CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 10

Publié le par loveVoltaire

navw.jpg

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 30 de Juillet 1758.

 

 

          Cette lettre vous sera rendue, mon cher et très illustre confrère, par M. l’abbé Morellet (1), qui, quoique théologien, et presque docteur, fait le voyage de Lyon à Genève tout exprès pour vous voir, et pour aller de là s’en vanter à Rome, où il compte se rendre pour le conclave, qui probablement ne tardera pas à se tenir. Je suis seulement fâché qu’il n’ait pas à vous demander des lettres de recommandation pour votre ami Benoît XIV. Vous serez moins étonné de l’empressement qu’un théologien a de vous voir, sans avoir envie de vous convertir, quand vous saurez que ce théologien est celui de l’Encyclopédie, mais non pas l’auteur de l’article ENFER, qui vous a tant scandalisé. M. l’abbé Morellet est une nouvelle et excellente acquisition que nous avons faite ; il est le quatrième théologien auquel nous avons eu recours depuis le commencement de l’Encyclopédie. Le premier a été excommunié, le second expatrié, et le troisième est mort (2). Nous ne saurions en élever un ; Dieu veuille que cela ne porte point de préjudice à notre nouveau collègue ! J’ose vous assurer que vous en serez fort content. Vous le trouverez aussi tolérant et probablement beaucoup plus aimable que votre prêtre de Lausanne (3) ; et je crois que vos ministres de Genève, en le voyant, prendront assez bonne opinion de la Sorbonne depuis que l’Encyclopédie se l’est associée. Je me flatte que, par amitié pour moi, et par l’estime que vous prendrez bientôt pour lui, vous voudrez bien lui procurer, dans le pays où vous êtes, tous les agréments qui dépendront de vous. Adieu, mon cher confrère ; je vous embrasse de tout mon cœur, et j’espère que vous voudrez bien présenter notre théologien à madame Denis. Celui-là lui permettrait bien de jouer la comédie à Genève ; il serait même homme à y prendre un rôle.

 

 

1 – Né en 1727, mort en 1819. (G.A.)

 

2 – Le premier est Yvon ; le second de Prades ; le troisième, Mallet. (G.A.)

 

3 – Polier de Bottens. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

Aux Délices, 2 de Septembre 1758.

 

 

 

          Vous vouliez, mon cher philosophe, aller voir le saint-père, et vous restez à Paris. Je ne voulais point aller en Allemagne, et j’en reviens (1). Je trouve en arrivant votre Dynamique. Je lis le discours préliminaire ; je vous admire toujours et je vous remercie de tout mon cœur.

 

          Comment va l’Encyclopédie ? Est-il vrai que Jean-Jacques écrit contre vous, et qu’il renouvelle la querelle de l’article de GENÈVE (2) ? On dit bien plus, on dit qu’il pousse le sacrilège jusqu’à s’élever contre la comédie, qui devient le troisième sacrement de Genève. On est fou du spectacle, dans le pays de Calvin.

 

 

Nos mœurs changent, Brutus, il faut changer nos lois.

 

MORT DE CÉSAR, acte III, sc. IV.

 

 

          On a donné trois pièces nouvelles faites à Genève même, en trois mois de temps, et de ces  pièces je n’en ai fait qu’une (3).

 

          Voilà l’autel du dieu inconnu à qui cette nouvelle Athènes sacrifie. Rousseau en est le Diogène, et, du fond de son tonneau, il s’avise d’aboyer contre nous. Il y a en lui double ingratitude.

 

          Il attaque un art qu’il a exercé lui-même, et il écrit contre vous, qui l’avez accablé d’éloges. En vérité, magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes.

 

          N’êtes-vous pas à Paris dans la consternation ? Le roi de Prusse est dans l’embarras, Marie-Thérèse est aux expédients, tout le monde est ruiné.

 

          Rousseau n’est pas le plus grave fou de ce monde. Ah ! quel siècle ! quel pauvre siècle ! Répondez à mes questions, et aimez un solitaire qui regrette peu d’hommes et peu de choses, mais qui vous regrettera toujours, qui vous admire et qui vous aime.

 

 

1 – Voltaire était allé voir l’électeur palatin. (G.A.)

 

2 – J.J. Rousseau, citoyen de Genève, à M. d’Alembert, sur son article GENÈVE, dans le 4° volume de l’Encyclopédie, et particulièrement sur le projet d’établir un théâtre de comédie en cette ville. (G.A.)

 

3 – La Femme qui a raison. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

A Tournay, 19 de février 1759.

 

 

          J’ai besoin de savoir, mon cher et grand philosophe, si frère Berthier (1), de la société de Jésus, continue encore à farcir ses menstrues de Trévoux d’injures et de sottises contre d’honnêtes gens qui ne pensent point à lui, tandis que douze de ses confrères sont dans les fers à Lisbonne, accusés et convaincus, dit-on, d’avoir encouragé les conjurés au parricide, au nom de la vierge Marie et de son fils Jésus, consubstantiel au père (2).

 

          J’ai besoin de savoir ce que c’est qu’un monstre bavard qui a justifié la révocation de l’édit de Nantes, et la Saint-Barthélemy.

