CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 7
Photo de PAPAPOUSS
à Madame la comtesse de Lutzelbourg.
Aux Délices, 14 Février 1762.
J’apprends, madame, par les nouvelles publiques, une nouvelle que je ne veux pas croire (1) : les gazettes sont souvent très mal informées ; mais s’il y a quelque fondement à ce funeste bruit, souffrez, madame, que je mêle ma douleur avec la vôtre. Je suis encore très incertain. Je ne peux que me borner à vous dire combien je m’intéresse à vos peines, si vous en avez, et à la douceur de votre vie, si elle n’est point troublée. Votre expérience et votre bon esprit vous ont appris que la vie est bien peu de chose, et qu’il faut au moins en jouir, puisque ce peu est tout ce que nous avons. Quelque malheur qui nous arrive, et quelque perte qu’on fasse, la philosophie doit venir à notre secours, et la sensibilité de nos amis est de quelque consolation. Si la nouvelle est malheureusement vraie, je voudrais être près de vous dans le nombre de ceux dont l’amitié vous console. Vivez, madame, et continuez de devoir votre santé à votre régime. Nous avons dans notre voisinage de Genève une femme qui a cent quatre ans passés (2), et qui gouverne très bien toute sa famille. Ses règles lui sont revenues à cent deux ans. Mais elle n’a pas voulu se remarier. Voilà l’exemple que je vous propose. Adieu, madame. Daignez agréer le tendre intérêt que je prends à vous, mon attachement, et mon respect.
1 – Le fils de la comtesse, lieutenant-général, était mort à Fulde, le 17 Janvier. (G.A.)
2 – Madame Lullin. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
Aux Délices, 14 Février 1762.
Il y a longtemps, madame, que le pédant commentateur de Pierre Corneille n’a eu l’honneur de vous écrire ; il faut que je vous dise une chose très consolante pour les femmes.
Il y a dans mon voisinage de Genève une petite femme qui a toujours été d’un tempérament faible : elle a eu hier cent quatre ans, très régulièrement, et vous jugez bien que les plaisants lui ont proposé de se remarier ; mais elle aime trop sa famille pour donner des frères à ses enfants. La partie par où l’on pense ne s’est point affaiblie en elle : elle marche, elle digère, elle écrit, gouverne très bien les affaires de sa maison. Je vous propose cet exemple à suivre un jour.
Pour des hommes de ce caractère, je n’en connais point : Bernard de Fontenelle n’était qu’un petit garçon auprès de ma Génevoise. Je souhaite à M. le président Hénault la centaine au moins de Fontenelle, mais je crois que Moncrif (1) nous enterrera tous. On dit que sa perruque est mieux arrangée et mieux poudrée que jamais. Tout ce qui me fâche, c’est qu’il ne fasse plus de petits vers ; c’est grand dommage.
A propos de Moncrif, j’ai fait une perte considérable dans l’impératrice russe ; mais sur-le-champ j’ai pris l’impératrice-reine (2), et elle a souscrit pour mademoiselle Corneille, tout comme le roi de France. Il faut toujours avoir quelques têtes couronnées dans sa manche. Mademoiselle Corneille, d’ailleurs, joue très joliment les soubrettes.
Si j’avais de plus grandes nouvelles, madame, je vous en dirais pour vous amuser ; mais vous avez la meilleure compagnie de Paris chez vous, et vous n’avez pas besoin de ce qui se passe au pied des Alpes.
Vivez, madame ; digérez, pensez, et même riez de toutes les sottises de ce monde, depuis l’inquisition de Lisbonne jusqu’aux pauvretés de Paris, et agréez mon tendre respect.
1 – Alors âgé de soixante-quinze ans. (G.A.)
2 – Catherine, femme de Pierre III. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
10 Février 1762.
La créature du pied des Alpes reçoit la lettre de ses anges, du 9 du courant. Je réponds d’abord à l’article de M. de La Marche : il s’y est pris trop tard : j’ai le vol des présidents. Un M. d’Albertas (1), d’Aix en Provence, vient de me prendre tout ce qui me restait ; M. de La Marche, huit jours plus tôt, aurait eu certainement la préférence ; et, dès que j’aurai quelques fonds, ils seront à lui. Voilà pour le temporel.
