CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 2
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DE VOLTAIRE.
Aux Délices, près Genève, 9 de décembre 1755.
Le célèbre M. Tronchin (1), qui guérit tout le monde hors moi, m’avait parlé des articles GOÛT et GÉNIE (2) ; mais si on en a chargé d’autres, ces articles en vaudront mieux. Si personne n’a encore cette besogne, je tâcherai de la remplir. J’enverrai mes idées, et on les rectifiera comme on jugera à propos. Je me chargerais encore volontiers de l’article HISTOIRE, et je crois que je pourrais fournir des choses assez curieuses sur cette partie, sans pourtant entrer dans des détails trop longs ou trop dangereux. Je demande si l’article FACILE (style) doit être restreint à la seule facilité du style, ou si on a entendu seulement qu’en traitant le mot FACILE dans toute son étendue, on n’oubliât pas le style facile.
Je demande le même éclaircissement sur FAUSSETÉ (morale), FEU, FINESSE, FAIBLESSE, FORCE, dans les ouvrages. Je demande, si, en traitant l’article FRANÇAIS sous l’acception de peuple, on ne doit pas aussi parler des autres significations de ce mot.
A l’égard de FORNICATION, je suis d’autant plus en droit d’approfondir cette matière, que j’y suis malheureusement très désintéressé.
Tant que j’aurai un souffle de vie, je suis au service des illustres auteurs de l’Encyclopédie : je me tiendrai très honoré de pouvoir contribuer, quoique faiblement, au plus grand et au plus beau monument de la nation et de la littérature. Je fais mes très sincères compliments à tous ceux qui y travaille. On m’a fort alarmé sur la santé de M. Rousseau (3) ; je voudrais bien en savoir des nouvelles.
A propos de l’article FORNICATION, il y a encore un autre F qui a son mérite ; mais je ne crois pas qu’il m’appartienne d’en parler.
Adieu, mon cher confrère ; donnez-moi vos ordres. Je vous suis tendrement dévoué à plus d’un titre.
Le malingre V.
1 – L’un des plus fameux médecins du XVIIIe siècle. Il exerçait alors à Genève. (G.A.)
2 – Voltaire ne composa pas l’article GÉNIE. Il était donné déjà à Montesquieu, qui mourut avant d’avoir achevé son travail, et il fut repris ensuite par Diderot et Jaucourt. On remarquera qu’il s’écoule deux ans entre les premières propositions de d’Alembert et cette lettre. Dans cet intervalle Voltaire, ayant erré presque sans livres sur les frontières de France, n’avait pu collaborer au Dictionnaire malgré sa promesse. (G.A.)
3 – C’est Jean-Jacques Rousseau. Il avait été malade pendant presque toute l’année 1755. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
A Monrion, 28 de décembre 1755.
Voilà FIGURÉ plus correct ; FORCE, dont vous prendrez ce qu’il vous plaira ; FAVEUR de même : FRANCHISEet FLEURI, item. Tout cela ne demande, à mon gré, que de petits articles. FRANÇAIS et HISTOIRE, sont terribles. Je n’ai point de livres dans ma solitude de Monrion ; je demande un peu de temps pour ces deux articles. J’ajoute FORNIFICATION, je ne peux ni faire ni dire beaucoup sur ce mot. J’enverrai incessamment l’histoire des flagellants. Que diable peut-on dire de FORMALISTE, sinon qu’un homme formaliste est un homme insupportable ?
En général, je ne voudrais que définitions et exemples : définitions, je les fais mal ; exemples, je ne peux en donner, n’ayant point de livres et n’ayant que ma pauvre mémoire qui s’en va comme le reste.
Mes maîtres encyclopédiques, est-ce que vous aimez les choses problématiques ? M. Diderot avait bien dit (1), à mon gré, que quand tout Paris viendrait lui dire qu’un mort est ressuscité, il n’en croirait rien. On vient dire après cela (2) que si tout Paris a vu ressusciter un mort, on doit en avoir la même certitude que quand tous les officiers de Fontenoy assurent qu’on a gagné le champ de bataille. Mais, révérence parler, mille personnes qui me content une chose improbable ne m’inspirent pas la même certitude que mille personnes qui me disent une chose probable ; et je persiste à penser que cent mille hommes qui ont vu ressusciter un mort pourraient bien être cent mille hommes qui auraient la berlue.
