. (G.A.)

 

5 – Histoire de la guerre de Sept-Ans, Histoire de mon temps, etc. (G.A.)

 

6 – Il s’agit de la publication de la lettre à Thieriot, du 26 mars 1757. (G.A.)

 

7 – 11 Avril 1757. Il avait été commissaire général de la marine à Rochefort  et à Brest. (G.A.)

 

8 – Madame du Deffand. (G.A.)

 

 

D'ALEMBERT - 5

Commenter cet article