Le spirituel m’abasourdit. Vous devenez durs et impitoyables ; vous abusez de la bonté que j’aie eu d’avertir, à la tête des scènes de Cassandre que le temple est tantôt ouvert, tantôt fermé, et vous avez la cruauté de me dire en face que, quand le temple sera ouvert, les acteurs viendront jusque dans le péristyle. Est-ce ma faute, à moi malheureux, si vos acteurs n’ont point de voix, s’il faut qu’ils viennent sur le bord du théâtre pour se faire entendre ? De plus, quand le temple est ouvert, ne suppose-t-on pas toujours les personnages dans l’endroit où ils doivent être ? Et nommez-moi donc la pièce où quatre scènes de suite peuvent naturellement se passer dans la même chambre. Les acteurs ne sont-ils pas tacitement supposés, par le spectateur bénévole, passer d’une chambre à l’autre ? Mais vous n’êtes point bénévoles, et vous avez juré de m’exterminer. Eh bien ! je vous sacrifie la place publique : on se battra dans le parvis ; et cela même peut produire quelques vers vigoureux sur le sacrilège. Ensuite vous m’accablez toujours de reproches au sujet d’une fille qui veut servir sa mère, et vous savez en votre conscience que j’ai changé ce passage.
Je ne vous entends point, ou plutôt vous ne m’avez pas entendu quand vous m’écriviez que c’est une énigme inconcevable, dans Olympie, de dire à Cassandre :
De ce temple surtout garde-toi de sortir.
Quoi ! sa mère vient de lui dire que Cassandre doit être assassiné au sortir du temple, et Olympie, qui aime Cassandre, ne l’avertira-t-elle pas malgré elle ? et ce n’est pas là une belle situation ? Je présume que vous avez lu trop rapidement la scène du quatrième acte entre la mère et la fille : je soupçonne qu’il faut appuyer davantage sur cet assassinat qui doit se commettre au sortir du temple, afin que vous n’ayez plus de prétexte de me persécuter. Vous avez encore la barbarie de ne pas vouloir que Cassandre, le fils de la maison, eût eu mille attentions pour l’esclave de son père. Où est donc la contradiction ?
D’ailleurs chaque jour on colle un petit papier ; je vous en ai envoyé trois ou quatre, et j’en ai dix ou douze. Je travaille sans relâche, et pour qui ? pour un peuple ignorant, égaré, volage, qui s’ennuiera aux scènes de Catilina et de César, et qui courra en foule à la Fatale union d’Arlequin et de la Foire (2).
Voilà ce qui devrait allumer en vous une sainte et courageuse haine.
Hélas ! j’avais renoncé au tripot ; vous m’avez rembâté, vous m’avez renquinaudé, et je suis dans l’amertume.
De vous accabler encore de petits papiers à coller, cela vous serait très incommode à la longue ; il vaut mieux reprendre la louable coutume de renvoyer l’exemplaire, d’autant plus que, pendant qu’il sera en route, on aura fait encore peut-être force changements nouveaux pour plaire à mes anges.
Mais ils ne m’ont rien dit du livre infernal de ce curé Jean Meslier, ouvrage très nécessaire aux anges de ténèbres, excellent catéchisme de Belzébuth. Sachez que ce livre est très rare, c’est un trésor. Faites tant que vous pourrez les plus sages efforts contre l’inf…, vous rendrez service au genre humain. Mille tendres respects.
1 – Avocat-général au parlement de Provence. (G.A.)
2 – La Comédie-Italienne et l’Opéra-Comique avaient fusionné, et ils avaient donné leur première représentation le 3 Février. (G.A.)
à Madame de Fontaine.
