CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 16

Publié le par loveVoltaire

423213AnmonePulsatilleRouge12.jpg

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 6 de janvier 1761.

 

 

          Mon cher et aimable philosophe, je vous salue, vous et les frères. La patience soit avec vous. Marchez toujours en ricanant, mes frères, dans le chemin de la vérité. Frère Timothée-Thieriot saura que la Capilotade est achevée (1), et qu’elle forme un chant de Jeanne par voie de prophétie, ou à peu près. Dieu m’a fait la grâce de comprendre que, quand on veut rendre les gens ridicules et méprisables à la postérité, il faut les nicher dans quelque ouvrage qui aille à la postérité. Or, le sujet de Jeanne étant cher à la nation, et l’auteur, inspiré de Dieu, ayant retouché et achevé ce saint ouvrage avec un zèle pur, il se flatte que nos derniers neveux siffleront les Fréron, les Hayer, les Caveyrac, les Chaumeix, les Gauchat, et tous les énergumènes, et tous les fripons ennemis des frères. Vous savez d’ailleurs que je tâche de rendre service au genre humain, non en paroles, mais en œuvres, ayant forcé les frères jésuites, mes voisins, à rendre à six gentilshommes (2), tous frères, tous officiers, tous en guenilles, un domaine considérable que saint Ignace avait usurpé sur eux. Sachez encore, pour votre édification, que je m’occupe à faire aller un prêtre aux galères (3). J’espère, Dieu aidant, en venir à bout. Vous verrez paraître incessamment une petite lettre al signor marchese (4) Albergati Capacelli, senatore di Bologna la grassa. Je rends compte dans cette épître de l’état des lettres en France, et surtout de l’insolence de ceux qui prétendent être meilleurs chrétiens que nous. Je leur prouve que nous sommes incomparablement meilleurs chrétiens qu’eux. Je prie M. Albergati d’instruire le pape que je ne suis ni janséniste, ni moliniste, ni d’aucune classe du parlement, mais catholique romain, sujet du roi, attaché au roi, et détestant tous ceux qui cabalent contre le roi. Je me fais encenser tous les dimanches à ma paroisse ; j’édifie tout le clergé, et dans peu l’on verra bien autre chose. Levez les mains au ciel, mes frères. Voilà pour les faquins de persécuteurs de l’Eglise de Paris : venons aux faquins de Genève. Les successeurs du Picard qui fit brûler Servet, les prédicants qui sont aujourd’hui servetiens, se sont avisés de faire une cabale très forte dans le couvent de Genève appelé ville, contre leurs concitoyens qui déshonoraient la religion de Calvin, et les mœurs des usuriers et des contrebandiers de Genève, au point de venir quelquefois jouer Alzire et Mérope dans le château de Tournay en France. J.-J. Rousseau, homme fort sage et fort conséquent, avait écrit plusieurs lettres contre ce scandale à des diacres de l’Eglise de Genève, à mon marchand de clous, à mon cordonnier. Enfin on a fait promettre à quelques acteurs qu’ils renonceraient à Satan et à ses pompes. Je vous propose pour problème de me dire si on est plus fou et plus sot à Genève qu’à Paris.

 

          Je vous ai déjà mandé (5) que votre ami Necker a demandé pardon au consistoire, et a été privé de sa professorerie pour avoir couché avec une femme qui avait le croupion pourri, et que le cocu qui lui a tiré un coups de pistolet a été condamné à garder sa chambre un mois. Nota benè qu’un cocu assassin est impuni, et que Servet a été brûlé à petit feu pour l’hypostase. Nota benè que le curé que je poursuis pour avoir assassiné un de mes amis, chez une fille, pendant la nuit, dit hardiment la messe ; et voyez comme va le monde.

 

          Je vous prie, mon cher frère, de m’écrire quelque mot d’édification, de me mander de vos nouvelles et de celles des fidèles. Je vous embrasse.

 

 

Urbis amatorem fuscum salvere jubemus

Ruris amatores.

 

HOR.

 

 

1 – Voyez la Pucelle, chant XVIII. (G.A.)

 

2 – Messieurs de Cressy. (G.A.)

 

3 – Ancian, curé de Moëns. (G.A.)

 

4 – Voyez la lettre du 23 Décembre 1760, dans la CORRESPONDANCE GÉNÉRALE. (G.A.)

 

5 – Cette lettre manque. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

 

A Ferney, 9 de Février 1761.

