CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

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Photo de KHALAH

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Ferney (1).

 

 

          O anges ! vous connaissez les faibles mortels, ils se traînent à pas lents. Quatre vers le matin, six le soir, dix ou douze le lendemain, tout rentrayant, toujours rapetassant, et ayant bien de la peine pour peu de chose. Renvoyez-moi donc ma guenille, afin que sur-le-champ elle reparte  avec pièces et morceaux, et que la hideuse créature se présente devant votre face, toute recousue et toute recrépie.

 

          Mais, ô mes divins anges ! le drame de Cassandre est plus mystérieux que vous ne pensez. Vous ne songez qu’au brillant théâtre de la petite ville de Paris, et le grave auteur de Cassandre a de plus longues vues. Cet ouvrage est un emblème. Que veut-il dire ? que la confession, la communion, la profession de foi, etc., etc., sont visiblement prises des anciens. Un des plus profonds pédants de ce monde (et c’est moi) a fait une douzaine de commentaires par A et par B à la suite de cet ouvrage mystique, et je vous assure que cela est édifiant et curieux. Le tout ensemble fera un singulier recueil pour les âmes dévotes.

 

          J’ai lu la belle lettre de madame Scaliger à la nièce. Nous sommes dans un furieux embarras : si mademoiselle Dumesnil est ivre, adieu le rôle de Statira. Si elle n’est pas ivre, elle sera sublime. Mademoiselle Clairon, vous refusez Olympie ! mais vraiment vous n’êtes pas trop faite pour Olympie, et cependant il n’y a que vous : car on dit que cette Dubois est une grande marionnette, et que mademoiselle Hus n’est qu’une grande catin. Tirez-vous de là, mes anges ; vous serez bien habiles avec ces demoiselles de coulisses.

 

          Et ma tracasserie avec cet animal de Gui-Duchesne ? Vous ne me l’avez jamais mise au net. Encore une fois, je ne crois pas avoir fait un don positif à Gui-Duchesne ; et je voudrais savoir précisément de quel degré est ma sottise. Sot homme est celui qui se laisse duper. Oh ! oh ! mes anges, mon cœur n’est accessible à l’amitié que pour vous seuls ; il est dur comme le pot de fer pour tout le reste ; il n’y a que pour vous qu’il sache s’attendrir.

 

          Mon plus grand malheur, vous dis-je, est la mort d’Elisabeth. Je crois mon Schowalow disgracié. On dit la paix faite entre Pierre III et Frédéric III. Ma chère Elisabeth détestait Luc, et je n’y avais pas peu contribué, et je riais dans ma barbe, car je suis un drôle de corps ; mais je ne ris plus, mademoiselle Clairon m’embarrasse.

 

 

1 – Cette lettre formait le commencement d’une autre qu’on a toujours imprimée sans nulle raison à la fin de 1762. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Chauvelin.

A Ephèse (1), 26 Février 1762

.

 

 

          Votre excellence est bien persuadée de tous les sentiments que le roi mon maître (2) a pour elle. Il s’intéresse à votre santé ; il m’en a parlé avec une sensibilité qui est bien rare dans les personnes occupées de grandes affaires. C’est un exemple que vous lui avez donné ; il sait que, dans la guerre et dans les négociations, vous avez toujours cultivé l’amitié, et que vous paraissez toujours occupé de vos amis comme si vous aviez du temps de reste. Votre caractère l’enchante. Il a été lui-même assez malade ; mais, dès que sa majesté macédonienne a été en état de raisonner, je lui ai fait part de vos remontrances. Il admire toujours la sagacité de votre génie et la facilité de vos moyens ; il dit qu’il n’a jamais connu d’esprit plus conciliant. J’ai pris ce temps pour lui dire : Faites donc ce qu’il vous propose ; il m’a répondu que cela lui était impossible. « Mettez-vous à ma place, m’a-t-il dit. Que m’importe d’avoir autrefois donné un coup de sabre à une Persane ? quels si grands remords pourrai-je en avoir, si je n’étais pas éperdûment amoureux de sa fille ? n’ai-je pas dit exprès à mon maître de la garde-robe :

 

 

Ces expirations, ces mystères cachés,

Indifférents aux rois, et par moi recherchés,

Elle en était l’objet ; mon âme criminelle

N’osait parler aux dieux que pour approcher d’elle.

 

Act. IV, sc. IV.

 

 

 

Vous savez, a-t-il ajouté, qu’on ne s’intéresse guère qu’à nos passions, et très peu à nos dévotions ; si je me suis confessé, et si j’ai communié, on sent bien que c’est pour Olympie. J’insiste encore sur les ridicules qu’on me donnerait si mon père et moi avions eu pendant treize ans la fille d’Alexandre entre nos mains, après l’avoir prise dans son palais, et que nous n’en sussions rien. »

 

Je ne vois d’autre réponse à cet argument que de bâtir un roman à la façon de Calprenède (3), et de supposer un tas d’aventures improbables, d’amener quelque vieillard, quelque nourrice qu’il faudrait interroger ; et ce nouveau fil romprait infailliblement le fil de la pièce. L’esprit partagé entre tant d’événements perdrait de vue le principal intérêt.