Adieu, mon cher confrère ; pardonnez à un pauvre malade ses sottises et son impuissance. Ce malade vous aime de tout son cœur, et madame Denis aussi (3).
1 – Dans ses Pensées philosophiques. (G.A.)
2 – Dans l’Encyclopédie, article CERTITUDE. (G.A.)
3 – Elle était revenue habiter avec son oncle. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
A Monrion, 10 de Février 1756.
Je vous envoie, mon cher et illustre confrère, deux phénomènes littéraires : l’un des deux vous regarde, et vous verrez quels remerciements vous devez à M. Formey, secrétaire de votre Académie de Berlin (1). Pour moi, j’en dois de très sincères au roi de Prusse. Vous voyez qu’il m’a fait l’honneur de mettre en opéra français ma tragédie de Mérope : en voici la première scène. J’ignore encore s’il veut qu’on mette en musique ses vers français, ou s’il veut les faire traduire en italien. Il est très capable, comme vous savez, de faire la musique lui-même ; sans cela, je prierais quelque grand musicien de Paris de travailler sur ce canevas. Les vers vous en paraîtront fort lyriques, et paraissent faits avec facilité. Il ne m’a jamais fait un présent plus galant. Dès que je serai de retour à mes petites Délices, je travaillerai à FRANÇAIS et à HISTOIRE, et je serai à vos ordres, sauf à être réduit par le sieur Formey. Mes compliments à tous les encyclopédistes.
1 – Formey voulait faire un abrégé de l’Encyclopédie. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Lyon, ce 28 de Juillet 1756.
Puisque la montagne ne veut pas venir à Mahomet, il faudra donc, mon cher et illustre confrère, que Mahomet aille trouver la montagne. Oui, j’aurai dans quinze jours le plaisir de vous embrasser et de vous renouveler l’assurance de tous les sentiments d’admiration que vous m’inspirez. Je compte être à Genève au plus tard le 10 du mois prochain, et y passer le reste du mois. Je vous y porterai les vœux de tous vos compatriotes, et leur regret de vous voir si éloigné d’eux. Je m’arrête ici quelques jours pour y voir un très petit nombre d’amis qui veulent bien me montrer ce qu’il y a de remarquable dans la ville, et surtout ce qu’il peut être utile de connaître pour le bien de notre Encyclopédie. Je me refuse à toute autre société, parce que je pense avec Montagien, « que d’aller de maison en maison faire montre de son caquet est un métier très messéant à un homme d’honneur. » Nous avons ici une comédie détestable et d’excellente musique italienne médiocrement exécutée. Le bruit a couru ici que vous deviez venir entendre mademoiselle Clairon dans la nouvelle salle, et voir jouer ce rôle d’Idamé qui a fait tourner la tête à tout Paris. Je craignais fort que vous ne vinssiez à Lyon pendant que j’irais à Genève, et que nous ne jouassions aux barres ; mais on me rassure en m’apprenant que vous restez à Genève. La nouvelle salle est très belle et digne de Soufflot qui l’a fait construire. C’est la première que nous ayons en France, et je serais d’avis d’y mettre pour inscription, Longo post tempore venit. (VIRG., égl. I.) Adieu, mon cher et illustre confrère ; rien n’est égal au désir que j’ai de vous embrasser, de vous remercier de toutes vos bontés pour nous, et de vous en demander de nouvelles. Permettez-moi d’assurer mesdames vos nièces (1) de mes sentiments. Vale, vale.
1 – Mesdames Denis et de Fontaine. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
Aux Délices, 2 Août 1756.
Si j’avais quelque vingt ou trente ans de moins, il se pourrait à toute force, mon cher et illustre ami, que je me partageasse entre vous et mademoiselle Clairon (1) ; mais, en vérité, je suis trop raisonnable pour ne vous pas donner la préférence. J’avais promis, il est vrai, de venir voir à Lyon l’Orphelin chinois ; et comme il n’y avait à ce voyage que de l’amour-propre, le sacrifice me paraît bien plus aisé. Madame Denis devait être de la partie de l’Orphelin : elle pense comme moi, elle aime mieux vous attendre. Ceci est du temps de l’ancienne Grèce, où l’on préférait, à ce qu’on dit, les philosophes.