16 Février 1762.
J’ai encore changé d’avis, ma chère nièce, attendu que volonté est ambulatoire. Mon dernier avis est que vous me renvoyiez Cassandre. J’y ai fait cent changements ; je vous la dépêcherai toute musquée, mais la toilette n’est pas encore faite. Je me repens bien de vous avoir priée de la faire lire.
Si heureusement vous n’avez point encore fait cette assemblée dont je vous parlais, ne la faites point, je vous en prie. Cassandre serait un mauvais plat dans l’état où il est.
Je crois vous avoir mandé que j’avais fait une grande perte dans l’impératrice de Russie, mais que j’avais mis à sa place l’impératrice-reine. Il faut toujours, comme Moncrif (1), avoir quelque reine pour soi.
1 – Il était lecteur de la reine. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
HUMBLE RÉPONSE A L’ÉDIT DE MES ANGES DONNÉ
Rue de la Sourdière, 16 Février.
A Ferney, 24 Février 1762.
La créature V. fera ponctuellement tout ce que ses anges lui ont signifié.
Il enverra lettres, déclarations conformes à leur sage et bénigne volonté, et ne fera pas comme le parlement de Bourgogne, qui cesse ses fonctions parce qu’il croit qu’on lui a dit des injures.
Il n’attend que la pièce pour la faire repartir sur-le-champ avec force corrections ; il avise ses divins anges qu’on a plus étendu, plus circonstancié le meurtre de Cassandre, qui doit s’exécuter au sortir du temple, afin que nul ne soit surpris de voir que la pauvre Olympie, après avoir précédemment prié Cassandre de vider le temple, lui dise tout effarée de n’en pas sortir. Si mes anges s’y sont mépris, bien d’autres s’y méprendraient.
Quant au local, je ne vous entends point, ou vous ne m’entendez pas, et, dans l’un et l’autre cas, c’est ma faute. Peut-être a-t-on oublié dans la copie de marquer que le temple est fermé à la première scène du quatrième acte, et ouvert ensuite. C’est au pied d’un autel, et près d’une colonne, que Cassandre trouve Olympie ; ils se parlent vers cet autel qui est dans le temple. Si les acteurs n’ont pas la voix assez forte pour se faire entendre de l’intérieur de ce temple, ce n’est pas ma faute ; s’ils avancent un peu dans le parvis, le public suppose toujours qu’ils sont dans l’intérieur, et, tant qu’il voit le temple ouvert, il est assez sous-entendu que la scène est dans ce temple. Jamais l’unité du lieu n’a été plus rigoureusement observée. Il serait à souhaiter que la façade du temple ne laissât que huit pieds pour le vestibule, que, les portes du temple étant ouvertes, les acteurs ne s’avançassent jamais jusque dans ce vestibule ouvert, jusque dans ce parvis. Mais, encore une fois, si leur voix alors ne faisait pas assez d’effet, il faudrait bien leur passer de s’avancer deux ou trois pas dans ce parvis. Je soupçonne que vous avez cru que la porte du temple devait être, comme à l’ordinaire, dans le fond du théâtre ; mais non, elle est sur le devant. Imaginez qu’au premier acte la toile se lève ; on voit sur le bord du théâtre la façade d’un temple fermé ; Sostène est à la porte du temple ; cette porte s’ouvre. Dès que la toile est levée, Cassandre sort du temple pour parler à Sostène, et la porte se referme incontinent, après avoir laissé voir au spectateur deux longues files de prêtres et de prêtresses couronnés de fleurs, et une décoration magnifiquement illuminée au fond du sanctuaire. L’œil toujours curieux et avide est fâché de ne voir qu’un instant ce beau spectacle ; mais il est ravi lorsqu’à la troisième scène la pompe de la cérémonie du mariage dans ce temple, et Antigone qui frémit de colère à la porte.
Il ne s’agit donc que de marquer en marge expressément les endroits où les acteurs doivent être.
