CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

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DE VOLTAIRE.

 

Aux Délices, où nous voudrions bien vous tenir,

13 de novembre 1756.

 

 

          Mon cher maître, je serai bientôt hors d’état de mettre des points et des virgules à votre grand trésor des connaissances humaines. Je tâcherai pourtant, avant de rejoindre l’archimage Yebor (1) et ses confrères, de remplir la tâche que vous vouliez me donner.

 

          Voici FROID et une petite queue à FRANÇAIS par un a, GALANT et GARANT ; le reste viendra si je suis en vie.

 

          Je suis bien loin de penser qu’il faille s’en tenir aux définitions et aux exemples ; mais je maintiens qu’il en faut partout, et que c’est l’essence de tout dictionnaire utile. J’ai vu par hasard quelques articles de ceux qui se font, comme moi, les garçons de cette grande boutique ; ce sont pour la plupart des dissertations sans méthode. On vient d’imprimer dans un journal l’article FEMME, qu’on tourne horriblement en ridicule (2). Je ne peux croire que vous ayez souffert un tel article dans un ouvrage si sérieux. Chloé presse du genou un petit-maître et chiffonne les dentelles d’un autre. Il semble que cet article soit fait par le laquais de Gil Blas.

 

          J’ai vu ENTHOUSIASME, qui est meilleur ; mais on n’a que faire d’un si long discours pour savoir que l’enthousiasme doit être gouverné par la raison. Le lecteur veut savoir d’où vient ce mot, pourquoi les anciens le consacrèrent à la divination, à la poésie, à l’éloquence, au zèle de la superstition ; le lecteur veut des exemples de ce transport secret de l’âme appelé enthousiasme ; ensuite il est permis de dire que la raison, qui préside à tout, doit aussi conduire ce transport. Enfin je ne voudrais dans votre Dictionnaire que vérité et méthode. Je ne me soucie pas qu’on me donne son avis particulier sur la comédie, je veux qu’on m’en apprenne la naissance et les progrès chez chaque nation : voilà ce qui plaît, voilà ce qui instruit. On ne lit point ces petites déclamations dans lesquelles un auteur ne donne que ses propres idées, qui ne sont qu’un sujet de dispute. C’est le malheur de presque tous les littérateurs d’aujourd’hui. Pour moi, je tremble toutes les fois que je vous présente un article. Il n’y en a point qui ne demande le précis d’une grande érudition. Je suis sans livres, je suis malade, je vous sers comme je peux. Jetez au feu ce qui vous déplaira.

 

          Pendant la guerre des parlements et des évêques (3), les gens raisonnables ont beau jeu, et vous aurez le loisir de farcir l’Encyclopédie de vérités qu’on n’eût pas osé dire il y a vingt ans : quand les pédants se battent, les philosophes triomphent.

 

          S’il est temps encore de souscrire, j’enverrai à Briasson l’argent qu’il faut : je ne veux pas de son livre autrement. Madame Denis vous fait les plus tendres compliments : je vous en accable. Je suis fâché que le philosophe Duclos ait imaginé que j’ai autrefois donné une préférence à un prêtre sur lui (4) ; j’en étais bien loin, et il s’est bien trompé. Adieu ; achevez le plus grand ouvrage du monde.

 

 

1 – Anagramme de Boyer, évêque de Mirepoix, mort en 1755. (G.A.)

 

2 – L’article est de Desmahis, auquel il attribua plus tard pour un moment sa tragédie des Guèbres. (G.A.)

 

3 – Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, chap. XXXVI. (G.A.)

 

4 – Il s’agit ici de la réception de Duclos à l’Académie en 1747. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

29 de Novembre 1756.

 

 

          J’envoie, mon cher maître, au bureau qui instruit le genre humain, GAZETTE, GÉNÉREUX, GENRE DE STYLE, GENS DE LETTRES, GLOIRE ET GLORIEUX, GRANDEUR ET GRAND, GOÛT, GRÂCE ET GRAVE (1).

 

          Je m’aperçois toujours combien il est difficile d’être court et plein, de discerner les nuances, de ne rien dire de trop et de ne rien omettre. Permettez-moi de ne traiter ni GÉNÉALOGIE ni GUERRE LITTÉRAIRE ; j’ai de l’aversion pour la vanité des généalogies ; je n’en crois pas quatre d’avérées avant la fin du treizième siècle, et je ne suis pas assez savant pour concilier les deux généalogies absolument différentes de notre divin Sauveur (2).

 

          A l’égard des GUERRES LITTÉRAIRES, je crois que cet article consacré au ridicule ferait peut-être un mauvais effet à côté de l’horreur des véritables guerres. Il conviendrait mieux au mot LITTÉRAIRE, sous le nom de DISPUTES LITTÉRAIRES ; car en ce cas le mot guerre est impropre, et n’est qu’une plaisanterie.