Le bruit court que vous venez avec un autre philosophe (2). Il faudrait que vous le fussiez terriblement l’un et l’autre pour accepter les bouges indignes qui me restent dans mon petit ermitage ; ils ne sont bons tout au plus que pour un sauvage comme Jean-Jacques (3), et je crois que vous n’en êtes pas à ce point de sagesse iroquoise. Si pourtant vous pouviez pousser la vertu jusque-là, vous honoreriez infiniment mes antres des Alpes en daignant y coucher. Vous me trouverez bien malade ; ce n’est pas la faute du grand Tronchin : il y a certains miracles qu’on fait, et d’autres qu’on ne peut faire. Mon miracle est d’exister, et ma consolation sera de vous embrasser. Ma champêtre famille vous fait les plus sincères compliments.
1 – C’était mademoiselle Clairon qui, un an auparavant, avait créé à Paris le rôle d’Idamé dans l’Orphelin de la Chine, et Voltaire n’en avait pas encore eu le spectacle. (G.A.)
2 – Patu. Voyez aux POÉSIES MÊLÉES une inscription pour la tombe de cet écrivain qui mourut un an plus tard. (G.A.)
3 – Il venait de s’installer à l’Ermitage dans la vallée de Montmorency. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
Aux Délices, 9 d’Octobre 1756.
Nous avons été sur le point, mon cher philosophe universel, de savoir, madame de Fontaine et moi, ce que devient l’âme quand son confrère est passé. Nous espérons rester encore quelque temps dans notre ignorance. Toutes nos petites Délices vous font les plus tendres compliments. Les ridicules de Conflans (1) et l’aventure de Pirna (2) feront une assez bonne figure un jour dans l’histoire ; mais ce n’est pas là mon affaire, Dieu m’en préserve ! je suis assez embarrassé du passé sans me mêler encore du présent. Si vous avez quelques articles de l’Encyclopédie à me donner, ayez la bonté de vous y prendre un peu à l’avance. Un malade n’est pas toujours le maître de ses moments. Je tâcherai de vous servir mieux que je n’ai fait. Je suis bien mécontent de l’article HISTOIRE. J’avais envie de faire voir quel est le style convenable à une histoire générale ;celui que demande une histoire particulière ; celui que des mémoires exigent. J’aurais voulu faire voir combien Thoyras l’emporte sur Daniel, et Clarendon sur le cardinal de Retz. Il eût été utile de montrer qu’il n’est pas permis à un compilateur des mémoires des autres de s’exprimer comme un contemporain ; que celui qui ne donne les faits que de la seconde main n’a pas le droit de s’exprimer comme celui qui rapporte ce qu’il a vu et ce qu’il a fait ; que c’est un ridicule et non une beauté de vouloir peindre avec toutes leurs nuances les portraits des gens qu’on n’a point connus (3) ; enfin il y avait cent choses utiles à dire qu’on n’a point dites encore ; mais j’étais pressé et j’étais malade ; j’étais accablé de cette maudite Histoire générale (4) que vous connaissez. Je vous demande pardon de vous avoir si mal servi. S’il était temps, je pourrais vous donner quelque chose de mieux ; mais ne pouvant répondre d’un jour de santé, je ne peux répondre d’un jour de travail. Je ne connais point le Dictionnaire (5). Je n’ai point souscrit. Je courais le monde quand vous avez commencé ; je l’achèterai quand il sera fini. Mais je fais réflexion qu’alors je serai mort ; ainsi je vous prie de proposer à Briasson (6) de m’envoyer les volumes imprimés ; je lui donnerai une lettre de change sur mon notaire.
Ce qu’on m’a dit des articles de la théologie et de la métaphysique me serre le cœur. Il est bien cruel d’imprimer le contraire de ce qu’on pense.
Je suis encore fâché qu’on fasse des dissertations, qu’on donne des opinions particulières pour des vérités reconnues. Je voudrais partout la définition et l’origine du mot avec des exemples.
Pardon, je suis un bavard qui dit ce qu’il aurait dû faire, et qui n’a rien fait qui vaille. Si on met votre nom dans un dictionnaire, il faudra vous définir le plus aimable des hommes ; c’est ainsi que pense le Suisse V.
1 – Voyez le chapitre XXXVI du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)
2 – Ville forte de la Saxe qui, bloquée par les Prussiens, venait de se rendre à discrétion. (G.A.)
3 – Tout cela fait allusion à l’ouvrage de La Beaumelle sur madame de Maintenon, 1755 – 1756. (G.A.)
4 – L’Essai sur les mœurs. (G.A.)
5 – L’Encyclopédie. (G.A.)
6 – L’un des éditeurs de l’ouvrage. (G.A.)