 

 

          Mon cher et grand philosophe, vous devenez plus nécessaire que jamais aux fidèles, aux gens de lettres à la nation. Gardez-vous bien d’aller jamais en Prusse ; un général ne doit point quitter son armée. J’ai vu un extrait de votre Discours à l’Académie (1) ; en vérité, vous faites luire un nouveau jour aux yeux des gens de lettres. Je sais avec quelle bonté vous avez parlé de moi ; j’y suis d’autant plus sensible, que vous me couvrez de votre égide contre les gueules des Cerbères ; mais mon intérêt n’entre pour rien dans mon admiration. Pouvez-vous me confier le Discours entier ? Vous savez que je n’ai pas abusé de la première faveur ; je serai aussi discret sur la seconde.

 

          M. de Malesherbes insulte la nation en permettant les infâmes personnalités de Fréron : on aurait dû lui faire déjà un procès criminel. Ce n’est pas de M. de Malesherbes que je parle. De quel droit ce malheureux ose-t-il insulter mademoiselle Corneille, et dire que son père, qui a un emploi à cinquante francs par mois, la tire de son couvent pour la faire élever chez moi par un bateleur de la Foire ? Une calomnie si odieuse est capable d’empêcher cette fille de se marier. Mon cher philosophe, je vous jure que nous donnons à mademoiselle Corneille l’éducation que nous donnerions à une Montmorency ou à une Châtillon,, si on nous l’avait confiée. Nous y mettons nos soins, notre honneur. Si on ne punit pas ce Fréron, on est bien lâche. J’espère encore dans les sentiments d’honneur qui animent M. Titon et M. Lebrun. Il n’y a qu’à faire signer une procuration au bonhomme Corneille, et la chose ira d’elle-même (2).

 

          Vous n’avez pas probablement toute l’Epître d’Abraham Chaumeix à mademoiselle Clairon (3). Je ne crois pas qu’il faille la publier sitôt ; il faut attendre du moins que Clairon soit guérie et Fréron châtié.

 

          Ne mettrez-vous point Diderot dans l’Académie ? Personne ne respecte l’abbé Leblanc (4) plus que moi ; mais je ne crois pas qu’avec tout son mérite il doive passer devant Diderot.

 

          Un grand homme comme lui devrait au contraire employer son crédit pour procurer à M. Diderot cette faible consolation de toutes les injustices qu’il a essuyées. Nous remettons tout à votre prudence ; vous savez agir comme écrire.

 

          Votre Chaumeix ne s’appelle-t-il pas Sinon dans son nom de baptême ? n’est-il pas détaché par quelque Ulysse, et Omer (5) n’est-il pas dans le cheval ?

 

          Il y a des gens assez malavisés pour dire que

 

 

Le petit singe à face de Thersite (6)

 

 

s’appelle un Omer dans le pays des singes ; voyez la méchanceté : Je pense que voici le temps de faire sentir aux pédants en rabat, en soutane, en perruque, en cornette, qu’on les brave autant qu’on les méprise.

 

          Pour moi, qui n’ai que deux jours à vivre, je les mettrai à persécuter les persécuteurs ; mais surtout je les mettrai à vous aimer.

 

 

1 – Réflexions sur l’histoire.  (G.A.)

 

2 – Voyez, sur toute cette affaire, la CORRESPONDANCE GÉNÉRALE à cette époque. (G.A.)

 

3 – L’Epître à Daphné. (G.A.)

 

4 – Auteur dramatique, né en 1707, mort en 1781. (G.A.)

 

5 – Avocat-général. (G.A.)

 

6 – Vers de l’Epître à Daphné. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

Le 21 de Février 1761.

 

 

          J’envoie à mon digne et parfait philosophe ces coïonneries qui me sont venues de Montauban. Nous avons chanté l’hymne avec l’accompagnement. Je joins ici l’air noté. Les philosophes devraient le chanter en goguettes, car il faut que les philosophes se réjouissent (1).

 

 

 

1 – Voyez aux POÉSIES, l’Hymne chanté au village de Pompignan. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

Au château de Ferney, pays de Gex, 27 de Février 1761.

 

 

          Vous êtes un franc savant, dans votre charmante et drôle de lettre (1) ; vous concluez dans votre cœur pervers que je n’ai point été à la messe de minuit, parce que mon libraire hérétique a mis le 23 pour le 24. Vous triomphez de cette erreur, mon cher et grand philosophe, comme un Saumaise ou un Scaliger ; mais vous êtes fort plaisant, ce que les Scaliger n’étaient pas. Sachez que vos bonnes plaisanteries ne m’ôteront point ma dévotion, et qu’il n’y a d’autre parti à prendre que de se déclarer meilleur chrétien que ceux qui nous accusent de n’être pas chrétiens. J’ai un évêque qui est un sot et qui me regarde comme un persécuteur de l’Eglise de Dieu, parce que je poursuis vivement la condamnation d’un curé grand diseur de messes et assassin. Je conjure mon évêque (2), par les entrailles de Jésus-Christ, de se joindre à moi pour ôter le scandale de la maison d’Israël ; les impies diront que je me moque, mais je ne rougirai point de mon père céleste devant eux : quand on a l’honneur de rendre le  pain bénit à Pâques, on peut aller partout la tête levée.