 

« Il y a bien plus, dit-il, ; une reconnaissance est touchante quand elle se fait entre deux personnes qui ont intérêt de se reconnaître : mais Cassandre, en apprenant que sa maîtresse est la fille de Statira, n’apprendrait qu’une très fâcheuse nouvelle. De plus, il faudrait deux reconnaissances au lieu d’une, celle d’Olympie et celle de Statira ; l’une ferait tort à l’autre. »

 

Je vous avoue que j’ai été fort ébranlé de toutes ces raisons que le roi mon maître m’a déduites fort au long, et dont je communique le faible précis à votre excellence. Je l’en fais juge, et je la supplie de considérer dans quel embarras elle nous jetterait, s’il fallait refondre toute la pièce uniquement pour faire apprendre par Antigone ce qu’on peut très bien savoir sans lui.

 

On m’a envoyé du petit royaume des Gaules, situé au bout de l’Occident, un petit écrit (4) concernant des prêtres des idoles, qu’on appelle jésuites ; je ne sais ce que c’est que cette affaire ; on ne s’en soucie guère à Ephèse. J’en fais part, à tout hasard, à votre excellence. Statira, Olympie, et l’hiérophante, font mille vœux pour vous et madame l’ambassadrice.

 

 

1 – Lieu de la scène dans Olympie. (G.A.)

 

2 – Cassandre, personnage d’Olympie. (G.A.)

 

3 – Auteur d’un roman intitulé Cassandre. (G.A.)

 

4 – Voyez aux FACÉTIES, Balance égale. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

A Ferney, 26 Février 1762.

 

 

          Je ne savais où vous prendre, monsieur ; vous ne m’avez point informé de votre demeure à Paris ; je ne pouvais vous remercier ni de votre souvenir ni de votre excellent pâté. Je vous crois actuellement dans votre château ; le mien est un peu entouré de neige. Je crois le climat d’Angoulême plus tempéré que le nôtre ; et je vous avoue que si je m’applaudis en été d’avoir fixé mon séjour entre les Alpes et le mont Jura, je m’en repens beaucoup pendant l’hiver. Si on pouvait être Périgourdin en janvier et Suisse en mai, ce serait une assez jolie vie. Est-il vrai que vous avez des fleurs au mois de février ? pour moi, je n’ai que des glaces et des rhumatismes.

 

          Je reçois, dans ce moment, monsieur, votre lettre du 13 Février ; je vois que je ne me suis pas trompé. Je vous tiens très heureux d’être loin de toutes les tracasseries qui affligent Paris, la cour, et le royaume. Je n’ai point encore vu le mémoire de M. le maréchal de Broglie (1), mais j’augure mal de cette division. Voici un petit mémoire en faveur des jésuites ; j’ai cru qu’il vous amuserait.

 

          On me mande que madame de Pompadour est attaquée d’une goutte sereine qui lui a déjà fait perdre un œil, et qui menace l’autre. L’Amour était aveugle, mais il ne faut pas que Vénus le soit. Il y a un autre dieu aveugle, c’est Plutus ; celui-là a non seulement perdu les yeux, mais les mains, j’entends les mains avec lesquelles on donne : car pour celles avec lesquelles on prend, il en a plus que Briarée. J’ai fait  une très grande perte dans l’impératrice de Russie, et je ne la réparerai pas ; elle m’accablait de bontés. Elle venait de souscrire pour deux cents exemplaires en faveur de mademoiselle Corneille. La philosophie console de tout ; et il n’y a de philosophie que dans la retraite. Jouissez de la vôtre, jouissez de vous-même, et conservez-moi vos bontés.

 

 

1 – A l’occasion de sa brouille avec le maréchal d’Estrées. (Beuchot.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 2 Mars 1762.

 

 

          O mes anges, vous aurez incessamment Acanthe (1) conforme à la prud’homie de la police et aux volontés du parterre, volontés qui sont souvent des caprices auxquels il ne faut pas se rendre aveuglément, mais qu’il ne faut pas choquer avec trop d’obstination.

 

          A l’égard de Cassandre, nous avons du temps ; et si mon ours de six jours demande six mois pour être léché, nous lécherons six mois entiers sans plaindre notre peine, puisque vous ne la plaignez pas. Vous êtes, vous dis-je, d’impitoyables anges ; vous ne faites pas seulement attention que j’ai tout Pierre Corneille sur les bras, et encore l’Histoire générale des sottises des hommes, depuis Charlemagne jusqu’à notre temps, que je suis vieux et malade, et que je me tue pour une nation un peu ingrate ; mais mes anges me tiennent lieu de ma nation.

