CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 18

Publié le par loveVoltaire

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DE VOLTAIRE.

 

Aux Délices, 25 de Juin 1761.

 

 

          Mon cher philosophe, vous n’avez peut-être pas beaucoup de temps, ni moi non plus ; cependant, il faut donner signe de vie. Dites-moi en conscience à quelle distance vous croyez que nous sommes éloignés du soleil depuis le passage de Vénus, et si vous pensez que cette Vénus ait un laquais, comme on le prétend (1). Pour moi, je suis occupé actuellement de mademoiselle Corneille, et je vous prie de faire beau bruit à l’Académie pour l’édition des ouvrages de ce grand homme.

 

          M. l’abbé Grizel (2) me charge de vous faire ses compliments. Omitte res cœlestes, et envoyez un petit mot à votre vieil ami V… chez M. Damilaville.

 

 

1 – Un savant prétendait avoir découvert un satellite de Vénus. (G.A.)

 

2 – Voyez, aux DIALOGUES, la Conversation de cet abbé avec l’intendant des Menus. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Pontoise, le 9 de juillet 1761.

 

 

          J’ai reçu, mon cher philosophe, votre petit billet, en partant pour la campagne. Il est vrai que je suis un peu en retard avec vous ; prenez-vous-en à un gros livre de géométrie tout plein de calculs, que je fais imprimer actuellement, et dont j’espère être bientôt débarrassé. Je ne sais pas de la part de qui vous m’avez envoyé le Grizel ; ce Grizel est un drôle de corps. Si Me Huerne avait aussi bien plaidé, les rieurs auraient été pour lui ; mais ni Me Huerne, ni Me Ledain, Me Omer, ne sont faits pour avoir les rieurs de leur côté. Les jésuites mêmes ne les ont plus depuis qu’ils se sont brouillés avec la philosophie ; ils sont à présent aux prises avec les pédants du parlement, qui trouvent que la société de Jésus trouve de son côté que l’ordre du parlement n’est pas de l’ordre de ceux qui ont le sens commun, et la philosophie jugerait que la société de Jésus et l’ordre du parlement ont tous deux raison.

 

          Je ne sais ce qui arrivera du laquais de Vénus ; j’ai bien peur que ce ne soit un laquais de louage qui ne lui restera pas longtemps, d’autant que ledit laquais n’a pas suivi sa maîtresse dans son passage sur le soleil. Si Fontenelle n’était pas mort, il vous dirait là-dessus les plus jolies choses du monde ; par exemple, que Vénus a trop de satellites sur la terre, pour en avoir besoin dans le ciel ; et que les vieux galants qui ne peuvent plus lui faire leur cour regretteront le temps où Vénus se promenait toute seule dans le ciel.

 

 

Sans laquais, sans ajustement,

De ses seules grâces ornée, etc. (1).

 

 

Son chancelier Trublet vous en dira davantage, pour peu que vous vouliez savoir le reste. Je vous dirai, moi, plus sérieusement, que nous attendons les observations faites aux Indes et en Sibérie, pour savoir, par la comparaison avec celles de France, à combien de postes nous sommes du soleil, et s’il nous faut quelques jours de plus ou de moins pour y arriver que nous ne l’avons cru jusqu’ici.

 

          Je n’aurai pas besoin d’ameuter l’Académie française sur l’édition de Pierre Corneille ; il n’y a aucun de nous qui ne se fasse un plaisir et un devoir de souscrire, et quelques-uns même pour plusieurs exemplaires. Cette entreprise fera beaucoup d’honneur à l’entrepreneur, à l’Académie, et à la nation, et je me flatte qu’elle avertira enfin l’Académie de ce qu’elle doit faire, de donner des éditions grammaticales des auteurs classiques.

 

          Adieu, mon cher maître : que le ciel vous tienne toujours en joie ! N’oubliez pas vos amis et vos admirateurs ; je me flatte que vous me comptez parmi les premiers, et je prends la liberté de me mettre parmi les seconds. Je ne sais s’il en est de même du professeur Formey (2), et s’il prendra cette qualité dans ses lettres aux journalistes, et dans sa Bibliothèque partiale, tout impartiale qu’elle prétend être.

 

Vale iterum.

 

 

1 – Vers de Voltaire, dans les Vous et les Tu. (G.A.)

 

2 – Voyez, la Lettre de Formey, dans les OPUSCULES LITTÉRAIRES. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

31 d’Auguste 1761.