 

          Je me suis pressé de vous envoyer les autres articles, afin que vous eussiez le temps de commander GÉNÉALOGIE à quelqu’un de vos ouvriers. On a encore mis ce maudit article FEMME dans la GAZETTE LITTÉRAIRE de Genève, et on l’a tourné en ridicule tant qu’on a pu. Au nom de Dieu, empêchez vos garçons de faire ainsi les mauvais plaisants : croyez que cela fait grand tort à l’ouvrage. On se plaint généralement de la longueur des dissertations ; on veut de la méthode, des vérités, des définitions, des exemplaires : on souhaiterait que chaque article fût traité comme ceux qui ont été maniés par vous et par M. Diderot.

 

          Ce qui regarde les belles-lettres et la morale est d’autant plus difficile à faire, que tout le monde en est juge et que les matières paraissent plus aisées ; c’est là surtout que la prolixité dégoûte le lecteur.

 

          Voudra-t-on lire dans un dictionnaire ce qu’on ne lirait pas dans une brochure détachée ? J’ai fait ce que j’ai pu pour n’être point long ; mais je vous répète que je crains toujours de faire mal, quand je songe que c’est pour vous que je travaille. J’ai tâché d’être vrai ; c’est là le point principal.

 

          Je vous prie de me renvoyer l’article HISTOIRE, dont je ne suis point content, et que je veux refondre, puisque j’en ai le temps. Vous pourriez me faire tenir ce paquet, contresigné Chancelier (3), à la première occasion.

 

          Vous ou M. Diderot, vous ferez sans doute IDÉE et IMAGINATION ; si vous n’y travaillez pas et que la place soit vacante, je suis à vos ordres. Je ne pourrai guère travailler à beaucoup d’articles d’ici à six ou sept mois ; j’ai une tâche un peu différente à remplir ; mais je voudrais employer le reste de ma vie à être votre garçon encyclopédiste. La calomnie vient de Paris par la poste me persécuter au pied des Alpes. J’apprends qu’on a fait des vers sanglants contre le roi de Prusse, qu’on a la charité de m’imputer (4). Je n’ai pas sujet de me louer du roi de Prusse ; mais indépendamment du respect que j’ai pour lui, je me respecte assez moi-même pour ne pas écrire contre un prince à qui j’ai appartenu. On dit que La Beaumelle et d’Arnaud ont fait imprimer une Pucelle de leur façon (5), où tous ceux qui m’honorent de leur amitié (6) sont outragés ; cela est digne du siècle. Il y aura un bel article de SIÈCLE à faire, mais je ne vivrai pas jusque-là. Je me meurs ; je vous aime de tout mon cœur et autant que je vous estime. Madame Denis vous en dit autant.

 

 

1 – Nous répétons que tous les articles faits par Voltaire pour l’Encyclopédie se trouvent dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)

 

2 – Voyez dans le Dictionnaire philosophique, l’article GÉNÉALOGIE. (G.A.)

 

3 – Le directeur de la librairie était alors Malesherbes, fils du chancelier G. de Lamoignon. Il protégeait les philosophes avec non moins de zèle que son père les persécutait. (G.A.)

 

4 – Ces vers sont bien de Voltaire. On les trouvera dans ce volume, aux POÉSIES MÊLÉES, année 1756. (G.A.)

 

5 – C’est la réimpression de l’édition de Francfort avec augmentations. Le d’Arnaud que Voltaire suspecte ici est Baculard d’Arnaud, qu’il avait protégé jadis. (G.A.)

 

6 – La Pompadour et Richelieu. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 13 Décembre 1756.

 

 

          Vous avez, mon cher et illustre maître, très grande raison sur l’article FEMME et autres ; mais ces articles ne sont pas de mon bail ; ils n’entrent point dans la partie mathématique dont je suis chargé, et je dois d’ailleurs à mon collègue la justice de dire qu’il n’est pas toujours le maître ni de rejeter ni d’élaguer les articles qu’on lui présente. Cependant le cri public nous autorise à nous rendre sévères, et à passer dorénavant par-dessus toute autre considération ; et je crois pouvoir vous promettre que le septième volume n’aura pas de pareils reproches à essuyer.

 

          J’ai reçu les articles que vous m’avez envoyés, dont je vous remercie de tout mon cœur. Je vous ferai parvenir incessamment l’article HISTOIRE contre-signé. Nos libraires vous prient de vouloir bien leur adresser dorénavant vos paquets sous l’enveloppe de M. de Malesherbes, afin de leur en épargner le port, qui est assez considérable. Quelqu’un s’est chargé du mot IDEE. Nous vous demandons l’article IMAGINATION : qui peut mieux s’en acquitter que vous ? Vous pouvez dire comme M. Guillaume ((1) : Je le prouve par mon drap.

 

          Le roi tient actuellement son lit de justice pour cette belle affaire du parlement et du clergé.

 

 

Et l’Eglise triomphe ou fuit en ce moment (2).