 

          Il me faut aussi le nom de l’avocat sans cause, qui a griffonné des lettres hollandaises contre le roi de Prusse, jusqu’au moment du silence imposé par la bataille de Rosbach, et qui depuis s’est acharné contre la raison.

 

          Et quel est le malheureux qui a engagé le parlement de Paris à se faire géomètre, mécanicien, métaphysicien, médecin, théologien, etc., pour juger vingt volumes in-folio de l’Encyclopédie ?

 

          Vous qui savez tant de belles et bonnes choses, ne pourriez-vous point savoir aussi quelque chose des odieuses bêtises sur lesquelles je voudrais être instruit ?

 

          J’avoue que j’aimerais bien mieux savoir à quoi vous vous occupez, et quelles vérités vous voulez apprendre aux hommes qui ne le méritent pas, dans un temps où la vérité est persécutée par les fripons et par les sots. Vous n’avez pas daigné revoir nos sociniens de Genève ; mais si vous allez jamais dans le pays du pape, des châtrés, et des processions, passez par chez nous. Vous verrez que les prédicants de Genève respectent les tours de Ferney, les fossés de Tournay, et même les jardins des Délices. Dites-moi si Jean-Jacques est devenu tout à fait fou ; dites-moi si Diderot ne l’est pas d’avoir voulu continuer l’Encyclopédie en France ; et moi j’avouerai que vous êtes très sage de vous être tiré de ce bourbier. Mon Dieu ! que de bavarderies sur la population, sur le commerce, etc. ! Eh ! Jeans f….., parlez moins de population, et peuplez.

 

          Que dites-vous du roi de Prusse qui m’envoie deux cents vers de Breslau (3), pendant qu’il assemble près de deux cent mille hommes ? que dites-vous d’Helvétius et de l’honneur qu’on lui a fait (4) ? Mais que dites-vous de moi qui vous ennuie et qui vous aime ?

 

 

1 – Rédacteur du Journal de Trévoux. (G.A.)

 

2 – Affaire Malagrida. (G.A.)

 

3 – On n’a pas ces vers. (G.A.)

 

4 – On trouve dans la lettre suivante le nom de tous ces personnages. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, 24 de février 1759.

 

 

          Il y a plus de six ans, mon cher et illustre maître, que je ne lis point les sottises menstruelles du Garasse de Trévoux ; mais j’entends dire qu’elles n’ont point dégénéré. Ce que je sais, c’est que le frère Berthier et ses complices n’osent paraître actuellement dans les rues, de peur qu’on ne leur jette des oranges de Portugal à la tête. Dieu et M. de Carvalho (1) nous feront raison de cette canaille.

 

          L’apologiste de l’édit de Nantes et de la Saint-Barthélémy est un abbé de Caveyrac, protecteur et protégé de cet évêque du Puy, Pompignan, dont nous avons la DÉVOTION RÉCONCILIÉE AVEC L’ESPRIT, ou la Réconciliation normandie (2), et qui nous a aussi donné des Questions sur l’incrédulité, dont la première est pour prouver qu’il n’y a point d’incrédules, et le reste du livre pour les réfuter.

 

          L’avocat sans cause qui prouvait, il y a deux ans, que le roi de Prusse serait anéanti dans trois mois, et qui, entre les batailles de Rosbach et de Lissa, s’est mis à faire les Cacouacs, est un nommé Moreau, pensionné de la cour pour ses Lettres hollandaises.

 

          Enfin, le polisson qui est aujourd’hui l’oracle du parlement de Paris (ce tribunal respectable qui ne s’embarrasse guère que le peuple ait du pain, pourvu qu’il ait les sacrements) est un décrotteur d’Orléans, appelé Chaumeix, qui est venu à Paris, il y a six mois, avec des sabots, et qui, pour gagner son pain et boire son eau, barbouille du papier contre vous et contre l’Encyclopédie.

 

          Je n’entends point parler de Jean-Jacques depuis sa capucinade contre moi. Pour Diderot, il s’acharne toujours à vouloir faire l’Encyclopédie ; mais le chancelier, à ce qu’on assure, n’est pas de cet avis ; il va supprimer le privilège de l’ouvrage, et donnera à Diderot la paix malgré lui. Je n’ai de nouvelles du roi de Prusse que par son argent ; il m’a fait payer, il y a un mois, ma pension de 1758. Vous voyez qu’il n’est en reste avec personne.

 

          Je ne sais pas si on exigera de nous des rétractations, comme on l’a fait d’Helvétius ; mais je sais que je n’en ai point à donner, et je crois qu’on peut être aussi heureux en buvant de l’eau du Rhône que de celle de la Seine. Adieu, mon cher et grand philosophe ; ne m’oubliez pas auprès de mesdames vos nièces.

 

 

1 – Marquis de Pombal. (G.A.)

 

2 – Ce sous-titre, nom d’une pièce de Dufresny, est de l’invention de d’Alembert. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

4 de Mai 1759, au château de Tournay.

Venez nous y voir.