 

 

          Messieurs de l’Académie françoise ou française, prenez-bien à cœur mon entreprise, je vous prie ; ne manquez pas les jours des assemblées ; soyez bien assidus. Y a-t-il rien de plus amusant, s’il vous plaît, que d’avoir un Corneille à la main, de se faire lire mes observations, mes anecdotes, mes rêveries, d’en dire à son avis en deux mots, de me critiquer, de me faire faire un ouvrage utile, tout en badinant ? J’attends tout de vous, mon cher confrère.

 

          Il me paraît que M. Duclos s’intéresse à la chose. Je me flatte que vous vous en amuserez, et que je verrai quelquefois de vos notes sur mes marges. Encouragez-moi beaucoup, car je suis docile comme un enfant ; je ne veux que le bien de la chose ; j’aime mieux Corneille que mes opinions ; j’écris vite, et je corrige de même ; secondez-moi, éclairez-moi, et aimez-moi (1).

 

 

1 – Voyez, notre Avertissement sur les Commentaires. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 8 de Septembre 1761.

 

 

          Je ne sais, mon cher maître, si vous avez reçu une lettre que je vous écrivis, il y a quelque temps, de Pontoise. Je vous y parlais, ce me semble, de votre édition de Corneille, et de l’intérêt que j’y prenais comme homme de lettres, comme Français, comme académicien, et encore plus comme votre confrère, votre disciple, et votre ami. Depuis ce temps, nous avons reçu à l’Académie vos remarques sur les Horaces, sur Cinna, et sur le Cid, la préface du Cid, et l’épître dédicatoire. Tout cela a été lu avec soin dans les assemblées, et Duclos nous dit hier que vous aviez reçu nos remarques, et que vous en paraissiez content. N’oubliez pas d’insister, plus que vous ne faites dans votre épître, sur la protection qu’on accordait aux persécuteurs de Corneille, et sur l’oubli profond où sont tombées toutes les infamies qu’on imprimait contre lui, et qui vraisemblablement lui causaient beaucoup de chagrin. Vous pouvez mieux dire, et avec plus de droit que personne, à tous les gens de lettres et à tous les protecteurs, des choses fort utiles aux uns et aux autres, que cette occasion vous fournira naturellement.

 

          Nous avons été très contents de vos remarques sur les Horaces, beaucoup moins de celles sur Cinna, qui nous ont paru faites à la hâte. Les remarques sur le Cid sont meilleures, mais ont encore besoin d’être revues. Il nous a semblé que vous n’insistiez pas toujours assez sur les beautés de l’auteur, et quelquefois trop sur des fautes, qui peuvent n’en pas paraître à tout le monde. Dans les endroits où vous critiquez Corneille, il faut que vous ayez si évidemment raison, que personne ne puisse être d’un avis contraire : dans les autres, il faut ou ne rien dire, ou ne parler qu’en doutant. Excusez ma franchise, vous me l’avez permise, vous l’avez exigée ; et il est de la plus grande importance pour vous, pour Corneille, pour l’Académie, et pour l’honneur de la littérature française, que vos remarques soient à l’abri même des mauvaises critiques. Enfin, mon cher confrère, vous ne sauriez apporter dans cet ouvrage trop de soin, d’exactitude, et même de minutie. Il faut que ce monument, que vous élevez à Corneille, en soit aussi un pour vous, et il ne tient qu’à vous qu’il le soit.

 

          Je souscris, si vous le trouvez bon, pour deux exemplaires, pour l’un comme votre ami, et pour l’autre comme homme de lettres et comme Français. Si les gens de lettres de cette frivole et moutonnière nation qui les persécute en riant ne soutiennent pas l’honneur de la chère patrie, comme disent les Allemands, hélas ! que deviendra ce malheureux honneur ? Vous voyez le beau rôle que nous jouons

 

 

Sur la terre et sur l’onde,

 

CORNEILLE, Cinna.

 

 

et, ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que nous avons l’air de le jouer encore quelque temps ; car la paix ne paraît pas prochaine. Cependant le parlement se bat à outrance avec les jésuites, et Paris en est encore plus occupé que de la guerre d’Allemagne ; et moi, qui n’aime ni les fanatiques parlementaires ni les fanatiques de saint Ignace, tout ce que je leur souhaite, c’est de se détruire les uns par les autres, fort tranquille d’ailleurs sur l’événement, et bien certain de me moquer de quelqu’un, quoi qu’il arrive. Quand je vois cet imbécile parlement, plus intolérant que les capucins, aux prises avec d’autres ignorants imbéciles et intolérants comme lui, je suis tenté de lui dire ce que disait Timon le Misanthrope à Alcibiade : « Jeune écervelé, que je suis content de te voir à la tête des affaires ! tu me feras raison de ces marauds d’Athéniens. » La philosophie touche peut-être au moment où elle va être vengée des jésuites ; mais qui la vengera des Omer et compagnie ! Pouvons-nous nous flatter que la destruction de la canaille jésuitique entraînera après elle l’abolition de la canaille jansénienne et de la canaille intolérante ? Prions Dieu, mon cher confrère, que la raison obtienne de nos jours ce triomphe sur l’imbécillité. En attendant, portez-vous bien, commentez Corneille, et aimez-moi.