 

 

          Tout Paris est dans l’attente de ce grand événement, qui me paraît à moi bien petit en comparaison des grandes affaires de l’Europe. Les prêtres et les robins aux prises pour les sacrements vis-à-vis (3) des armées en présence.

 

          Personne ne croit ici que les vers contre le roi de Prusse soient votre ouvrage, excepté les gens qui ont absolument résolu de croire que ces vers sont de vous, quand même ils seraient d’eux. J’ai vu aussi cette petite édition de la Pucelle ; on prétend qu’elle est de l’auteur du Testament politique d’Albéroni (4) ; mais comme on sait que cet auteur est votre ennemi, il me paraît que cela ne fait pas grand effet. D’ailleurs les exemplaires en sont fort rares ici ; et cela mourra, selon toutes les apparences, en naissant. Je vous exhorte cependant là-dessus au désaveu le plus authentique (5), et je crois que le meilleur est de donner enfin vous-même une édition de la Pucelle que vous puissiez avouer (6). Mon collègue vous fait un million de compliments. Permettez que madame Denis trouve ici les assurances de mon respect. Vous recevrez au commencement de l’année prochaine l’Encyclopédie ; quelques circonstances qui ont obligé à réimprimer une partie du troisième volume sont cause que vous ne l’avez pas dès à présent Iterùm vale et nos ama.

 

 

1 – Dans l’Avocat Patelin. (G.A.)

 

2 – Voyez Bajazet, de Racine, acte Ier, sc. II. (G.A.)

 

3 – D’Alembert emploie par ironie cette locution vicieuse. (G.A.)

 

4 – Elle est en effet de l’ex-capucin Maubert de Gouvest. (G.A.)

 

5 – Voyez, dans la CORRESPONDANCE GÉNÉRALE, la lettre à Pierre Rousseau, de décembre 1756. (G.A.)

 

6 – Voltaire ne donna son édition qu’en 1762. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

Aux Délices, où l’on vous regrette, 22 Décembre 1756.

 

 

          Mon cher maître, mon aimable philosophe, vous me rassurez sur l’article FEMME, vous m’encouragez à vous représenter en général qu’on se plaint de la longueur des dissertations vagues et sans méthode que plusieurs personnes vous fournissent pour se faire valoir ; il faut songer à l’ouvrage et non à soi. Pourquoi n’avez-vous pas recommandé une espèce de protocole à ceux qui vous servent, étymologies, définitions, exemples, raison, clarté, et brièveté ? Je n’ai vu qu’une douzaine d’articles, mais je n’y ai rien trouvé de tout cela. On vous seconde mal ; il y a de mauvais soldats dans l’armée d’un grand général. Je suis du nombre ; mais j’aime le général de tout mon cœur.

 

          Si j’étais à Paris, je passerais ma vie dans la Bibliothèque du roi, pour mettre quelques pierres à votre grand et immortel édifice. Je m’y intéresse pour l’honneur de ma patrie, pour le vôtre, pour l’utilité du genre humain. Si j’avais eu l’honneur de voir M. Duclos quand il vous donna l’article ETIQUETTE, je l’aurais détrompé de l’idée vague où l’on est que Charles-Quint établit dans ses autres Etats l’étiquette de la maison de Bourgogne. Celles de Vienne et de Madrid n’y ont aucun rapport. Mais surtout, si je travaillais à Paris, je ferais bien mieux que je ne fais ; je n’ai ici aucun livre nécessaire.

 

          Les tracasseries civiles de France sont tristes, mais les guerres civiles d’Allemagne sont affreuses. La campagne prochaine sera probablement bien sanglante. Continuez à instruire ce monde que tant de gens désolent.

 

          L’édition infâme de la Pucelle m’afflige ; mais la justice que vous me rendez, ainsi que tous les gens d’honneur et de goût, me console.

 

          Madame Denis et moi nous vous embrassons de tout notre cœur.

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

28 de Décembre 1756.

 

 

          Je vous renvoie HISTOIRE, mon cher grand homme ; j’ai bien peur que cela ne soit trop long : c’est un sujet sur lequel on a de la peine à s’empêcher de faire un livre. Vous aurez incessamment IMAGINATION, qui sera plus court, plus philosophique, et par conséquent moins mauvais. Avez-vous IDOLE et IDOLÂTRIE ? C’est un sujet qui n’a pas encore été traité depuis qu’on en parle. Jamais on n’a adoré les idoles : jamais culte public n’a été institué pour du bois et de la pierre : le peuple les a traitées comme il traite nos saints. Le sujet est délicat, mais il comporte de bien bonnes vérités qu’on peut dire.

 

          Comment pouvez-vous avoir du temps de reste, avec le dictionnaire de l’univers sur les bras ?

 

          Madame Denis et moi nous vous souhaitons la bonne année tout simplement.

 

 

D'ALEMBERT - 3

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