 

 

          Je reçus hier la faveur de vos quatre volumes, mon cher philosophe. Je dévorai d’abord votre Laubrussellerie  (1) ; cela est excellent. On n’aurait jamais brûlé un Laubrussel ; on vous incendiera quelque jour. Macte animo. Vous serez des nôtres. Luc (2) (vous connaissez luc) me mande du 11 d’avril, entre autres choses : Je tire une espèce de gloire que la même époque de la guerre que la France me fait, devienne celle de la guerre qu’on fait à Paris au bon sens.

 

          Mais, s’il vous plaît, de quoi vous aviez-vous de dire, dans vos Eléments de philosophie, que les sciences sont plus redevables aux Français qu’à aucune nation ? est-ce que vous êtes devenu flatteur ? est-ce aux Français qu’on doit la machine parallactique, la pompe à feu, la gravitation, la connaissance de la lumière, l’inoculation, le semoir, les condons ou condoms ? Parbleu, vous vous moquez ; nous n’avons pas seulement inventé une brouette. Vous avez donc fait réimprimer votre article GENÈVE ? Vous avez très bien fait ; mais vous faites trop d’honneur aux prédicants sociniens ; vous ne les connaissez pas, vous dis-je : ils sont aussi malins que les autres. Et les sociniens de Genève, et les calvinistes de Lausanne, et les fakirs, et les bonzes, sont tous de la même espèce. Je laisse faire ceux de Paris ; mais pour mes Suisses et mes Allobroges, je les range, et je n’ai fait la plaisanterie d’avoir un château à créneaux et à pont-levis (3), que pour y pendre un prêtre de Baal à la première occasion. J’ai deux curés dont je suis assez content. Je ruine l’un, je fais l’aumône à l’autre ; il prie Dieu pour moi, et tout va bien.

 

          Vous avez fort mal fait, quand vous êtes venu à Genève, de fréquenter la prêtraille. Quand vous y reviendrez, ne voyez que vos amis ; vous serez fêté et honoré.

 

          L’aventure de l’Encyclopédie (4) est le comble de l’insolence et de la bêtise. Ce n’était pas en France qu’il fallait faire cet ouvrage. Quoi ! vous répondez sérieusement à ce fou de Rousseau ; à ce bâtard du chien de Diogène ! Vous m’enhardissez : je réponds moi à frère Berthier et à Tutti quanti, et vous verrez avec quelle impudence. Mais non, vous ne le verrez point, car on ne laissera pas passer ma besogne. Pour vos quatre volumes philosophiques, ils passeront ; car tout brûlable que vous êtes, vous êtes plus sage que moi. Madame Denis vous fait mille compliments, vous lit et vous regrette ; ainsi fais-je.

 

 

1 – Voltaire appelle ainsi l’ouvrage de d’Alembert intitulé : Abus de la critique en matière de religion, par le père Laubrussel, jésuite, et faisant partie des Mélanges. (G.A.)

 

2 – Le roi de Prusse. (G.A.)

 

3 – Le château de Tournay. (G.A.)

 

4 – On venait de supprimer son privilège. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

Paris, ce 13 de mai. 1759.

 

 

          Vous ne m’avez pas bien lu, mon cher et illustre maître. Je n’ai point dit que les sciences fussent plus redevables aux Français qu’à aucune des autres nations ; j’ai dit seulement, et cela est vrai, que l’astronomie physique leur est aujourd’hui plus redevable qu’aux autres peuples. Si vos occupations vous permettaient de lire ce qu’on a fait en France depuis dix ans, vous verriez que je n’ai rien exagéré. Depuis la mort de Newton, les Anglais ne font presque plus rien que de nous prendre des vaisseaux et de nous ruiner (1).

 

          Ma Laubrussellerie aurait mieux valu, si je l’avais faite auprès de vous ; mais telle qu’elle est, je crois qu’elle ne sera pas inutile à la philosophie. Les fanatiques grinceront les dents, et ne pourront pas mordre ; je ne leur ai donné que des coups de baguette, mais cela les préparera aux coups de bâton. Quand à vous, mon cher ami, frappez fort ; vous êtes en place marchande pour cela : Exsurgat Deus, et dissipentur inimici ejus ; car ces gens-là sont autant les ennemis de Dieu que ceux de la raison.

 

          J’eus, il y a quelques jours, la visite d’un fort honnête jésuite à qui je donnai de bons avis. Je lui dis que sa société avait eu grand tort de se brouiller avec vous, qu’elle s’en trouverait mal, qu’elle en aurait l’obligation à leur beau Journal de Trévoux, et à leur fanatique Berthier ; mon jésuite, qui apparemment n’aime pas Berthier, et qui n’est pas du Journal, applaudissait à mes remontrances.  Cela est bien fâcheux, me disait-il. Oui, très fâcheux, mon révérend Père, lui répondis-je, car vous n’aviez pas besoin de nouveaux ennemis. Adieu, mon très cher et illustre maître ; je recommande à vos bonnes intentions et la canaille jésuitique, et la canaille jansénienne, et la canaille parlementaire, et la canaille sorbosénienne, et la canaille intolérante. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Allusion aux pertes éprouvées par les Français pendant la guerre de Sept-ans. (G.A.)

 

 

 

navw

 

 

Commenter cet article