 

          Vous ne m’avez rien dit de la façon dont le public a appliqué certains vers d’Aménaïde (2) au maréchal de Broglie. Vous ne daignez pas me rassurer sur la prétendue intelligence de Pierre III et de Frédéric III, j’y suis pourtant très intéressé en qualité d’historiographe russe ; mais vous ne me croyez que citoyen des faubourgs d’Ephèse. Vous savez que ma chère impératrice Elisabeth avait souscrit deux cents exemplaires pour Marie Corneille.

 

          Vous ne me dites rien non plus du parlement de Bourgogne, qui s’est avisé aussi de cesser de rendre justice pour faire dépit au roi, qui sans doute est fort affligé qu’on ne juge point mes procès. Le monde est bien fou, mes chers anges. Pour le parlement de Toulouse, il juge ; il vient de condamner un ministre de mes amis à être pendu (3), trois gentilshommes à être décapités, et cinq ou six bourgeois aux galères ; le tout pour avoir chanté des chansons de David. Ce parlement de Toulouse n’aime pas les mauvais vers.

 

          Je baise vos ailes avec componction.

 

 

1 – C’est-à-dire le Droit du Seigneur. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre à Bernis du 5 mars. (G.A.

 

3 – Le pasteur Rochette. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

A Ferney, 2 Mars 1762.

 

 

          Mon cher grand acteur, est-il vrai que nous aurons le bonheur de vous voir devers Pâques ? Nous communierons ensemble, et nous prendrons des mesures pour faire de Zulime, de Cassandre, etc., etc., quelque chose qui puisse vous être agréable et utile. J’interromps une répétition pour vous dire que toute notre troupe, et surtout madame Denis et moi, nous vous faisons les plus tendres et les plus sincères compliments.

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

A Ferney, ce 5 Mars 1762.

 

 

          Oui, monseigneur, ceux qui disaient, quand vous fûtes ministre pour trop peu de temps, Celui-là du moins sait lire et écrire, avaient bien raison. Votre éminence daigne se souvenir de Cassandre, et me donne un excellent conseil (1), que je vais sur-le-champ mettre en pratique. Vous jugez encore mieux Cinna ; rien n’est mieux dit : C’est plutôt un bel ouvrage qu’une bonne tragédie. Je souscris à ce jugement. Nous n’avons guère de tragédies qui arrachent le cœur ; c’est pourtant ce qu’il faudrait.

 

          Vous savez peut-être ce qui arrivé à Tancrède, il y a huit ou dix jours ; je ne dis pas que ce Tancrède arrache l’âme, ce n’est pas cela dont il s’agit ; il y a des vers ainsi tournés :

 

 

On dépouille Tancrède, on l’exile, on l’outrage ;

C’est le sort d’un héros d’être persécuté.

 

Act. I, sc. VI.

 

 

          Tout le monde battit des mains, on cria Broglie ! Broglie ! et les battements recommencèrent ; ce fut un bruit, un tapage, dont les échos retentirent jusqu’au château où les deux frères vont faire du cidre (2). Si les voix des gens qui pensent étaient entendues, les échos de Montélimar feraient aussi bien du bruit. Je fais une réflexion en qualité d’historiographe : c’est que pendant quarante ans, depuis l’aventure du marquis de Vardes (3), Louis XIV n’exila aucun homme de sa cour.

 

          Pour vous, monseigneur, vous avez un grand ombrello d’écarlate qui vous mettra toujours à couvert de la pluie, vous aurez toujours la plus grande considération personnelle. Une chose encore qui met votre âme bien à son aise, c’est que tous les hasards sont pour vous, et qu’il n’y en a point contre ; votre jeu, au fond, est donc très beau.

 

          A propos de hasard, la ville de Genève, qui est celle des nouvellistes, dit que la Martinique est prise, et que Pierre III est d’accord avec Frédéric III ; et moi je ne dis rien, parce que je ne sais rien, sinon qu’il fait très froid dans l’enceinte de nos montagnes, et que je suis actuellement en Sibérie. Mon pays est pendant l’été le paradis terrestre ; ainsi je lui pardonne d’avoir un hiver. Je dis mon pays, car je n’en ai point d’autre. Je n’ai pas un bouge à Paris, et on aime son nid quand on l’a bâti. La retraite m’est nécessaire, comme le vêtement. J’y vis libre, mes terres le sont, je ne dois rien au roi. J’ai un pied en France, l’autre en Suisse ; je ne pouvais pas imaginer sur la terre une situation plus selon mon goût. On arrive au bonheur par de plaisants chemins. Ce bonheur serait bien complet, si je pouvais faire ma cour à votre éminence. Je la quitte pour aller faire une répétition sur notre théâtre, et très joli théâtre, d’une comédie de ma façon. Ah ! si vous étiez là, comme nous vous ferions une belle harangue, recreati sacra prœsentia ! J’ai le cœur serré de vous présenter de mon très tendre et profond respect.

 

 

1 – Voyez la lettre au duc de Villars du 25 Mars. (G.A.)

 

2 – La terre de Broglie est située en Normandie. (G.A.)

 

3 – Voyez le  Siècle de Louis XIV, chap. XXVI. (G.A.)

 

 

 

1762 - 9

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