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

15 de Septembre 1761.

 

 

          Vos très plaisantes lettres, mon cher philosophe, égaieraient Socrate tenant en main son gobelet de ciguë, et Servet sur ses fagots verts. Vous demandez qui nous défera des Omérites ; ce sera vous, pardieu, en vous moquant d’eux tant que vous pourrez, et en les couvrant de ridicule par vos bons mots.

 

          Notre nation ne mérite pas que vous daigniez raisonner beaucoup avec elle ; mais c’est la première nation du monde pour saisir une bonne plaisanterie, et ce qu’assurément vous ne trouverez pas à Berlin, souvenez-vous-en.

 

          Je vous remercie de toute mon âme de l’attention que vous donnez à Pierre. Songez, s’il vous plaît, que je n’avais point son édition de 1664 quand j’ai commencé mon Commentaire. Soyez sûr que tout sera très exact. Je n’oublierai pas surtout les petits persécuteurs de la littérature, quand je pourrai tomber sur eux.

 

          J’ai déjà mandé à M. Duclos (1) que je n’envoyais que des esquisses ; mon unique but est d’avoir le sentiment de l’Académie, après quoi je marche à mon aise et d’un pas sûr.

 

          Je n’ai pas été assez poli, je le sais bien : les compliments ne me coûteront rien : mais, en attendant, il faut tâcher d’avoir raison. Ou mon cœur est un fou, ou j’ai la plus grande raison quand je dis que les remords de Cinna viennent trop tard ; que son rôle serait attendrissant, admirable, si le discours d’Auguste, au second acte, le touchait tout d’un coup du noble repentir qu’il doit avoir. J’étais révolté, à l’âge de quinze ans, de voir Cinna persister avec Maxime dans son crime, et joindre la plus lâche fourberie à la plus horrible ingratitude. Les remords qu’il a ensuite ne paraissent point naturels, ils ne sont plus fondés, ils sont contradictoires avec cette atrocité réfléchie qu’il a étalée devant Maxime ; c’est un défaut capital que Metastosio a soigneusement évité dans sa Clémence de Titus. Il ne s’agit pas seulement de louer Corneille, il faut dire la vérité. Je la dirai à genoux et l’encensoir à la main.

 

          Il est vrai que, dans l’examen de Polyeucte, je me suis armé quelquefois de vessies de cochon au lieu d’encensoir. Laissez faire, ne songez qu’au fond des choses ; la forme sera tout autre. Ce n’est pas une petite besogne d’examiner trente-deux pièces de théâtre, et de faire un commentaire qui soit à la fois une grammaire et une poétique. Ainsi donc, messieurs, quand vous vous amuserez à parcourir mes esquisses, examinez-les comme s’il n’était pas question de Corneille ; souvenez-vous que les étrangers doivent apprendre la langue française dans ce livre. Quand j’aurai oublié une faute de langage, ne l’oubliez pas ; c’est là l’objet principal. On apprend notre langue à Moscou, à Copenhague, à Bude, et à Lisbonne. On n’y fera point de tragédies françaises ; mais il est essentiel qu’on n’y prenne point des solécismes pour des beautés : vous instruirez l’Europe en vous amusant.

 

          Vous serez, mon cher ami, colloqué pour deux (2) ; mais si le roi, les princes, et les fermiers-généraux qui ont souscrit paient les Cramer, vous vous permettrez de présenter humblement le livre à tous les gens de lettres qui ne sont ni fermiers-généraux ni rois (3). Vous verrez ce que j’écris sur cela, in med epistolâ ad Olivetum-Ciceronianum. Adieu. Je suis absolument touché de l’intérêt que vous prenez à notre petite drôlerie.

 

          Je suis harassé de fatigue ; je bâtis, je commente, je suis malade ; je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Voyez la lettre à Duclos, du 14 Septembre. (G.A.)

 

2 – C’est-à-dire pour deux exemplaires. (G.A.)

 

3 – C’est ce que Voltaire fit en effet. Voyez notre Avertissement sur les Commentaires. (G.A.)

 

 

 

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