Il serait à souhaiter qu’on pût représenter une place, un parvis, un temple ; mais, puisque dans nos petits tripots parisiens nous ne pouvons imiter la magnificence du théâtre de Lyon, il faut suppléer comme on peut à notre mesquinerie. On fermera donc le temple au commencement du quatrième acte, et Cassandre et Antigone, qui étaient dans l’intérieur à la fin du troisième, seront dans le vestibule ou parvis au commencement du quatrième ; ils seront prêts à fondre l’un sur l’autre, partant chacun de la première coulisse, le grand-prêtre et sa suite au milieu. Cela doit faire un très beau spectacle. Tout parle aux yeux dans cette pièce, tout y forme des tableaux, tantôt attendrissants, tantôt terribles.
Ce genre un peu nouveau demande le plus grand concert de tous les acteurs et du décorateur, et ce n’est peut-être pas l’ouvrage de six jours.
Un des tableaux les plus difficiles à exécuter est celui où Statira est mourante entre les mains d’Olympie, qui, embrassant sa mère et repoussant Cassandre, appelant du secours, et craignant en même temps pour son amant et pour sa mère, doit exprimer un mélange de mouvements et de passions qui ne peut être rendu que par une actrice consommée. Le tableau du cinquième acte est d’une exécution encore plus difficile ; ainsi j’avoue avec mes anges qu’il y a que mademoiselle Clairon qui puisse jouer Olympie. Il me semble qu’elle a pour elle le premier acte, le quatre et le cinq ; Statira n’en a que deux où elle efface sa fille. De plus, on peut donner à la pièce le nom d’Olympie afin que mademoiselle Clairon ait encore plus d’avantages, et paraisse jouer le premier rôle.
J’avouerai encore, après y avoir bien pensé, qu’il vaut mieux ne point donner la pièce au théâtre que de la hasarder entre des mains qui ne soient pas exercées et accoutumées à faire approcher celles du parterre l’une de l’autre.
à M. le marquis de Thibouville.
25 Février 1762.
Non, cela n’est pas vrai, avec le respect que je vous dois : vous n’avez point lu Cassandre ; vous avez lu, monsieur le marquis, une esquisse de Cassandre, à laquelle il manque cent coups de pinceau, et dont quelques figures sont estropiées. Dieu seul peut créer le monde en huit jours ; mais je n’ai pu créer que le chaos. Ce n’est pas sans peine que je crois enfin l’avoir débrouillé. Cassandre et Olympie n’intéressaient pas assez, et toutes les critiques qu’on peut faire n’approchent pas de celle-là. C’est l’intérêt de ces deux amants qui doit être le pivot de la pièce, sans préjudice de vingt autres détails. La première chose qu’il faut faire est donc que M. d’Argental ait la bonté de me renvoyer l’original, sur lequel on recollera proprement une soixantaine de vers absolument nécessaires ; ensuite mademoielle Clairon verra peut-être que le rôle d’Olympie est plus intéressant que celui d’Electre, qu’elle a joué quand mademoiselle Dumesnil a joué Clytemnestre.
Au reste, j’ai très peu d’empressement pour donner cette pièce au théâtre : nous allons la jouer à Ferney ; il est juste que je travaille un peu pour mon plaisir et pour celui de madame Denis. Si je livrais cette pièce aux comédiens, je ne voudrais pas leur abandonner la part d’auteur, comme j’ai fait dans les pièces précédentes. Je voudrais que cette part fût pour mademoiselle Clairon, mademoiselle Dumesnil, et Lekain. Mais nous n’en sommes pas là. Il faudrait que je fusse à Paris pour diriger cette pièce, qui est toute d’appareil et de spectacle, et qui d’ailleurs n’est guère du ton ordinaire. Le ridicule est fort à craindre dans tout ce qui est hasardé. Mais il est impossible que j’aille à Paris : ni mon goût, ni mon âge, ni ma santé, ni Corneille, ne le permettent. Je me vois avec douleur privé de la consolation de vous revoir : car vous ne quitterez point le théâtre de Paris pour celui de Ferney. Conservez-moi vos bontés, et soyez sûr que j’en sens tout le prix.