 

          Je regarde le succès du Père de famille comme une preuve évidente de la bénédiction de Dieu et des progrès des frères ; il est clair que le public n’était pas mal disposé contre cet homme qu’on a voulu rendre si odieux ; point de cabales, point de murmures ; le public a fait taire les Palissot et les Fréron ; le public est donc pour nous.

 

          Comptez, mon cher et vrai philosophe, que je suis de bon cœur pour la langue française. J’avoue qu’elle est bien lâche sous la plume de nos bavards, mais elle est bien ferme et bien énergique sous la vôtre.

 

          J’apprends qu’il y a vingt-cinq candidats pour l’Académie ; je conseille qu’on fasse l’abbé Leblanc portier ; je vous réponds qu’alors personne ne voudra plus entrer. M. de Malhesherbes avilit la littérature, j’en conviens ; il est philosophe et il fait tort à la philosophie, d’accord ; il aime le chamaillis ; il fait payer le Journal des Savants, qui ne se vend point, par le produit des infamies de Fréron qui se vendent ; c’est le dernier degré de l’opprobre. Mais un impudent Omer, qui se fait en plein parlement le secrétaire et l’écolier d’Abraham Chaumeix, un lâche délateur public, qui cite faux publiquement, un vil ennemi de la vertu et du sens commun ; voilà ce qu’il faudrait faire assommer dans la cour du palais par les laquais des philosophes.

 

          Envoyez-moi, je vous prie, pour me consoler, votre raide Discours sur l’histoire, prononcé avec tant d’applaudissements dans l’Académie. On dit que cette journée fut brillante ; j’ai d’autant plus besoin de votre Discours, qu’on réimprime actuellement mes insolences sur l’Histoire générale. J’avais trop ménagé mon monde ; mais

 

 

Qui n’a plus qu’un moment à vivre

N’a plus rien à dissimuler.

 

QUINAULT, Atys ; acte Ier, sc. VI.

 

 

il faut peindre les choses dans toute leur vérité, c’est-à-dire dans toute leur horreur.

 

          Je vous embrasse, vous aime, estime et révère.

 

 

1 – Cette lettre manque. (G.A.)

 

2 – Biord. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

3 de Mars 1761.

 

 

          A quelque chose près, je suis de votre avis en tout, mon cher et vrai philosophe. J’ai lu avec transport votre petite drôlerie sur l’histoire, et j’en conclus que vous seul êtes digne d’être historien : mais daignez dire ce que vous entendez par la défense que vous faites d’écrire l’histoire de son siècle. Me condamnez-vous à ne point dire, en 1761, ce que Louis XIV faisait de bien et de mal en 1762 ? Ayez la bonté de me donner le commentaire de votre loi.

 

          Je ne sais pas encore s’il est bon de prendre les choses à rebours. Je conçois bien qu’on ne court pas grand risque de se tromper, quand on prend à rebours les louanges que des fripons lâches donnent à des fripons puissants ; mais si vous voulez qu’on commence après le dix-septième siècle avant de connaître le seizième et le quinzième, je vous renverrai au conte du Bélier (1), qui disait à son camarade : Commence par le commencement.

 

          J’aime à connaître l’empire romain, avant de le voir détruit par des Albouins et des Odoacres ; ce n’est pas que je désapprouve votre idée, mais j’aime la mienne, quoiqu’elle soit commune.

 

          J’ai bien de la peine à vous dire qui l’emporte chez moi du plaisir que m’a fait votre dissertation, ou de la reconnaissance que je vous dois d’avoir si noblement combattu en ma faveur ; cela est d’une d’une âme supérieure. Je connais bien des académiciens qui n’auraient pas osé en faire autant. Il y a des gens qui ont leurs raisons pour être lâches et jaloux ; il fallait un homme de votre trempe pour oser dire tout ce que vous dites. Quelques personnes vous regardent comme un novateur ; vous l’êtes sans doute : vous enseignez aux gens de lettres à penser noblement. Si on vous imite, vous serez fondateur ; si on ne vous imite pas, vous serez unique.

 

          Voulez-vous me permettre d’envoyer votre Discours au Journal encyclopédique ? Il faut que vous permettiez qu’on publie ce qui doit instruire et plaire ; je vous le demande en grâce pour mon pauvre siècle qui en a besoin.

 

          Adieu, être raisonnable et libre ; je vous aime autant que je vous estime, et c’est beaucoup dire.

 

 

1 – Par Hamilton. (G.A.)

 

 

 

423213AnmonePulsatilleRouge12

Commenter cet article